L’Amour Impossible

Chapitre 7La vie

– Quoi ! vous n’étiez pas revenu de bonne foi à Mmed’Anglure ? – dit la marquise avec un indescriptibleétonnement. Ils avaient repris leur place habituelle dans leboudoir de satin jonquille, et la vie pour eux recommençait decouler, sans événements, sans aventure, dans sa monotonevariété.

– Non ! je ne l’ai pas ré-aimée, – fit Raimbaud avec unsentiment trop triste pour qu’il s’y mêlât de l’amertume. – Ce futbien fini entre nous du jour que je vous aperçus. Vous effaçâtestout dans mon âme. Si j’ai affiché chez vous de l’amour pour cettefemme qui méritait mieux que cette comédie, ce fut une faussetépratiquée par moi pour exciter votre jalousie. C’était ma dernièreressource que j’employais.

– Dernière et inutile, – reprit Bérangère. – Le jour où vousvîntes dîner chez moi fut pour tous les deux un jour funeste. Pourmoi, il me montrait le fond de ce cœur rebelle à tout. Pour vous,il vous ôtait une dernière espérance et vous laissait un amour…éternel, – dit-elle après avoir un peu hésité, et risquant enfin laromanesque épithète. Et, comme la femme grave et compatissante seperdait toujours dans la coquette qui était si près, elle ajoutalégèrement, en jouant avec les glands de sa robe de chambre :– Car, enfin, Monsieur, qui pourriez-vous aimer aprèsmoi ?

– Eh ! mon Dieu, la première venue, – fit lentement M. deMaulévrier avec une majesté d’impertinence qui frappa juste surtout cet orgueil extravasé. – Quand on n’aime plus, la premièrevenue est plus puissante que la femme qui fut le plus follementaimée, n’eût-elle que l’attrait de la nouveauté.

– Vous traitez l’amour comme un caprice, – fit-elle furieuse.Puis, mordant ses lèvres et rattrapant le sang-froid perdu : –C’est peut-être vrai – dit-elle – quand on n’aime plus, mais…

Elle n’acheva pas sa pensée. Elle trouva plus simple de leregarder. La joie du sauvage sûr de sa proie allumait des éclairsdans ses yeux, et la moquerie des femmes civilisées s’y mêlantfaisait de tout cela quelque chose de peu agréable àcontempler.

– Et si je ne vous aimais plus ? – dit Raimbaud câlinement,avec une voix basse et douce, et en lui prenant la main dont ilbaisa les ongles rosés, mais sans appuyer.

– Vous ! ne plus m’aimer ? – demanda-t-elle, changeanttout à coup d’air et de contenance, et d’un ton plus curieux quedépité.

– Plus du tout, – dit Raimbaud, avec un désintéressement infiniet du naturel retrouvé.

– Bah ! – répondit-elle avec explosion ; et, seretournant vivement sur la causeuse, elle lui présenta ses bellesépaules, qu’elle arrondit avec bouderie, comme une objection à cequ’il disait.

Mais, bouderie ou manège, tout fut inutile.

– Il n’y a pas de bah ! Madame, – dit Raimbaud avec calme.– C’est bien vrai que le charme est détruit : vous voudriezvainement le faire renaître. Ce que vous avez éteint en mon âme,vous ne le rallumeriez pas.

– Vraiment ! – fit-elle ; et se penchant vers lui detrois quarts, pose charmante qui lui allait à ravir, elle luidécocha un des plus divins sourires que la vanité d’une femme belleait jamais inventés pour répondre à un défi insolent. – Ehbien ! nous verrons…

Mais elle ne vit rien. Ce jour-là, et depuis, elle employatoutes les subtilités de son esprit, toutes les grâces de samanière, toutes les ressources de son génie, tous les artifices deses négligés du matin, toutes les ivresses d’un abandon téméraire,toutes les légèretés de flamme qui, dans le tête-à-tête,ressemblent à des caresses positives : M. de Maulévrier nedémentit point sa parole. Elle ne le troubla plus. Il jouit de toutcela comme un peintre ; il en jouit aussi comme un fat ;mais l’amant évanoui ne reparut pas. Elle l’avait fatigué entrompant ses désirs sans cesse, en flétrissant un à un tous lesespoirs qu’il s’était créés ; elle aurait lassé une âme debronze, une âme romaine, et lui, comme elle, ne pouvait ressentirque l’amour comme le monde l’a fait. Parfois, en la voyant toutrisquer pour reconquérir sa conquête perdue, l’idée lui vint deprofiter, dans les intérêts les moins distingués, des dangersauxquels elle s’exposait. Mais il était mieux qu’un fatvulgaire ; il avait son orgueil vis-à-vis d’elle ; et ilne voulait pas qu’elle pût interpréter comme un reste d’amourencore la tentative d’une possession que peut-être elle eût denouveau disputée, s’il avait essayé d’y revenir.

Bientôt, comme il s’était lassé de l’aimer pour rien, elle selassa de vouloir faire revivre un amour qui n’existait plus.

Ainsi, encore une fois, leurs relations se modifièrent, maisdemeurèrent aussi fréquentes, aussi intimes que jamais, et lemonde, qui avait accusé Mme de Gesvresd’avoir tué Mme d’Anglure, continua de lesnommer amants, quoiqu’ils ne fussent plus que des amis.

Amis étranges, il est vrai ; singulière et triste liaison,d’un charme puissant, inexplicable et empoisonné !

Le mot qu’elle lui avait dit devint vrai.

Après elle, il n’aima plus personne. On eût dit qu’en l’aimantil avait contracté, pour les autres, la cruelle impossibilitéd’aimer dont il avait été la victime.

Et cependant, malgré cette épreuve, lui, pas plus qu’elle, neprit son parti sur soi-même et ne sut donner à sa vie la dignité etl’indifférence, la fierté calme de la résignation.

Avides d’un intérêt de cœur, ils osèrent le chercher encore.Leur intimité ne leur suffisait pas. Ennuyés, le jugement cruel,l’imagination exigeante, ils promenèrent partout leur fantaisie,voulant être une dernière fois heureux encore dans l’amour avant demourir.

Ils cherchèrent tous deux, pressés de revenir l’un à l’autre etde se dire ce qu’ils avaient trouvé de meilleur à aimerqu’eux-mêmes, puisqu’ils ne s’étaient pas aimés. C’était à qui delui ou d’elle viendrait se vanter, avec le plus d’orgueil, deressentir enfin l’amour. Mais cet amour, appelé par eux, expiraittoujours dans le mépris involontaire ; et ce mépris, quivenait si vite quand ils regardaient entre les deux yeux ce qu’ilss’étaient à eux nommé leurs idoles, ne les empêchait pas de s’enreconstruire de nouvelles, qu’hélas ! ils abattaienttoujours.

À lui, ni la beauté, ni la jeunesse, ni l’amour même, tout cequ’il admirait le plus, ne suffisait pour remplir sa pensée ;et quant à elle, ni l’esprit, ni la renommée, ni le génie, touteschoses qu’elle sentait mieux qu’un homme, ne pouvaient longtemps lacaptiver.

Ils se déprenaient avec la même vitesse, ils se détournaientavec le même dégoût. Créés, à ce qu’il semblait, l’un pour l’autre,si l’un tardait à mépriser ce qu’il avait d’abord tenté d’aimer,l’autre, impatient, implacable, le poussait bientôt à ce mépris parl’ironie, l’ironie qu’ils maniaient également tous deux.

Que de fois ils passèrent de longues heures dans la nuit l’unprès de l’autre, flanc à flanc, les mains enlacées, couple fait, onl’eût dit du moins, pour toutes les voluptés de la vie, maistrouvant sans cesse l’esprit qui juge où ils avaient appelé lasensation qui enivre : couple superbe et fatal ! réduit àinsulter l’objet de ces amours qui ne duraient pas et à rire entresoi des ridicules vus le matin dans le tête-à-tête, affreusecomédie qu’ils se donnaient entre quelque baiser vide, quelquesombre et vaine caresse, par dédommagement du bonheur manqué et del’enthousiasme impossible !

Que de fois ils se dirent que pour eux il n’y avait qu’euxcependant, mais ne s’expliquant pas par quel charme l’amour qu’ilscherchaient dans les autres, ils ne le rencontraient pas dans leurcœur, puisque leur seul intérêt dans le monde naissait quand ilsétaient réunis !

Ils vivaient ainsi ; triste vie, sentiment sans nom parmiles hommes, relation que le monde ne comprenait pas.

Plus leur espoir d’aimer une fois encore tarissait dans leursâmes impuissantes, plus ils se sentaient étroitement liés par cequi ne pouvait être un lien entre eux et personne ! plus ilssentaient qu’ils n’avaient rien à se préférer !

Quand lui sortait des bras d’une femme, ne venait-il pas, avecune ardeur avide, essuyer ses lèvres à ces mains de marbre quel’amitié lui tendait, et livrer à la plus spirituelle moquerie tousses bonheurs incomplets à flétrir !

Quand elle, plus coquette que les plus coquettes de Marivaux,avait prêté sa charmante oreille aux adorations qu’elle faisaitnaître, ne venait-elle pas, la bouche dégoûtée et les yeux mornes,poser sa tête lasse sur cette poitrine qu’elle n’aimait plus !Alors, – on ne sait, – qui pourrait assurer de telles choses ?– regrettaient-ils tous deux de n’être pas amants au lieu d’être desi étonnants amis ; et si le regret existait au fond de leurâme, excepté des douleurs bien désespérées, que peut-on tirer d’unregret ?…

C’est ainsi qu’ils achevaient leur jeunesse. C’est ainsi qu’ilss’avançaient ensemble vers le but suprême, la vieillesse et lamort, qu’ils connaissaient déjà par le cœur, mais qu’il leurrestait à apprendre par le déclin naturel de la vie, les infirmitésde la pensée et des organes, et la perte de la beauté. Ilss’avançaient étroitement unis, consternés et purs, mais de ladérisoire pureté de l’impuissance, et, dans le néant de leurs âmes,ils n’avaient pas, pour se consoler ou s’affermir, la vanité de cequ’ils souffraient. Leur bon sens faisait fi de la poésie de ladouleur, comme leur bon goût en faisait mystère. C’étaient toujoursune femme élégante et un dandy, à l’intimité desquels le mondeinsultait dans de jolies plaisanteries ; c’étaient toujours depart et d’autre la même convenance, les mêmes manièresirréprochables, cette même légèreté dans la parole, grâce charmantequi n’appuyait jamais sur rien. On ne pouvait guères soupçonner cequ’il y avait de grave, de profond, dans ces deux êtres siexclusivement occupés, à ce qu’il semblait, de choses extérieures,et dont l’esprit, à certains soirs, partait tout à coup en milleétincelles et en railleries joyeuses. Mélange bizarre dont secomposait pour eux la vie, influence du monde et des habitudes surce que les sentiments ont de plus involontaire, et dont l’histoired’une de leurs matinées, prise au hasard entre toutes les autres,donnerait une idée plus exacte que l’analyse la plus fidèle… … … …… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … …  … … … … …… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … ..

Un matin, le marquis de Maulévrier alla chez la marquise deGesvres ; mais il ne la trouva pas à sa place ordinaire, dansle boudoir jonquille ; elle était sortie. Séduite par le tempsqu’il faisait (on était au commencement du printemps), elle étaitallée s’asseoir sur un banc placé à l’extrémité d’une des allées dujardin de l’hôtel de Gesvres. Elle tenait un livre, et, dominéesans doute par les idées que lui inspirait sa lecture, elle nesentait pas le fleuve de soleil qui tombait en nappe de lumière etde chaleur sur sa tête nue, sur ses mains divines dégantées, et surdes épaules que le soleil même était impuissant à bronzer.

– Que lisez-vous donc là ? – fit Maulévrier ens’approchant, frappé de la préoccupation de sa physionomie.

– C’est Lélia, – répondit-elle, – un livre qu’ilsdisent faux et qui n’est que la moitié de la vérité de ma vie. Queserait-il donc si l’autre moitié s’y trouvait !

Elle parlait avec une agitation presque fébrile, les yeux durs,le front contracté, violemment belle.

– Vous avez raison, – fit Maulévrier, qui ne raillait plus quandil la voyait dans cet état, car il avait appris à connaître, à sesdépens, la douloureuse pauvreté d’âme et de sens de cette femmerévoltée de n’en pas avoir davantage,– Lélia n’est qu’une moitié de misère ; ilen est dans le monde de bien plus grandes et qu’on ne voit pas.

– Oui ! la mienne, par exemple, – reprit-elle avec unetristesse animée ; – oui ! la nôtre, car vous aussi vousen êtes venu où j’en étais ; en m’aimant vous avez gagné monmal, et vous n’en guérirez pas plus que moi.

» Mais Lélia ! mais eux, ces artistes, cesgrandes imaginations, ces hautes pensées, – continua-t-elle enjetant le livre qui l’avait émue et qu’elle n’aimait que comme unfragment de miroir, – ils ont beau souffrir, sont-ils donc si àplaindre ? si l’amour leur manque, comme à nous, n’ont-ils pastout le reste ? s’ennuient-ils comme nous ? N’ont-ils pasdes facultés supérieures qui leur créent des intérêts très vifs, etles défendent de l’ennui et de la fatigue d’exister ? Quandils n’auraient que la faculté de parler magnifiquement ce qu’ilssouffrent, cela ne les soulagerait-il pas un peu ? La femmequi a fait Lélia, fût-elle Lélia elle-même,n’a-t-elle pas eu un dédommagement en se racontant avec une telleéloquence ? N’y a-t-il pas aussi dans son livre des pages quiattestent qu’elle sent profondément les beautés de la nature ?N’est-ce pas quelque chose, cela ? n’est-ce pas de l’amouraprès tout ? Et qu’importe ce qu’on aime, si on aime ? Ômon Dieu ! mon Dieu ! toute la question c’estd’aimer ! Ne disait-on pas dernièrement que cette femme qui afait ce livre avait le projet d’entrer dans un cloître ? Il ya donc en elle ou des idées qui l’exaltent encore, ou deslassitudes qui entrevoient la possibilité d’un repos ! Maismoi, mais nous, mon ami, qu’avons-nous ? Qu’est-ce qui nousconsole ? Qui occupe notre vie ? Qu’aimons-nous ?L’idée de Dieu nous laisse froids ; la nature nous laissefroids ; nous n’avons que l’esprit du monde, du monde qui n’apas un intérêt vrai à nous offrir, et à qui nous n’avons rien àpréférer. Esprits bornés, natures finies, c’était pour nous quel’amour devait être la grande préoccupation, la grande affaire, legrand enthousiasme de la vie, et l’amour, dans nos âmes glacées,n’a été qu’une fantaisie sans émotion ou sans noblesse, – et quandil s’est agi de nous, Raimbaud, un avortement en amitié.

» Ah ! maudit cœur, maudits organes ! – ajouta-t-elleavec un mouvement de rage ; et, se jetant au cou de Raimbaud,pour la première fois, naïve et hardie comme une femme aimée etheureuse, elle chercha sur les lèvres de l’homme qui ne l’aimaitplus la flamme à tout jamais absente pour elle et pour lui.

– Impossible ! – fit-elle accablée, en laissant retomberses bras.

Raimbaud, qui savait l’empire des choses extérieures sur lesnerfs de cette femme mobile qu’il fallait empêcher de se repliersur elle-même de peur qu’elle n’y trouvât le vide et l’ennui, luiconseilla, après quelques moments de silence, d’aller s’habillerpour sortir. Il était fort peu moraliste, mais, quand il s’agit defaire diversion aux peines de la vie pour les femmes, leurconseiller de faire leur toilette est encore ce qu’il y a de plusprofond.

Elle résista ; elle voulut rester dans ses cruellespensées. Mais, comme M. de Maulévrier sembla l’exiger, elle quittale jardin et monta chez elle. Elle était partie à regret, pâle,sombre, crispée, insoucieuse de son cou qu’elle livrait au soleilet de sa robe mal agrafée. Elle revint souriante, épanouie,gracieuse, mise avec le goût que Maulévrier lui savait, et portantla vie, à ce qu’il semblait, avec une légèreté aussi fière que lesplumes blanches qui se cambraient sur son chapeau de pailled’Italie. C’était réellement une autre femme ! Elle se rassitprès de lui pour lui faire boutonner ses gants chamois. Le fatorgueilleux, devenu sigisbée sans les profits ordinaires de cegenre d’emploi, les boutonna avec la docilité d’une soubrette, et,pour récompense, elle lui accorda le beau privilège de poser unbaiser, comme on en donne aux petites filles, sur la raie descheveux partagés.

Cela fait, ils montèrent en voiture pour aller, je crois,acheter des rubans.

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