L’Abîme

Nouveaux personnages en scène.

 

Ces mots : « Un timbre Suisse, »après ce que Madame Goldstraw venait de lui apprendre, redoublèrentl’agitation de Wilding, au point que son nouvel associé pensa qu’ilne lui était plus permis de ne point s’en apercevoir.

– Wilding, – dit-il vivement, – qu’est-ilarrivé ?

Puis il s’interrompit, jetant un regardcurieux tout autour de lui, comme s’il cherchait une cause visibleà cette scène extraordinaire. Wilding lui saisit la main.

– Mon bon George Vendale… – s’écria-t-il avecdes yeux suppliants.

En même temps, il serrait cette main qu’iltenait dans les siennes, non par forme de politesse ni poursouhaiter la bienvenue à son associé, mais pour lui donner dusecours.

– Mon bon George Vendale, – reprit-il à voixbasse, – il m’est arrivé tant de choses que je ne pourrai jamaisredevenir moi-même. Et qu’est-ce que je dis ?… Comment lepourrais-je, puisque je ne suis plus moi ?

Le nouvel associé, qui était un beau jeunehomme, du même âge à peu près que Wilding, à la tournure leste, àl’œil vif et résolu, leva les épaules.

– Comment cesser d’être soi-même ? –fit-il.

– Ah ! du moins, – repartit Wilding, – jene suis pas ce que je croyais être !

– Pour l’amour du ciel, que croyez-vous doncêtre que vous n’êtes pas ?

Il y avait dans le ton de Vendale un air decompassion et de franchise qui eût poussé à la confiance un hommeautrement réservé que ne l’était Wilding. Aussi quand Vendale luieut fait observer qu’il pouvait bien l’interroger sansindiscrétion, maintenant que leurs affaires étaient communes etqu’ils étaient associés, il n’y tint plus.

– Là ! George, là encore ! –soupira-t-il, en s’enfonçant dans son fauteuil. – Associés !Vous me faites souvenir que je n’avais aucun droit de m’introduiredans les affaires ; elles ne m’étaient pas destinées.L’intention de ma mère, c’est-à-dire de la sienne, ne fut jamaisque cela fût à moi ; elle voulait certainement que tout fût àlui.

– Voyons, voyons, – fit Vendale, essayant surWilding, après un court silence, ce pouvoir que toute nature bientrempée prend toujours sur un cœur faible, surtout lorsqu’elle a ledésir bien marqué de venir en aide à sa faiblesse ; – soyezraisonnable, mon cher Walter. S’il s’est fait quelque mal autour devous et à votre sujet, je suis bien sûr que ce n’est point parvotre faute. Ce n’est pas après avoir passé trois ans à vos côtés,dans ces bureaux, sous l’ancien régime, que je pourraisdouter de vous. Laissez-moi commencer notre association en vousrendant un service. Je veux vous rendre à vous-même. Mais, toutd’abord, dites-moi, cette lettre se rapporte-t-elle en quoi que cesoit à l’affaire qui vous agite ?

– Oh ! oui, – murmura Wilding, – cettelettre !… Cela encore ?… Ma tête !… ma tête !…J’avais oublié cette lettre et cette coïncidence… un timbre deSuisse !

– Bon, – reprit Vendale, – je m’aperçois quece pli n’a pas été ouvert. Il n’est donc pas probable qu’il aitrien de commun avec le trouble où je vous vois. Cette lettreest-elle à votre adresse ou à la mienne ?

– À l’adresse de la maison.

– Si je l’ouvrais et la lisais tout haut pourvous en débarrasser !… Elle est tout simplement de notrecorrespondant de Neufchâtel, le fabricant de vins de Champagne.Tenez, je la lis :

Cher Monsieur,

Nous recevons votre honorée du 28 derniernous annonçant votre association avec M. Vendale, et nous vousprions d’en recevoir nos sincères félicitations. Permettez-nous deprofiter de cette occasion pour vous recommander d’une façon touteparticulière M. Jules Obenreizer.

– Impossible ! – s’écria Vendale. –Impossible !

Wilding releva la tête et tressaillit. Toutl’alarmait depuis le matin.

– Quoi donc ? – fit-il. – Qu’est-ce quiest impossible ?

– C’est ce nom, – répliqua Vendale ensouriant. – S’appelle-t-on Obenreizer, je vous le demande ?…Je continue…

Pour vous recommander d’une façon touteparticulière M. Jules Obenreizer, Soho Square, Londres (côtéNord), amplement accrédité désormais comme notre agent et qui a eul’honneur de faire connaissance avec M. Vendale, en Suisse,son pays natal.

– Lui ! – fit Vendale qui s’interrompitencore une fois. – Monsieur Obenreizer ?… Eh ! ouivraiment !… Où donc avais-je la tête ? Je me souviens àprésent.

Il poursuivit :

Alors que M. Obenreizer voyageaitavec sa nièce…

– Avec sa… ? – dit Vendale. – La nièced’Obenreizer ! En effet, je les ai rencontrés lors de mondernier voyage en Suisse, et j’ai voyagé quelque temps avec eux,puis je les ai quittés. Je les ai retrouvés encore deux ans après,à mon second voyage, je ne les ai jamais revus depuis. La nièced’Obenreizer ! Eh ! oui, c’est possible après tout.Continuons :

M. Obenreizer possède toute notreconfiance, et nous ne doutons pas un instant de l’estime que vousaccorderez à son mérite.

– Et cela est dûment signé pour lamaison : Defresnier et Cie. Bien… bien… je me charge de voirsous peu Monsieur Obenreizer et de savoir ce qu’il est. Ehbien ! Wilding, voici qui écarte toute conjecture au sujet dece timbre de Suisse. Maintenant, dites-moi de quel ennui je peuxvous délivrer. Je le ferai sur mon âme.

Le cœur du bon, de l’honnête Wilding débordade reconnaissance quand il vit qu’on voulait bien s’employer pourle servir. Il serra de nouveau la main de son associé et commençason récit par cette déclaration solennelle et pathétique qu’iln’était qu’un imposteur.

Puis, il raconta tout à Vendale.

– C’est sans doute au sujet de tout ce quevous venez de m’apprendre qu’au moment où je suis entré vousenvoyiez chercher Bintrey ? – dit Vendale après un courtinstant de réflexion.

– Ce n’était pas pour autre chose.

– Il a de l’expérience, – fit Vendale, – etc’est un homme plein de ruse. Je serai bien aise de connaître sonopinion avant de vous donner la mienne. Mais, vous le savez, moncher Wilding, je n’aime pas à dissimuler ma pensée. Je vous diraidonc tout d’abord et très simplement que je ne vois pas cetteaventure au même œil que vous. Quant à dire un imposteur, vous, moncher Wilding, cela est tout bonnement absurde. Comment peut-on êtrecoupable d’une faute commise sans le savoir, et qu’est-ce qu’unimposteur qui n’a point consenti à l’imposture ? Et quant à cequi regarde votre fortune…

– Ma fortune ? – répéta Wilding.

– Vous la devez à cette personne généreuse quia cru que vous étiez son fils et qui vous a forcé de croire qu’elleétait votre mère, puisqu’elle s’est fait connaître à vous sous cenom. Êtes-vous sûr que le don de ses biens qu’elle vous a fait n’apas pour cause le charme des rapports établis entre vous et qui ontfait la joie de ses derniers jours. Vous vous étiez, par degrés,attaché à elle, et certes, elle ne s’était pas moins fortementattachée à vous. C’est donc bien à vous, Walter, à vous,personnellement, qu’elle a conféré, en mourant, tous ces avantagesque vous vous reprochez aujourd’hui sans raison d’avoiraccepté.

– Point du tout, – s’écria Wilding. – Est cequ’elle ne me supposait point sur son cœur un droit naturel que jen’avais pas ?

– Ceci, – répliqua Vendale, – j’en conviens.J’y suis bien forcé pour être sincère. Mais, pensez-vous que si,durant les derniers six mois, qui ont précédé sa mort, elle avaitfait la découverte que vous venez de faire vous-même, l’impressionde tant d’années heureuses passées auprès de vous, la tendressequ’elle vous avait vouée, eussent été tout à coupeffacées ?

– Ah ! – dit Wilding, – ce que je pensene changera point la vérité des choses. Il n’en est pas moins vraique je suis en possession d’un bien qui ne m’appartient pas.

– Peut-être est-il mort, lui… – ditVendale.

– Mais peut-être aussi est-il vivant ? –s’écria Wilding. – Et s’il vit, ne l’ai-je pas innocemment, il estvrai, mais ne l’ai-je pas assez volé ? Ne lui ai-je pas ravid’abord tout l’heureux temps dont j’ai joui à sa place ? Nelui ai-je pas dérobé le bonheur exquis, ce ravissement céleste quim’a rempli l’âme, quand cette chère femme m’a dit : « Jesuis ta mère ? » Ne lui ai-je pas pris tous les soinsqu’elle m’a prodigués ? Ne l’ai-je pas privé du doux plaisirde faire son devoir envers elle et de lui rendre son dévouement etsa tendresse ?… Ah ! sous quels cieux, George Vendale,sous quels cieux vit-il à présent, celui envers qui je suis sicoupable ?… Que peut-il être devenu ?… Où est celui quej’ai volé ?…

– Qui le sait ? – murmura George.

– Qui me le dira ? Qui me donnera quelquemoyen de diriger mes recherches ? Savez-vous bien que cesrecherches je dois les commencer sans perdre un jour. Désormais jevivrai des intérêts de ma part… je devrais dire de sa part… danscette maison ; le capital, je le placerai pour lui, il sepeut, si je le retrouve, que je sois forcé de m’en remettre à sagénérosité pour assurer mon avenir… mais je lui rendrai tout. Jeferai cela, je le ferai aussi vrai que je l’ai aimée, honorée,elle, de tout mon cœur, de toutes mes forces.

En même temps, il envoyait un baiserrespectueux au portrait suspendu au-dessus de sa cheminée ;puis il cacha sa tête dans ses mains et se tut.

Vendale se leva, vint s’asseoir auprès de lui,et lui mettant affectueusement la main sur l’épaule, lui ditdoucement :

– Walter, je vous connaissais avant ce quivous arrive, comme un parfait honnête homme, à la conscience pureet au cœur droit. C’est un grand bonheur et un grand profit pourmoi de côtoyer de si près dans la vie un compagnon qui vousressemble et j’en remercie Dieu. Souvenez-vous que je vousappartiens. Je suis votre main droite, et vous pouvez compter surmoi jusqu’à la mort. Ne me jugez pas mal si je vous confesse que lesentiment que tout ceci me fait éprouver est encore bien confus.Vous pouvez même ne le trouver ni délicat ni équitable. Mais jevous jure que je me sens bien plus ému pour cette pauvre femmetrompée et surtout pour vous-même, à qui cette révélationinattendue vient arracher les joies du souvenir, que pour cet hommeinconnu (si toutefois il est devenu un homme), privé, sans lesavoir, des biens qu’il ignore… Toutefois vous avez bien faitd’envoyer quérir Monsieur Bintrey. Son opinion sera sans doute, enbien des points, semblable à la mienne. Walter, n’agissez pas avectrop de précipitation dans une affaire si sérieuse ; gardonsscrupuleusement ce secret entre nous. L’ébruiter à la légère seraitvous exposer à des réclamations frauduleuses. Oh ! les fauxtémoignages et les manœuvres des intrigants ne nous manqueraientpoint. Cela dit, Wilding, j’ai encore à vous rappeler unechose : c’est que lorsque vous m’avez cédé une part dans vosaffaires, c’était pour vous affranchir d’une trop lourde besogneque votre présent état de santé ne vous permettait plus de remplir.Cette part, je l’ai achetée pour travailler, même à votre place,Walter, et c’est ce que je ferai.

Là-dessus, George Vendale donna lentementl’accolade à son associé, descendit dans le bureau, et, presqueaussitôt après, sortit pour se rendre au logis de JulesObenreizer.

Comme il entrait dans Soho Square, sedirigeant vers le côté nord de la place, son teint bruni au soleilse colora tout à coup. Cette rougeur soudaine, Wilding, – s’ilétait né observateur ou s’il n’avait pas alors été si fortementoccupé de ses propres chagrins, – Wilding aurait pu la remarquersur le visage de son associé, un moment auparavant, tandis quecelui-ci lisait à haute voix la lettre datée de Neufchâtel. Wildingaurait pu également observer que Vendale ne lisait pas avec la mêmenetteté tous les passages de cette lettre.

Il y avait alors à Soho Square, le district leplus plat de Londres, une curieuse colonie de montagnards. Deshorloges de Suisse, des boîtes à musique, des sculptures sur bois,des jouets de Suisse s’étalaient à la porte de magasins Suisses. Onne voyait aux alentours que des Suisses professeurs d’harmonie, depeinture, et de langues, des commissionnaires Suisses, desdomestiques Suisses placés ou sans places, des blanchisseusesSuisses. Partout des Suisses considérés et des Suissesdéconsidérés, d’honnêtes Suisses, de la canaille Suisse ;toute cette Suisse vivante était attirée là par la présence autourde Soho d’une foule de restaurants, de cafés et d’hôtels Suisses oùl’on mangeait et buvait des boissons Suisses. Un temple Suisses’élevait en ce lieu où l’on célébrait le Dimanche l’office Suisse,et des écoles où l’on envoyait dans la semaine des enfants deSuisses. L’élément Suisse débordait, envahissait tout ; iln’était point jusqu’aux tavernes Anglaises qui n’affichassent àleurs portes des liqueurs Suisses. Et des querelles de Suisses quivalent bien les querelles d’Allemands, s’élevaient chaque soir àgrand bruit dans ces cafés et ces restaurants Suisses.

Aussi, le nouvel associé de Wilding et Co.,lorsqu’il eut tiré la sonnette, au coin d’une porte où l’on lisaitcette inscription :

M. Obenreizer

et que cette porte se fut ouverte, se trouvasoudain en pleine Helvétie. Un poêle de blanche faïence remplaçaitla cheminée dans la pièce où il fut introduit, et le parquet étaitune mosaïque formée de bois grossiers de toutes les couleurs. Lachambre était rustique, froide, et propre. Le petit carré de tapisplacé devant le canapé, le dessus en velours de la cheminée avecson énorme pendule et ses vases qui contenaient de gros bouquets defleurs artificielles contrastaient pourtant un peu avec le reste del’ameublement. L’aspect général de la chambre était celui d’unelaiterie transformée en un salon.

Vendale était là depuis un moment lorsqu’on letoucha au coude. Ce contact le fit tressaillir, il se retournavivement, et il vit Obenreizer qui le salua en très bon Anglais àpeine estropié :

– Comment vous portez-vous ? Que je suiscontent de vous voir !

– Je vous demande pardon, – dit Vendale, – jene vous avais pas entendu.

– Pas d’excuses, – s’écria le Suisse. –Asseyez-vous, je vous en prie.

Il consentit enfin à lâcher les deux bras deson visiteur qu’il avait jusque-là retenu par les coudes. C’étaitsa coutume que d’embrasser ainsi les coudes des gens qu’il aimait,et il s’assit à son tour, en disant à Vendale :

– Vous allez bien, j’en suis aise.

En même temps il lui reprit les coudes.

Étrange manie.

– Je ne sais, – dit Vendale, – si vous avezdéjà entendu parler de moi par votre maison deNeufchâtel ?

– Oui, oui.

– En même temps que de Wilding ?

– Certainement.

– N’est-il pas singulier que je vienneaujourd’hui vous trouver dans Londres comme représentant de lamaison Wilding et Co., et pour vous présenter mesrespects ?

– Pourquoi serait-ce singulier ? –repartit Obenreizer. – Que vous disais-je toujours autrefois, quandnous étions dans les montagnes ? Elles nous paraissaientimmenses, mais le monde est petit, si petit qu’on ne peut jamais yvivre longtemps, éloignés les uns des autres. Il y a si peu demonde en ce monde qu’on s’y croise et s’y recroise sans cesse. Lemonde est si petit que nous ne pouvons nous débarrasser de ceux quinous gênent… Ce n’est pas qu’on puisse jamais désirer sedébarrasser de vous.

– J’espère que non, Monsieur Obenreizer.

– Je vous en prie, dans votre pays,appelez-moi : Mister. Je ne me fais jamais nommer autrementpar amour de l’Angleterre. Ah ! que ne suis-je Anglais !Mais, je suis montagnard. Et vous ? Bien que descendant d’unefamille distinguée, vous avez consenti à vous mettre dans lecommerce. Mais, pardon, est-ce que je m’exprime bien ? Lesvins ! cher monsieur, les vins ! En Angleterre, est-ce uncommerce ou une profession ? Sûrement, cen’est pas un art.

– Monsieur Obenreizer, – reprit Vendaleembarrassé, – j’étais un jeune garçon bien neuf, à peine majeur,quand j’ai eu pour la première fois le plaisir de voyager avecvous, et avec mademoiselle votre nièce… qui se portebien ?

– Très-bien !

– Nous courûmes ensemble quelques petitsdangers dans les glaciers. Si, à cette époque, avec une vanitéd’enfant, je vantai quelque peu ma famille, j’espère ne l’avoirfait qu’autant que cela était nécessaire pour me présenter à voussous des couleurs plus avantageuses. C’était une petitesse et unechose de mauvais goût. Mais vous n’ignorez pas le proverbeAnglais : « Vivre et s’instruire. »

– Vous attachez bien de l’importance à toutcela, – dit le Suisse. – Que diable ! c’est une bonne familleque la vôtre !

Le rire de George Vendale trahit un peu decontrainte.

– J’étais très attaché à mes parents.Cependant, quand nous avons voyagé ensemble, Monsieur Obenreizer,je commençais à jouir de ce que mon père et ma mère m’avaientlaissé. J’en avais la tête un peu troublée, parce que j’étaisjeune. J’espère donc avoir alors montré plus d’enfantillage etd’étourderie que d’orgueil.

– Rien que de la franchise, de la franchise decœur et de langage, et point d’orgueil, – s’écria Obenreizer. –Vous employez de trop grands mots contre vous-même. D’ailleurs,c’est moi qui vous ai amené le premier à me parler de votrefamille. Vous souvient-il de cette soirée et de cette promenade surle lac où les pics neigeux venaient se réfléchir comme dans unmiroir ? Partout des roches et des forêts de sapins qui meramenaient à mon enfance, dont je vous fis un tableau rapide.Rappelez-vous que je vous peignis notre misérable cahute, prèsd’une cascade que ma mère montrait aux voyageurs ; l’étable oùje dormais auprès de la vache ; mon frère idiot assis devantla porte et courant aux passants pour leur demander l’aumône ;ma sœur, toujours filant et balançant son énorme goitre ; etmoi-même, une pauvre petite créature affamée, battue du matin ausoir. J’étais l’unique enfant du second mariage de mon père, sitoutefois il y avait eu mariage. Après cela, quoi de plus naturelde votre part que de comparer vos souvenirs aux miens et de medire : « Nous sommes du même âge, et en ce même temps oùl’on vous battait, moi j’étais assis dans la voiture de mon père,sur les genoux de ma mère chérie, roulant à travers les opulentesrues de Londres, entouré de luxe et de tendresse. » Voilà quelfut le commencement de ma vie.

Obenreizer était un jeune homme aux cheveuxnoirs, au teint chaud, et dont la peau basanée n’avait jamaisbrillé d’aucune rougeur, même fugitive. Les émotions qui auraientempourpré la joue d’un autre homme n’amenaient à la sienne qu’unléger battement à peine visible, comme si la machine qui faitcouler et monter le sang ne mettait en mouvement dans les veines dece jeune homme qu’un flot à demi-desséché. Obenreizer étaitfortement construit, bien proportionné, avec de beaux traits. Ileût certainement suffi d’en changer presque imperceptiblement ladisposition pour les amener à une harmonie qui leur manquait ;mais il aurait été aussi bien difficile de déterminer au juste quelchangement il eût fallu faire. Tout d’abord on aurait souhaité àObenreizer des lèvres moins épaisses, un cou moins massif. Mais ceslèvres et ce cou passaient encore. Ce qu’il y avait de moinsagréable dans son visage, c’étaient ses yeux, toujours couvertsd’un nuage indéfinissable évidemment étendu là, par un effort de savolonté. Son regard demeurait ainsi impénétrable à tout le monde etce brouillard éternel lui donnait un air fatigant d’attention quine s’adressait pas seulement à la personne qu’il écoutait parler,mais au monde entier, à lui-même, à ses propres pensées, celles dumoment et celles qui allaient naître. C’était comme une sorte devigilance inquiète, soupçonneuse, qu’il exerçait en lui, autour delui, et qui ne se lassait jamais.

À ce moment de la conversation, Obenreizertira son voile sur ses yeux.

– Le but de ma visite actuelle, – dit Vendale,– il est vraiment superflu de vous le dire, c’est de vous assurerde la bonne amitié de Wilding et Co., et de la solidité de votrecrédit sur nous, ainsi que de notre désir de pouvoir vous êtreutiles. Nous espérons, avant peu, vous offrir une cordialehospitalité. Pour le moment les choses ne sont pas tout à fait enordre chez nous. Wilding s’occupe à réorganiser la partiedomestique de notre maison ; il est, d’ailleurs, empêché parquelques affaires personnelles. Je ne crois pas que vousconnaissiez Wilding.

– Je ne le connais pas.

– Il faudra donc faire connaissance. Wildingen sera charmé. Je ne crois pas que vous soyez établi à Londresdepuis bien longtemps, Monsieur Obenreizer ?

– C’est tout récemment que j’ai installé cetteagence.

– Mademoiselle votre nièce n’est-elle…n’est-elle pas mariée ?

– Elle n’est pas mariée.

George Vendale jeta un regard autour de luicomme pour y découvrir quelque trace de la présence de la jeunefille.

– Est-ce qu’elle vous a accompagné àLondres ? – demanda-t-il.

– Elle est à Londres.

– Quand et où pourrai-je avoir l’honneur de merappeler à son souvenir ?

Obenreizer chassa son nuage et prit de nouveauson visiteur par les coudes.

– Montons ! – lui dit-il.

Un peu effarouché par la soudaineté d’uneentrevue qu’il avait fortement souhaitée de toute son âme, GeorgeVendale suivit Obenreizer dans l’escalier.

Dans une pièce de l’étage supérieur, une jeunefille était assise auprès de l’une des trois fenêtres ; il yavait aussi une autre dame plus âgée, le visage tourné vers lepoêle, bien qu’il ne fût pas allumé, car c’était la belle saison.La respectable matrone nettoyait des gants. La jeune fille brodait.Elle avait un luxe inouï de superbes cheveux blonds, gracieusementnattés, le front blanc et rond comme les Suissesses. Son visageétait aussi bien plus rond qu’un visage Anglais ordinaire. Sa peauétait d’une étonnante pureté et l’éclat de ses beaux yeux bleusrappelait le ciel éblouissant des pays de montagnes. Bien qu’ellefût vêtue à la mode Anglaise, elle portait encore un certaincorsage, des bas à coins rouges, et des souliers à boucles d’argentqui venaient de Suisse en droiture. Quant à la vieille dame, lespieds écartés, appuyés sur la tringle du poêle, elle nettoyait,frottait ses gants avec une ardeur extraordinaire, et certainementelle n’avait rien, absolument rien de Britannique. C’était bien laSuisse elle-même, la Suisse vivante, la vieille Suisse : sondos avait la forme et la largeur d’un gros coussin, sesrespectables jambes étaient deux montagnes. Elle portait au cou etsur la poitrine un fichu de velours vert qui retenait tant bien quemal les richesses de son embonpoint, de grands pendants d’oreillesen cuivre doré, et sur la tête un voile, en gaze noire, étendu surun treillis de fer.

– Mademoiselle Marguerite, – dit Obenreizer àsa nièce, – vous rappelez-vous ce gentleman ?

– Je crois, – dit-elle en se levant un peuconfuse, – je crois que c’est Monsieur Vendale ?

– Je crois, en effet, que c’est lui, – fitObenreizer d’une voix dure. – Permettez-moi, Monsieur Vendale, devous présenter à Madame Dor.

La vieille dame, qui avait passé un de sesgants dans sa main gauche, se leva, regarda par-dessus ses largesépaules, se laissa retomber sur sa chaise, et se remit àfrotter.

– Madame Dor, – dit Obenreizer en souriant, –est assez bonne pour veiller ici aux déchirures et aux taches.Madame Dor vient en aide à mon désordre et à ma négligence, c’estelle qui me tient propre et paré.

Au même instant, Madame Dor, ayant levé lesyeux, aperçut une tache sur Obenreizer et se mit à le frotterviolemment. George Vendale prit place auprès du métier à broder deMademoiselle Marguerite ; il jeta un regard furtif sur lacroix d’or qui plongeait dans le corsage de la jeune fille. Ilrendait mentalement à Marguerite l’hommage du pèlerin, lorsqu’aprèsun long voyage, il arrive enfin devant le saint et devantl’autel.

Obenreizer s’assit à son tour au milieu de lachambre, les pouces dans les poches de son gilet ; il devenaitnuageux, Obenreizer.

– Savez-vous, mademoiselle, ce que votre oncleme disait à l’instant ? – commença Vendale : – Que lemonde est si petit, si petit, que les anciennes connaissances s’yretrouvent toujours et qu’on ne peut s’éviter. Pour moi, le mondeme semblait trop vaste depuis que je vous avais vue pour ladernière fois.

– Avez-vous beaucoup voyagé depuis quelquetemps ? – lui demanda Marguerite. – Êtes-vous allé bienloin ?

– Pas très loin. Je n’ai fait qu’aller chaqueannée en Suisse… J’ai souhaité bien des fois que ce tout petitmonde fût encore plus petit, afin de pouvoir rencontrer plus tôtd’anciens compagnons…

La jolie Marguerite rougit et lança un coupd’œil du côté de Madame Dor.

– Mais vous nous avez retrouvés à la fin,Monsieur Vendale, – murmura-t-elle. – Est-ce pour nous quitter denouveau ?

– Je ne le crois pas. La coïncidence étrangequi m’a permis de vous revoir m’encourage à espérer qu’il n’en serarien.

– Quelle est cette coïncidence ?

Cette simple phrase, dite avec l’accent dupays et certain ton ému et curieux, parut bien séduisante à GeorgeVendale. Mais, au même instant, il surprit un nouveau regard furtifde Marguerite à l’adresse de Madame Dor. Ce regard, bien que rapidecomme l’éclair, l’inquiéta, et il se mit à observer la vieilledame.

– Le hasard a voulu, – dit-il, que je devinssel’associé d’une maison de commerce de Londres, à laquelle MonsieurObenreizer a été recommandé aujourd’hui même par une maison decommerce Suisse, où nous avons des intérêts communs. Ne vous ena-t-il rien dit ?

– Ma foi non ! – s’écria Obenreizer,rentrant dans la conversation et cette fois sans son nuage. – Jem’en serais bien gardé. Le monde est si petit, si monotone, qu’ilvaut toujours mieux laisser aux gens le plaisir bien rare d’unesurprise. C’est une agréable chose qu’une surprise sur notre petitbonhomme de chemin. Tout cela est arrivé comme vous le dit MonsieurVendale, Mademoiselle Marguerite. Monsieur Vendale, qui est d’unefamille si distinguée et d’une si fière origine, n’a point dédaignéle commerce. Vraiment, il fait du commerce, tout comme nous autres,pauvres paysans, sortis des bas-fonds de la pauvreté. Après tout,c’est flatteur pour le commerce, – reprit Obenreizer avec chaleur,– les hommes comme Monsieur Vendale ne peuvent que l’ennoblir. Cequi fait le malheur du commerce et sa vulgarité, c’est que les gensde rien… nous autres par exemple, pauvres paysans… nous puissionsnous y adonner et par lui arriver à tout. Voyez-vous, mon cherVendale, le père de Mademoiselle Marguerite, l’aîné de mes frèresdu premier lit, qui aurait plus du double de mon âge s’il vivait,partit de nos montagnes, en haillons, sans souliers, et il setrouva d’abord bien heureux d’être nourri avec les chiens et avecles mules dans une auberge de la vallée. Il y fut garçon d’écurie,garçon de salle, cuisinier. Il me prit alors et me mit enapprentissage chez un fameux horloger, son voisin. Sa femme mouruten mettant Mademoiselle Marguerite au monde. Il ne vécut paslongtemps lui-même. Marguerite n’était plus une enfant et n’étaitpas encore une demoiselle. Je reçus ses dernières volontés et sarecommandation au sujet de sa fille : « Tout pourMarguerite, » me dit-il, « et tant par an pour vous. Vous êtesjeune, je vous fais pourtant son tuteur ; ne vousenorgueillissez jamais de son bien et du vôtre, si vous en amassez.Vous savez d’où nous venons tous les deux ; nous avons étél’un et l’autre des paysans obscurs et misérables et vous vous ensouviendrez. » Si je m’en souviens !… Tous deux paysans,et il en est ainsi de tous mes compatriotes qui font aujourd’hui lecommerce dans Soho Square. Paysans !… tous paysans !…

Il éclata de rire, tout en étreignant lescoudes de Vendale.

– Voyez ! – s’écria-t-il, – voyez quelavantage et quelle gloire pour le commerce d’être rehaussé par desgentlemen tels que vous !

– Je n’en juge pas ainsi, – fit Marguerite enrougissant et fuyant le regard de Vendale avec une expressioncraintive, – je pense que le commerce n’est point du tout déshonorépar des gens d’obscure origine comme nous…

– Fi ! fi ! Mademoiselle Marguerite,– dit Obenreizer, – c’est dans l’aristocratique Angleterre que voustenez un pareil langage !

– Je n’en ai pas honte, – reprit-elle, un peuplus calme et tout en retournant son métier, – je ne suis pasAnglaise, moi. Je me fais gloire d’être Suissesse et fille d’unmontagnard. Et certes je le dis bien haut : mon père étaitpaysan.

Il y avait dans ces dernières paroles unerésolution si visible d’en finir avec ce sujet ridicule que Vendalen’eut point le courage de se défendre plus longtemps contre lessarcasmes voilés d’Obenreizer.

– Je partage votre opinion, mademoiselle, –s’écria-t-il, – et je l’ai déjà dit à Monsieur Obenreizer, tout àl’heure, il pourra vous en rendre témoignage.

Ce que ce dernier se garda bien de faire. Ilse tut.

Vendale n’avait point cessé d’observer MadameDor. Une chose le frappa dans l’aspect du large dos de la bonnedame, et il remarqua une pantomime des plus expressives dans safaçon de nettoyer les gants. Tandis qu’il causait avec Marguerite,Madame Dor était demeurée tranquille ; mais dès qu’Obenreizereut commencé son long discours sur les paysans, elle se mit à sefrotter les mains avec une sorte de délire ; on eût ditqu’elle applaudissait l’orateur. Le gant qu’elle tenait s’élevaiten l’air, ce gant tournoyait si bien, qu’une fois ou deux, Vendaleen vint à penser qu’il pouvait bien y avoir une communicationtélégraphique dans ce jeu extraordinaire : d’autant que, touten paraissant ne faire aucune attention à la vieille suivante,Obenreizer ne lui tournait jamais le dos.

La façon dont Marguerite avait écarté ledéplaisant sujet qu’on avait ramené deux fois devant elle, parutégalement à Vendale une chose bien propre à le faire réfléchir. Leton de la jeune fille, parlant à son tuteur, trahissait une sourdeindignation contre celui-ci, et comme un mouvement violent del’âme, que la crainte pourtant comprimait encore. Jamais Obenreizerne s’approchait de sa pupille ; jamais il ne lui adressait laparole sans faire précéder ce qu’il allait dire d’un« mademoiselle » très cérémonieux, et ce mot pourtant nesortait jamais de ses lèvres qu’avec un accent d’ironie. L’idéevint à George Vendale que cet homme était un moqueur subtil, etcette nouvelle manière d’envisager Obenreizer lui expliqua toutd’un coup ce qu’il avait toujours trouvé d’indéfinissable en cesingulier personnage.

Quelque chose aussi lui disait que Margueriteétait en quelque sorte prisonnière dans ce logis. Sa volonté, dumoins, n’était pas libre, et bien qu’elle résistât à ses deuxgeôliers par la seule énergie de son caractère, certes elle n’étaitpas toujours la plus forte.

Cette croyance que la jeune fille étaitpersécutée, captive jusqu’à un certain point peut-être, n’était pasfaite pour diminuer dans le cœur de Vendale le charme quil’attirait vers elle. Vraiment il l’aimait, il était éperdumentamoureux de la jeune et jolie Suissesse et tout à fait déterminé àsaisir l’occasion qui enfin se présenterait à lui.

Pour le moment, il se borna à dépeindre enquelques mots le plaisir que Wilding et Co. auraient avant peu àprier Mademoiselle Obenreizer d’honorer leur maison de sa présence.C’était, disait-il, une vieille maison très curieuse, bien qu’unpeu dépourvue comme toute maison de célibataire. Du reste, il neprolongea pas sa visite.

Mais, en redescendant au rez-de-chaussée,reconduit par son hôte, il trouva dans le vestibule plusieurshommes de mauvaise mine et mal accoutrés, vêtus d’ailleurs ducostume Suisse qu’Obenreizer repoussa sans façon devant lui, touten leur adressant quelques mots dans le patois du pays.

– Des compatriotes, – dit-il. – de pauvrescompatriotes, reconnaissants et attachés comme des chiens pour unpeu de bien que je leur fais. Adieu, Monsieur Vendale, j’espère quenous nous verrons souvent. Très enchanté…

Ce qui fut suivi de deux légères pressions auxcoudes de Vendale, et celui-ci se trouva dans la rue.

Tandis qu’il se dirigeait vers le Carrefourdes Écloppés, Marguerite, assise devant son métier, flottait devantlui dans l’air ; il revoyait également le large dos de MadameDor et son télégraphe. Lorsqu’il arriva, Wilding était enfermé avecBintrey. Les portes des caves se trouvaient ouvertes. Vendalealluma une chandelle, descendit, et se mit à flâner à travers lescaveaux. La gracieuse image de Marguerite marchait toujours devantlui, mais cette fois le dos de Madame Dor ne le poursuivaitplus.

Ces voûtes étaient très spacieuses et trèsanciennes et il y avait là une crypte fort curieuse. C’était,suivant les uns le vieux réfectoire d’un monastère, suivant lesautres une chapelle. Quelques antiquaires enthousiastes voulaientmême y voir le reste d’un temple Païen. Mais après toutqu’importait ? Que chacun donne l’origine qu’il lui plaira àce vieux pilastre en poussière et à cette arcade en ruine, ce sonttoujours des débris du temps qui les ronge également et à saguise.

L’air épais, l’odeur de terre et de muraillemoisie, les pas roulant comme le tonnerre dans les rues quis’étendaient au-dessus de sa tête, tout cela cadrait assez bienavec les impressions de Vendale qui, décidément, ne pouvait songerqu’à Marguerite, assise là-bas, dans la maison de Soho Square etrésistant à ses deux geôliers. Il marcha donc à travers les cavesjusqu’au tournant d’un passage voûté. Là, il aperçut une lumièresemblable à celle qu’il portait à la main.

– Est-ce vous qui êtes là, Joey ? –demanda-t-il.

– Ne devrais-je pas plutôt dire : Est-cevous, Monsieur George ? C’est mon affaire à moi d’êtreici ; ce n’est pas la vôtre.

– Allons ! ne grondez pas, Joey.

– Je ne gronde pas, – fit le garçon de cave, –si quelque chose gronde en moi, c’est le vin que j’ai respiré etpris par les pores, mais ce n’est pas moi. Oh ! si vousrestiez dans les caves assez longtemps pour que les vapeurs vousétourdissent, vous m’en diriez des nouvelles… Mais quoi ! vousvoilà donc entré régulièrement dans nos affaires, MonsieurGeorge ?

– Régulièrement, j’espère que vous n’y trouvezrien à redire ?

–Dieu m’en préserve ! Mais le vin que jeprends par les pores et qui est grognon me dit que vous êtes tropjeunes. Vous êtes trop jeunes tous les deux.

– C’est un malheur que nous trouverons bien lemoyen de réparer quelque jour, Joey.

– Sans doute, Monsieur George, mais moi, quitrouve le moyen de vieillir chaque année, je ne vous verrai pointdevenir sages.

Et Joey se sentit si content de ce qu’ilvenait de dire qu’il se mit à rire aux éclats.

– Ce qui est beaucoup moins gai, – reprit-il,– c’est que Monsieur Wilding, depuis qu’il dirige la maison, en achangé la chance. Remarquez bien ce que je vous dis. La chance estchangée. Il s’en apercevra. Ce n’est pas pour rien que j’ai passéici dessous toute ma vie. Les remarques que je fais ne me trompentjamais. Je sais quand il doit pleuvoir ou quand le temps veut semaintenir au beau, quand le vent va souffler, quand le ciel et larivière redeviendront calmes. Et je sais aussi bien quand la chanceest près de changer.

– Est ce que la végétation qui croît sur cesmurs est pour quelque chose dans vos observations ? – demandaVendale, en tournant sa lumière vers de sombres amas d’énormesfongus, appendus aux voûtes, et d’un effet désagréable etrepoussant.

– Oui, Monsieur George, – répliqua JoeyLaddle, reculant de quelques pas. – Mais si vous voulez suivre monconseil, ne touchez pas à ces vilains champignons.

Vendale avait pris une longue latte des mainsde Joey, et s’amusait à remuer doucement les végétaux étranges.

– En vérité, – dit-il, – ne pas ytoucher ! Et pourquoi ?

– Pourquoi ?… Parce qu’ils naissent desvapeurs du vin, et qu’ils peuvent tous faire comprendre ce quientre dans le corps d’un malheureux garçon de cave qui vit icidepuis trente ans ; parce que vous feriez tomber sur vous desales insectes, qui se meuvent dans ces gros pâtés de moisissure, –répliqua Joey Laddle, qui se tenait toujours à l’écart, – mais il ya encore une autre raison, Monsieur George : il y en a uneautre !…

– Laquelle ?

– À votre place, Monsieur George, je nejouerais pas avec cette latte. Et la raison, je vous la dirai sivous voulez sortir d’ici. Regardez la couleur de ces champignons,Monsieur George.

– Eh bien ?

– Allons ! Monsieur George, sortonsd’ici.

Il s’éloigna avec sa chandelle. Vendale lesuivit tenant la sienne.

– Mais achevez donc, Joey, – dit-il. – Lacouleur de ces champignons ?

– C’est celle du sang, Monsieur George.

– En vérité, oui… Après ?…

– Eh bien ! Monsieur George, on dit…

– Qui… on ?

– Comment saurais-je qui ? – répliqua levieux garçon de cave exaspéré par la nature déraisonnable de cettequestion. – Qui ?… On… on…Cela en dit bien assez. C’est toutle monde. Comment saurais-je qui est cet : On, si vous, vousne le savez pas ?

– C’est juste, Joey.

– On dit que l’homme qui, par hasard, estfrappé à la poitrine dans les caves d’un de ces champignons quitombent, est sûr de mourir assassiné.

Vendale s’arrêta en riant, il regarda Joey etleva les épaules, mais le garçon de cave tenait ses yeuxobstinément fixés sur sa chandelle. Tout à coup Joey se sentitfrappé violemment.

– Qu’est-ce ? – cria-t-il.

C’était la main de son compagnon. Vendalevenait de recevoir un énorme amas de ces moisissures sanglantes enpleine poitrine, et instinctivement l’avait rejeté sur Joey. Cettemasse, humide venait de s’abattre sur le sol et y faisait coulerune longue mare rouge.

Les deux hommes se regardèrent, pendant unmoment, avec une muette épouvante. Mais ils arrivaient au pied del’escalier des caves, et la lumière du jour leur apparut.

Vendale leva encore une fois les épaules.

– Au diable vos idées superstitieuses,Joey ! – dit-il.

Et il monta gaiement les degrés.

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