L’Amour Impossible

Chapitre 5Explication

Monsieur de Maulévrier était resté anéanti sous l’accablanteparole de Mme de Gesvres.

– Est-ce que vous êtes souffrante, ce soir, ma chère ? –était venue dire à l’oreille de la marquise la vicomtesse de Nelzy,qui l’avait aperçue parler à M. de Maulévrier avec une physionomiedouloureuse.

Et, déjà rappelée au rôle de toute sa vie, la marquise s’étaitlevée souriante et était allée causer avec la vicomtesse, près dela cheminée, au feu de laquelle elles tendirent la pointe de leurspieds chaussés de satin. Maulévrier demeura donc sur le canapé, enproie à la rage d’une déception sans bornes, frappé au cœur de savanité comme de son amour, et traversé de part en part. Mmed’Anglure, qu’il avait quittée avec tant de brusquerie et qui avaitsuivi son mouvement et l’expression de ses traits pendant qu’ilparlait à Mme de Gesvres, devint plus pâle que lui en voyant lechangement soudain qu’avait produit en toute sa personne le mot dità voix basse par la marquise. La jalousie revint vite à ce cœurdéchiré ; mais alors, débarrassée de tous ses doutes, elle yrevint avec une inébranlable certitude.

Ce qu’il y avait d’insupportable dans les sensations de M. deMaulévrier, c’est que ces sensations se combattaient, c’est qu’ilne pouvait s’abandonner franchement au mouvement qui, produit parune autre femme que Mme de Gesvres, l’aurait tout d’abord emporté.Il ne savait s’il devait la plaindre, la mépriser ou la haïr. Il yavait des motifs pour tout cela dans Mme de Gesvres. Seulement,quand le cœur était poussé à l’un de ces trois sentiments, voilàqu’au même instant les deux autres s’élevaient pour lui faireobstacle, et jetaient cette chose naturellement empêtrée, le cœurd’un pauvre homme, dans un incroyable embarras. Alternativeextraordinaire et des plus cruelles !

Quand le mépris était près de tomber comme la foudre sur cettecréature de rubans et de petites mines, indigne, après tout, d’unamour sérieux, la pitié pour cette âme impuissante, pour cet espritqui sentait bien où est la vie, et qui l’avait cherchée avec tantd’indépendance dans ces relations que le monde condamne, la pitiéarrêtait le mépris. Femme sans unité, aussi étrange que la Chimèreantique, Protée, caméléon, le diable en personne, c’était la plusgrande tourmenteuse d’âmes qui eût peut-être jamais existé. Cen’était ni précisément un homme ni précisément une femme, car alorson aurait su à quoi s’en tenir ; on eût arrangé ses sentimentsen conséquence. Eh bien ! c’eût été un ami si ce n’eût pas étéune maîtresse ; mais, ami, maîtresse, rien des relationsordinaires de la vie n’était possible avec cette femme, et n’étaitimpossible non plus.

On y perdait son cœur, on y brûlait son bonnet ; les plushabiles s’y trouvaient pris comme les plus tendres. Bien des hommesavaient essayé. Bien des esprits, abusés par l’histoire, en avaientvoulu faire, pour le siècle, une espèce de Ninon de Lenclos.

Fatigués d’un amour inutile, ils s’étaient rabattus àl’amitié ; mais, quand l’amitié était invoquée, la câline etcapricieuse femme se mettait à prendre de ces irrésistibles airs demaîtresse qui étaient, hélas ! son unique façon de se livrer,et, si l’on s arrêtait à ces airs-là, elle les changeait tout àcoup en manières d’amitié si touchantes qu’elles pouvaient jeterdans une rage atroce, mais qu’elles ne donnaient pas le couragequ’il aurait fallu pour se brouiller. Entrelacementépouvantable ! liens dans lesquels on se roulait désespérémentpour se garrotter un peu davantage ! Arrivé à cetteintoxication de sentiments qui tenait du charme, il n’y avait qu’unmoyen violent d’en sortir à son honneur : c’était de tuer lasorcière, d’étouffer cet impatientant génie, cet Attila femelle enrobe tombante.

Malheureusement, à une certaine hauteur sociale, on ne tue pasles femmes à Paris. On y comprend très bien qu’une passion quipousse à tuer la femme qu’on aime est de la puissance ; maisc’est de la puissance au service de quelqu’un, cela sent sadomesticité, et, dans cette société vaniteuse, nul ne veut seproclamer inférieur. Aussi, quand il n’y a plus que ce remède pourles gens bien élevés, ils le voient, mais ils ne l’emploient pas,et la civilisation les récompense de cette modération pleined’élégance en éteignant peu à peu cet amour qui retombe surlui-même, vaincu par l’obstacle éternel.

Desroses qui vivent un jour,les passions malheureuses, dans une société avancée, sont debeaucoup les plus fragiles. Quand donc le cœur a bien tempêté,comme la mer, au pied du roc qui ne bouge, comme la mer le cœur seretire ; mais la nature persévère plus que l’homme, la merrevient, et le cœur… pas !

M. de Maulévrier en était-il arrivé à ce moment dans sespassions d’homme civilisé ? On l’eût dit, à le voir, toutdéfait encore de l’impression que venait de lui causer la marquise,se lever avec presque autant de légèreté qu’elle et aller trouverMme d’Anglure à l’autre bout du salon, immobile et droite comme uncamée antique jauni par le temps. La malheureuse femme, qui pouvaità peine articuler un mot, l’avertit qu’elle voulait sortir,prétextant un de ces malaises qui sont aux ordres de toutes lesfemmes. M. de Maulévrier devina dans ses yeux, et dans laconvulsion d’une bouche qui s’efforçait de sourire, l’effroyablescène qui l’attendait.

C’était la millième de l’espèce : il était déjà bronzé à cejeu. À peine furent-ils en voiture que les pleurs commencèrent àcouler. Ce furent des étouffements de larmes, des torsions de couet de bras, des plongements de front dans les mains crispées, toutcela perdu dans l’obscurité, dans le silence, ce silence précurseurdes tempêtes. Maulévrier les voyait, les entendait, quoiqu’ilaffectât de ne les voir ni de les entendre, résolu à laisser venirla foudre sans en provoquer les éclats ; résolu aussi à neplus calmer ces orages apaisés si bien naguère, quand il étaitsoutenu par le but qu’il croyait atteindre en jouant l’amour avecla comtesse. Pour lui, la lassitude avait succédé à l’intérêt. Ilétait dans cette situation égoïste, furieuse et amère qui fait del’âme la plus noble une bête féroce, quand on l’ennuie. Il soulevala glace, et pendant qu’il sentait se gonfler de sanglots, à soncoude, le flanc de la femme qui pleurait par lui et pour lui, il semit à respirer indifféremment l’air de la nuit, et à suivre dans lemouvement de la voiture cette ligne grise de maisons qui semblaientfuir. Ils roulèrent ainsi pendant assez de temps, Mme d’Angluredemeurant à l’extrémité de la rue de Varenne. Pas un mot ne futéchangé.

Quand ils furent arrivés et qu’il fallut descendre, M. deMaulévrier offrit sa main à Mme d’Anglure, mais, comme elle ne laprenait pas, il remonta à demi dans la voiture, d’où il étaitdescendu, et il s’aperçut que la comtesse était évanouie. Cetévanouissement avait assez mauvaise grâce aux yeux des valets quine manquèrent pas de se faire des signes en aidant M. de Maulévrierà emporter Mme d’Anglure jusque dans son appartement. Là, sesfemmes la mirent dans un grand fauteuil et lui firent respirer dessels. Ces soins la rendirent à la conscience de sa douleur. Commeune souple couleuvre qui se redresse du sein de la neige qui l’ad’abord engourdie, elle se souleva dans son burnous de cachemireblanc qu’on avait roulé autour de ses épaules nues, et en femme quin’a plus rien à ménager dans sa dignité personnelle et de saconsidération aux yeux des autres, elle dit qu’on la laissât seuleavec M. de Maulévrier.

La pendule marquait une heure et demie du matin. Jamais M. deMaulévrier ne s’était trouvé à une pareille heure dansl’appartement de Mme d’Anglure, du moins à la connaissance de sesgens.

– Ah ! vous m’avez trompée, Raimbaud, – s’écria-t-elle. –Vous ne m’avez pas dit la vérité, quoique je l’eusse biendevinée ! Pourquoi ne m’avoir pas avoué plutôt que vous nem’aimiez plus et qu’une autre m’avait pris votre amour ? C’estelle, la marquise, une infâme coquette, qui ne vous rendra pasheureux comme je l’aurais fait, qui ne vous aimera pas comme moi,Raimbaud, et qui ne mourra pas comme moi quand une fois vous nel’aimerez plus !

Elle avait d’abord voulu parler d’une voix assurée, mais lespleurs étaient venus peu à peu, et des sanglots qu’elle ne contintplus éclatèrent. M. de Maulévrier marchait dans la chambre à grandspas, la main droite ramenée au flanc gauche, cette belle pause duportrait de Talma dans Hamlet, hésitant encore àjeter sur cette tête dévouée et désolée le mot qu’elle savait, maisqui, dit par lui, allait l’écraser.

– Pourquoi ne me répondez-vous pas, Raimbaud ? – fit-elle.– Me méprisez-vous donc tant que vous ayez résolu de ne rienavouer ? Pensez-vous pouvoir m’abuser encore par votresilence, comme vous le faites depuis un mois avec ce langage qui mejetait dans l’âme un bonheur rempli d’épouvante, car je ne saisquoi me disait que tout ce bonheur était faux ! Vous m’aveztrompée par pitié, Raimbaud ; mais je voulais votre amour, jene voulais pas votre pitié. Hélas ! il fallait bien quej’apprisse un jour ou l’autre ce que vous deviez être impuissant àme cacher. La marquise aussi est jalouse. J’ai vu sa jalousieaujourd’hui ; j’en ai joui d’abord, mais, grand Dieu !qu’ensuite j’en ai été punie ! Vous avez eu peur en la voyantjalouse ; vous avez eu peur de la faire souffrir plus quemoi ; vous avez sacrifié celle que vous n’aimiez plus à celleque vous aimez ! C’était juste ; je ne vous le reprochepas, Raimbaud, mais je me demande seulement comment j’ai fait pourvous déplaire et pour que vous cessiez de m’aimer ?

Ainsi, les paroles de son désespoir ne démentaient pas toute savie. C’était toujours la femme esclave, la femme faite pourl’amour, l’amour vrai et comme il ne se rencontre plus que dansquelques cœurs exceptionnels, dans quelques esprits que le mondeinsulte, car ils sont sans puissance. Si M. de Maulévrier avait étédésintéressé vis-à-vis de Mme d’Anglure, il eût admiré l’abnégationde cet amour résigné ; mais, dans sa position, il n’était plusjuste. Caroline lui parlait de la jalousie de la marquise ;c’était comme une voix ironique qui le raillait après tout ce quis’était passé. Son succès manqué, et rappelé de cette façoninnocente, le rendit implacable, et lui qui se taisait par unedélicatesse plus du monde encore que du cœur, se mit à dire leschoses, haut et clair, à l’infortunée :

– Puisque vous voulez la vérité, Caroline, vous avezraison : j’aime Mme de Gesvres, c’est-à-dire que je l’aibeaucoup aimée, car je crois cet amour affaibli déjà dans moncœur ; mais ne parlez pas de sa jalousie, ne parlez pas detout ce dont vous parliez à l’instant : elle n’est pasjalouse, car elle ne m’a jamais aimé, car elle ne s’est jamaislivrée, car tout l’amour que j’ai eu pour elle n’a jamais puentraîner le sien.

Elle le regarda avec des yeux bien ronds et bien incrédules, ensecouant tristement la tête, imaginant sans doute qu’il mentaitencore. Elle ne comprenait pas qu’une femme pût ne pas aimerl’homme dont elle était folle, son Raimbaud.

– Vous ne me croyez pas, Caroline ? – fit M. de Maulévrier,qui ne voyait pas d’où venait cette incrédulité adorable. –Oh ! vous ne connaissez pas la marquise. Vous la jugez commeon la juge dans le monde ; vous la croyez plus que légère, unefemme aux amours faciles et rapides, elle dont la froideur estinvincible et dont le cœur ne peut plus désormais être atteint.Vous ne savez pas à quel point elle est malheureuse, au fond, de nepouvoir trouver dans la vie un de ces intérêts que vous luisupposez pour moi. Vous la calomniez indignement dans sa conduite,et elle n’a pas le moindre bonheur qui la venge de vos calomnies.C’est une femme digne d’autant de pitié que d’estime ; nel’insultez pas comme vous le faisiez tout à l’heure, car, si elle aété votre rivale, ce n’a jamais été que dans mon cœur.

Il s’arrêta, éprouvant une âpre jouissance à rendre justice à lafemme qui n’avait jamais eu d’amour pour lui, devant celle qui lecroyait plongé dans les félicités d’un amour partagé ; ils’arrêta, effrayé aussi du mal qu’il venait de faire à Mmed’Anglure.

– Assez, Raimbaud, – lui cria-t-elle, prenant cet éloge de Mmede Gesvres pour l’expression d’un amour fanatique etdésespéré ; – vous êtes la dupe d’une coquette sans âme :ne pouvez-vous m’épargner l’humiliante douleur de vouloir ladéfendre contre moi ?

L’effort de cette colère soudaine, de cet incoercible dépit dansune créature si douce d’ordinaire, ébranla ses organes déjà maladeset leur porta un funeste coup… Ce soir-là, Mme d’Anglure sentit lesang lui monter dans la poitrine. La conscience de sa mortprochaine apaisa bientôt sa colère.

– Pardonnez-moi Raimbaud, – fit-elle en tendant à M. deMaulévrier cette main qu’il prenait avec tant de transportautrefois ; – pardonnez-moi ce que j’ai dit, en considérationde ce que j’ai souffert ce soir. Vous serez bientôt quitte de mesplaintes. Pour le temps qui me reste à vivre, je ne veux pas vousoffenser, vous que j’aime encore, dans la femme que vous m’avezpréférée.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer