L’Abîme

La femme de charge entre.

 

Le lendemain, Walter Wilding était assis dansla salle à manger, prêt à recevoir les postulantes à ces hautesfonctions de femme de charge qu’il allait créer dans sa maison.Cette salle était une pièce entièrement boisée, parquetée de chêne,avec un tapis de Smyrne fort usé, le meuble était en acajou noir,un vieux serviteur de meuble qui avait connu plus d’une fois lebaiser réparateur du vernis sous Pebblesson. Le grand buffet avaitvu bien des dîners d’affaires que Pebblesson Neveu ne marchandaitpas à sa clientèle, ayant pour principe qu’un bon commerçant nedoit jamais hésiter à donner libéralement un œuf pour recevoir unbœuf. Trois grands réchauds dormaient sur la grande cheminée qu’ilscouvraient presque tout entière en compagnie d’une cave à vins quiaffectait la forme d’un sarcophage, et qui avait, en effet, dansson temps, enseveli bien des liqueurs. Mais le vieux célibatairerubicond, en grande perruque à marteau, dont le portrait étaitaccroché à la muraille, au-dessus de ce majestueux buffet ; etqu’on pouvait reconnaître pour Pebblesson (pas le neveu) nes’était-il pas avisé, lui aussi, d’aller habiter unsarcophage ? Depuis lors ces réchauds étaient demeurés froids,aussi froids que le vieux négociant lui-même.

Tout, d’ailleurs, dans ce vieux logis, avaitun air de vétusté glacée. Les griffons noir et or qui supportaientles candélabres, tenant des boules noires et des chaînes d’or dansleurs gueules, montraient une mine piteuse qui semblait demandergrâce pour une attitude si gênante et qu’ils gardaient depuis silongtemps. On voyait bien qu’à leur âge ils ne se sentaient plus lecœur de jouer à la balle. Ils secouaient leurs chaînes comme pourprotester qu’ils avaient bien acquis le droit d’être libres. Et,cependant, ils demeuraient enchaînés à la même place, devant lesmêmes objets qu’ils regardaient avec tant d’ennui, depuis tantd’années, et rien ne changeait dans l’antique maison, rien que lesmaîtres !

Justement cette matinée d’été vit un événementaussi surprenant que la découverte d’un nouveau monde par le vieuxColomb. Le ciel, à force de regarder d’en haut, découvrit leCarrefour des Écloppés. La lumière et la chaleur y pénétrèrent. Unrayon s’en vint jouer sur un portrait de femme suspendu au-dessusde la cheminée et qui composait, avec le portrait de Pebblessonl’oncle, la seule décoration de la salle à manger de Wilding.

Wilding contemplait cette peinture.

– Ma mère à vingt-cinq ans, – sedisait-il.

Et ses yeux suivaient avec ravissement cerayon béni… Il pensait qu’il avait accroché là cette toile afin queles visiteurs pussent admirer sa mère dans tout l’éclat de sajeunesse et de sa beauté. Quant à un autre portrait qui avait étéfait de la morte, alors qu’elle avait cinquante ans, il l’avait misdans sa chambre à coucher comme un souvenir avec lequel il voulaittoujours vivre…

– Quoi ! c’est vous, Jarvis, –dit-il.

Ces mots s’adressaient à un de ses commis quivenait de passer la tête par la porte entre-baillée.

– Oui, – répliqua Jarvis, – je voulaisseulement vous dire, monsieur, qu’il va être dix heures et queplusieurs femmes attendent dans le bureau.

– Mon Dieu ! – s’écria Wilding, quirougit et qui pâlit en même temps, – sont-elles vraimentplusieurs ?… J’aurais mieux fait de les faire introduire quandil n’y en avait qu’une ou deux. Je les recevrai donc, chacune à sontour, Jarvis, dans l’ordre de leur arrivée.

Ce disant, il se retrancha derrière la table,s’enfonça bien dans son fauteuil, et mit devant lui un grandencrier, puis il donna l’ordre d’introduire les postulantes.

Il lui arriva ce qui doit arriver en semblablecirconstance à tout célibataire connu pour être à son aise. Wildingvit défiler devant lui l’espèce ordinaire des femmes répugnantes etl’ordinaire espèce des femmes trop sympathiques. La première qui seprésenta fut la veuve d’un boucanier déterminée à s’emparer de luiquand même ; elle étreignait son parapluie sous son bras commesi elle se fût imaginée que ce parapluie était Walter Wildinglui-même et qu’elle le tenait déjà dans ses serres. Vinrent ensuiteplusieurs de ces vieilles filles qui « ont vu de meilleursjours » et qui arrivent armées de certificats cléricauxattestant que la théologie ne leur est point étrangère ; puisce fut le tour des demoiselles, qui s’offraient à Wilding pourl’épouser sans façon. Il vint encore des femmes de charge deprofession, aux allures militaires, qui lui firent subir uninterrogatoire en règle sur ses mœurs et ses habitudes ; delanguissantes malades pour qui la question des gages n’était quesecondaire et qui recherchaient surtout le confort d’un hospiceparticulier ; de sensibles créatures qui éclataient en pleursdès que Wilding leur adressait une question et auxquelles il dutfaire boire plusieurs verres d’eau sucrée pour les apaiser,etc.

Le courage de Wilding allait lui manquer quandune nouvelle venue se présenta.

C’était une femme de cinquante ans environ,bien qu’à certains moments elle parût plus jeune, par exemple quandelle souriait. Sa figure avait une remarquable expression de gaietéplacide, qui semblait indiquer une égalité de caractère toujoursbien rare. On n’aurait pu désirer une attitude meilleure ni mieuxsoutenue ; et il n’était pas jusqu’au son de sa voix qui nefût en parfaite harmonie avec la réserve de ses manières. Wildingacheva d’être séduit, lorsqu’à la question suivante qu’il lui fitavec douceur : – Quel nom inscrirai-je, madame ?

Elle répondit : – Je me nomme SarahGoldstraw. Mon mari est mort depuis de longues années. Je n’ai pasd’enfants.

Cette voix frappa si agréablement l’oreille deWilding, tandis qu’il prenait ses notes, qu’il ne se hâta point deles prendre et qu’il pria Madame Goldstraw de lui répéter son nom.Lorsqu’il releva la tête, le regard de l’étrangère venait de sepromener autour de la chambre et retournait vers lui.

– Vous m’excuserez de vous adresser encorequelques questions ? – fit Wilding.

– Certainement, monsieur, si je ne voulais pasêtre interrogée, je n’aurais rien à faire ici.

– Avez-vous déjà rempli les fonctions de femmede charge ?

– Une fois seulement. J’ai servi une dame quiétait veuve. Je l’ai servie pendant douze ans. C’était une pauvremalade qui est morte récemment, et c’est pourquoi vous me voyez endeuil.

– Je suis persuadé que cette dame a dû vouslaisser les meilleures lettres de crédit ? – repritWilding.

– Je crois qu’il m’est bien permis de dire quece sont les meilleures qu’on puisse avoir, – répliqua-t-elle, –J’ai pensé que je vous épargnerais du temps et de la peine enprenant par écrit le nom et l’adresse des correspondants de cettedame, et je vous les ai apportés, monsieur.

Elle déposa une carte sur la table.

– Madame Goldstraw, – dit Wilding en prenantla carte, – vous me rappelez étrangement… Vous me rappelez desmanières et un son de voix auxquels j’ai été accoutumé jadis…Oh ! j’en suis sûr, bien que je ne puisse déterminer en cemoment ce qui se passe dans mon esprit… Mais votre air et votreattitude sont ceux d’une personne… Je devrais ajouter que cettepersonne était bonne et charmante.

Madame Goldstraw sourit.

– Eh bien ! monsieur, – dit-elle, – j’ensuis ravie.

– Oui, – reprit Wilding, répétant tout pensifce qu’il venait de dire, – oui, charmante et bonne.

En même temps il jetait un regard à la dérobéesur sa future femme de charge.

– Mais sa grâce et sa bonté, c’est tout ce queje me rappelle. La mémoire est fugitive, et le souvenir estquelquefois comme un rêve à demi effacé. Je ne sais ce que vouspensez à ce sujet, Madame Goldstraw, mais c’est mon sentiment àmoi.

Il est probable que c’était aussi le sentimentde Madame Goldstraw, car elle répondit par un signe d’assentiment.Wilding lui offrit de la mettre lui-même en communication immédiateavec le gentleman dont elle lui avait remis la carte ; c’étaitun homme d’affaires qui habitait Doctor’s Commons. Madame Goldstrawlui en témoigna sa reconnaissance, et comme Doctor’s Commonsn’était pas fort éloigné, Wilding la pria de repasser au bout detrois heures.

Les renseignements furent excellents. Wildinggagea donc Madame Goldstraw cette même après-midi. Elle devaitentrer le lendemain et s’installer en qualité de femme de charge auCarrefour des Écloppés.

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