L’Amour Impossible

Chapitre 3Les fausses confidences

Le lendemain les trouva de bonne heure à la place où se passaitce drame sans action extérieure, sans grands bras, sans portesfermées et ouvertes, – cette chose simple, réelle : la vie.Après une nuit de convulsions et de larmes de la part de Mmed’Anglure, M. de Maulévrier s’en était revenu à ce fatal boudoir desatin jonquille où un charme cruel le ramenait toujours. À force demensonges, de fausses caresses et de fleur d’oranger, il avaitcalmé sa nerveuse maîtresse, et puis il avait pris sa course versl’hôtel de Gesvres, ne respirant que la marquise, et croyantretrouver sur son front pâli une de ces nobles et tristesimpressions de la veille, qui lui avaient paru si touchantes.

Mais, baste ! la lune n’était pas si changeante que cettemuable femme, et il y eût eu cent années au lieu d’une nuit entrela marquise de la veille et celle du lendemain, que sa physionomien’aurait pas été plus au rebours de l’espérance de Maulévrier. Lebandeau d’ennuis qui lui ceignait si souvent le front était cachésous des boucles mignardes et crêpées qui allaient si mal aucaractère ferme de sa beauté. La femme et toutes ses ondoyances,ses morbidezzes, ses gaietés moqueuses, se remontraient dans cettegrande statue, désespérée parfois et silencieuse comme la Niobéantique, et qui, ennuyée de son piédestal comme de toutes choses,en descendait pour jouer et s’agiter auprès comme un enfant. Cen’était plus qu’une Parisienne piquante, vive et un peu affectée,un vrai type de femme d’esprit, mais d’esprit de femme, tout enpointes d’aiguilles, de malices et de curiosités. Elle attendaitMaulévrier avec plus d’impatience qu’à l’ordinaire, et quand ellele vit :

– Eh bien ? – fit-elle.

– Eh bien ! – répondit M. de Maulévrier, – Caroline saittout, ou plutôt elle sait plus que tout, car elle croit que nousnous aimons, tandis qu’il n’y a que moi qui vous aime.

– Ah ! contez-moi donc ça, – dit-elle, en se tordant sur sachaise longue, dans son peignoir de mousseline rose, et enrespirant à pleines narines un délicieux flacon ciselé qu’elletenait ; – contez, mon ami, – répéta-t-elle avec uneincroyable sensualité.

Au mouvement presque libertin de cette chute de reins admirable,on eût dit Léda attendant son cygne et se préparant à lavolupté.

Elle lui jeta deux regards à le rendre fou, si lui ne l’avaitpas connue, s’il n’avait pas déjà fait l’expérience que ce quiressemblait à de la passion dans cette femme n’était qu’un élan del’esprit, et rien de plus.

– Mon Dieu ! reprit M. de Maulévrier avec une expressioncapable d’éveiller plus d’un dépit secret dans le cœur énigmatiquede la marquise, – mon Dieu ! c’est là une assez tristehistoire, et d’autant plus triste qu’elle n’est pas finie, et queje ne prévois guères comme elle finira. L’absence et le soupçon quien a été la suite ont exaspéré tous les sentiments de Mmed’Anglure. Ces sentiments sont beaucoup plus profonds que je nepensais. Quelque dévouée qu’elle se soit montrée jusqu’ici, et dequelques douceurs qu’elle ait entouré ma vie, je ne croyais pas, enm’éloignant d’elle, briser tout à fait la sienne. Non !franchement, je ne le croyais pas. Vous savez bien, ma chèreBérangère, que je n’ai pas vos idées sur l’amour. Vous avez unefaçon de le concevoir qui vous dispense probablement del’éprouver ; mais moi qui ne suis pas arrivé à vingt-sept anssans l’avoir connu plus d’une fois, et à qui celui que vousinspirez ne fait pas d’illusion dernière, je ne pensais pas qu’unefemme du monde, aussi facilement distraite de ses propresimpressions que peut l’être Mme d’Anglure, dût ressentir une de cespassions contre lesquelles tout est impuissant, jusqu’à la fierté.Hier, quand je vous quittai, mon amie, et que je montai dans lavoiture de la comtesse, j’espérais qu’une bonne scène allait romprepour jamais des liens qui me pèsent depuis que je vous aime.J’espérais que l’idée d’être quittée pour vous lui donnerait lecourage d’une explication suprême, et qu’aujourd’hui tout seraitfini. Mais il n’en a point été ainsi. J’ai vu une de ces douleursque je ne connaissais pas encore. La nuit s’est passée pour cettefemme dans de telles angoisses, que je n’ai pas osé lui avouer queje ne l’aimais plus et confirmer par là toutes ses jalousies. Je mesuis pris de pitié pour cet être faible et misérable dont ladestinée reposait sur moi ; et quoique mon cœur démentît toutbas en pensant à vous ce que je lui adressais tout haut, je suisenfin parvenu à assoupir la violence de ces malheureux sentimentsque je ne partage plus, et sur la force desquels je voudraisvainement m’abuser.

– Pauvre femme ! – fit la marquise, arrivée au bout de sesdeux jouissances, – de parfum respiré et de curiosité satisfaite, –et en refermant son flacon avec le bouchon d’or qui lesurmontait.

– Oui ! pauvre femme ! – répéta M. de Maulévrier avecun accent de compassion plus sincère. – Elle m’a fait sentir lepremier remords que j’aie jamais éprouvé d’une chose aussi simpleet aussi involontaire que de cesser d’aimer. En regardant cettetête si jeune et si changée, vous ne sauriez croire à quel point jeme reprochais le mal auquel j’avais condamné tant de beauté et dejeunesse.

– Et c’est un fort bon sentiment, – ajouta Mme de Gesvres, – carle mal est grand en effet. Elle, qui était si charmante, n’est plusmême jolie. Entre autres jalouses de Caroline, vous aurez rendu Mmede Guénéheuc bien heureuse. Parce qu’elle est d’un blond assezfade, elle s’est toujours crue la rivale en blancheur de Mmed’Anglure. Maintenant la grande fraîcheur de cette pauvre comtessene lui rougira plus la sienne de dépit.

Malgré le peu de vivacité et d’amertume que Mme de Gesvres mit àfaire cette réflexion toute féminine, M. de Maulévrier y vit-ilautre chose que l’impitoyable cruauté du sexe, cette cruauté quel’on retrouve dans la meilleure et la plus désintéressée des femmesquand il s’agit d’une autre femme qu’on a l’air de pleurer devantelle, ce qui est, de fait, fort impertinent ?

Toujours est-il que, dans l’impossibilité où l’on est si souventde rester vrai avec une femme, il se prit à poser comme s’il avaitété femme lui-même ; il mit sa main gantée sur l’angle de lacheminée près de laquelle il était assis, puis il appuya son frontsur sa main avec un petit air de saule pleureur qui ne manquait pasd’une certaine grâce de mélancolie.

– Vous souffrez, Raimbaud ? – fit la marquise avec des yeuxoù l’attention commençait de renaître. – Eh bien ! – et elleveloutait d’une voix attendrie le sarcasme, si c’en était un, –vous n’en êtes que plus intéressant à mes yeux. Vous ne ressemblezpas à ceux qui oublient. La mémoire d’une intimité de deux ansn’est pas abolie en vous par un autre amour…

– Ah ! si cet autre amour avait été heureux, – interrompitMaulévrier avec l’ardeur d’un regret inconsolable, – peut-êtreaujourd’hui, Bérangère, le sentiment dont vous me faites un mériten’existerait pas. Eh ! mon Dieu, c’est de l’égoïsmeencore ; si l’amour que je perds m’est une si grande perte,c’est surtout parce que vous n’avez pas pu le remplacer !

– Et qui sait, mon ami ? – répondit-elle avec calme ;– vous n’êtes peut-être pas si détaché de Mme d’Anglure que vous lepensez. On se fait de si profondes illusions sur soi-même !C’est une chose si bizarre que le cœur ! Vous m’avez aiméependant l’absence d’une femme qui vous avait rendu parfaitementheureux pendant deux années, et qui, comme maîtresse, vaut, je lesais, cent fois mieux que moi. Aujourd’hui, voilà que cette femmerevient parce qu’elle est jalouse et malheureuse ; ellerevient vous offrir le spectacle d’une jeunesse flétrie par vous,d’une beauté ravagée, d’une vie perdue, d’une santé détruitepeut-être, et cela au moment où celle que vous lui avez préféréevous laisse voir l’impossibilité où elle est d’éprouver l’amourcomme vous l’auriez désiré. Allez ! cette femme est encorebien puissante. Il n’est pas dit que vous ne vous repreniez pas auxliens dont vous vous plaigniez à l’instant même ; il n’est pasdit que l’impression que je vous ai causée résiste à l’éloquenced’un pareil retour.

– Et, en vérité, je le voudrais presque, – dit Maulévrier avecle petit machiavélisme dont il essayait le succès, et en cherchantà voir clair dans les sensations de la marquise.

– Et moi, – fit-elle en souriant avec une placiditédéconcertante, – je vous jure que je le voudrais tout à fait.

Était-ce là une ironie profonde, qui devait peu coûter à cettefemme d’un si grand empire sur elle-même ? Malgré lesassurances de sincérité qu’elle lui avait données, il était bienpermis à M. de Maulévrier d’être légèrement sceptique. Elle était,en somme, la plus distinguée de ces créatures de ténèbres quin’avaient pas besoin que l’on inventât les éventails pour cacher lelaisser-aller de leurs yeux. Elle pouvait donc donner à du dépit laforme d’un désintéressement parfait. D’un autre côté, ce dépit, queM. de Maulévrier avait essayé de faire naître en affectant unetristesse et un désir qu’il ne sentait pas, pouvait venir autant dela vanité que de l’amour.

Mais la vanité est si près de l’amour dans les femmes du monde,tout cela est si divinement pétri et fondu, qu’intéresser l’un oul’autre amène souvent aux mêmes résultats. Or c’était précisémentle résultat dont M. de Maulévrier était avide. Il était arrivé à cedegré de l’amour, dans les êtres qui n’ont pasle triste et trèspeu fier honneur d’être poétiques,où la possession la moins délicate paraît la meilleure, et où cequ’il y a de plus adorable dans l’amour même serait sacrifiébrutalement à cette diabolique possession.

Ce jour-là, M. de Maulévrier sortit de chez Mme de Gesvres moinslassé et moins désolé qu’à l’ordinaire. Il n’aurait pas pu sevanter, il est vrai, d’avoir entendu murmurer le plus faible dépitdans tout ce que lui avait dit la marquise ; mais lapossibilité de ce dépit s’était offerte à lui comme une espérance,et il s’affermit dans la résolution d’attaquer par la vanité,endroit toujours mal défendu chez les femmes, cette forteresseimprenable à l’amour ; il s’en alla répétant les bellesparoles de l’Ecclésiaste.

– Elle ne m’aimera pas davantage, – pensait-il, – mais ellesuccombera ; elle succombera en femme du monde, froidement,élégamment, et dans sa cuirasse, sans qu’une telle façon de si peuse donner nuise à aucune de ses prétentions de cœur éteint. Ce quen’auront pu faire les sentiments tendres, les sentiments égoïsteset jaloux l’auront fait.

Ainsi, comme il arrive toujours, il était démoralisé par larésistance, et l’amour n’était plus à ses yeux que ce contact dedeux épidermes auquel le réduisait, sans cérémonie, cet insolent deChamfort.

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