L’Amour Impossible

Chapitre 6Les dernières coquetteries

À dater de ce moment, si ce fut une méprise, elle fut complète.M. de Maulévrier crut être aimé de Mme de Gesvres, et dès lors ilse mit à agir avec l’assurance qu’une telle persuasion doit donner.Seulement, à tout ce qu’il inventait de passionné, à tout ce qu’illui adressait de tendre, la railleuse marquise répondait en agitantses belles boucles brunes sur ses joues pâles avec l’air del’incrédulité la plus positive, et en lui rappelant le langagequ’il avait parlé pendant si longtemps. Elle aussi, comme on voit,avait changé le sien. Elle faisait expier ainsi à M. de Maulévriertous les petits mensonges qu’il s’était permis ; mais, il fautbien le dire, la pénitence n’allait pas plus loin que cet aird’incrédulité. Maulévrier pouvait très bien penser que c’était làune de ces délicates comédies prolongées dans les intérêts dudénouement, comme en jouent souvent les femmes expertes enbonheur ; car, excepté cette sourde oreille de haute chasteté,cette retenue de robe montante seulement dans le langage, tout cequ’osait M. de Maulévrier dans les détails du tête-à-tête nerencontrait pas une résistance, et Dieu sait si la contemplationétait dans les allures de son génie ! Bérangère de Gesvresétait beaucoup trop marquise pour avoir, au moindre transport del’homme dont elle avait, en résumé, accepté l’hommage, puisqu’ellele recevait tous les soirs, de ces soulèvements de pudeureffarouchée qu’ont les femmes de mauvais ton qui se croientvertueuses, de ces désordres qu’à leur rougeur on prendrait presquepour des désirs. Elle n’avait point la prétention d’être un ange,et cependant elle eût mieux justifié, à certains égards, une telleprétention que beaucoup de femmes, à la tournure en fuseau, poséeséternellement en vignettes de poésies modernes, vaporeusescréatures qui boivent quatorze verres de vin de sauternes aprèssouper, et se vermillonnent quand les doigts d’un homme ont presséleur main à travers un gant. Elle n’était point de cette raced’êtres éthérés et d’une moralité si supérieure, mais c’était unefemme que l’horreur de tout ce qui n’était pas gracieux préservait.Elle ne voulait donc pas faire tort aux enivrantes séductions de sapose en se défendant contre les témérités de la caresse.L’aristocratie de sa nature avait l’épouvante et le dégoût d’unelutte quelconque. Aussi son amant buvait-il à longs traits dans lacoupe d’opale de ses épaules la cruelle ivresse des bonheurs nonpartagés, – un grand délire qui finit par une grande angoisse, –tandis que sous l’impression de tous les égarements qu’elle faisaitnaître, là où les autres femmes se livrent ou se refusentd’ordinaire, elle restait toujours élégante, toujours convenable,toujours marquise. C’était réellement un abîme de glace, mais unabîme qui donnait le vertige. Après cela, comment n’eût-elle paspardonné à ceux que le vertige entraînait ?

D’ailleurs, convenons-en sans hypocrisie à l’honneur de lapureté des femmes très belles, souvent on les croit sous l’empiredes émotions les plus troublantes qu’elles n’éprouvent que la trèsimmatérielle jouissance de la vue des transports qu’elles excitent.Mme de Gesvres l’éprouvait peut-être ; peut-être aussi, ellequi avait sur l’amour de ces idées qui avaient effrayé Maulévrierdès l’abord, voulait-elle grandir l’amour de cet homme jusqu’àl’ineffable et incroyable idéal devant lequel il s’était cabré, uncertain soir ? Si bien éprise que soit une femme, il n’en estpoint qui ne cherche à augmenter par tous les moyens possibles lapassion qu’elle a inspirée. C’est le machiavélisme des cœurs lesplus tendres. C’est aussi la seule explication qu’il y ait de cesrésistances de lionne, sous prétexte de vertu, dans desorganisations si bien combinées pour la défaite ; résistancedont la pensée ne viendrait jamais aux filles d’Ève, si ellesn’avaient appris de mesdames leurs mères « que se donner,c’est diminuer l’amour ».

Cette vieille tradition, si bien justifiée par l’expérience,cette inébranlable notion du catéchisme des petites filles,semblait être la limite que Mme de Gesvres opposait à M. deMaulévrier. L’orgueil de cette femme était donc ici endéfaut ; cet orgueil titanique de la beauté la plus célèbre deson temps et qui lui faisait souvent dire, avec le plus somptueuxde ses regards, que les femmes qui valaient quelque chose devaientattacher par leurs faveurs mêmes, n’osait pas risquer les hasardsde la plus grande de toutes en l’accordant. Certes ! ni sonpassé ni sa réputation ne l’accusaient d’être cruelle, et il était,d’un autre côté, après tout ce qu’elle avait autorisé en ne ledéfendant pas, impossible à M. de Maulévrier de penser tout bas ceque disait tout haut le roi Henri III d’une des princesses de lamaison de Lorraine, qui lui avait assez impertinemment résisté. Lemot de l’énigme était donc dans la tête ou dans le cœur de cettefemme, mais pas ailleurs ! C’est en vain que M. de Maulévrierse rappelait tout ce qu’il avait lu sur les femmes et observélui-même sur le vif. Comme, en somme, les observations d’un dandyne sont pas fort nombreuses, et ses lectures encore moins, il netrouvait rien dans le rare trésor de ses connaissances qui pût luiexpliquer l’étrange conduite de la marquise. Alors, malgré sa hainedu commun, il était obligé de se rejeter aux idées vulgaires decoquetterie, le refuge des hommes quand ils ne comprennent plusrien au manège des femmes. Et encore, se disait-il, – car ils’était mis à raisonner depuis peu, – de la coquetterie qui n’agitplus vis-à-vis des autres, de lacoquetterie en tête à tête, c’est de l’amour, et, si c’est del’amour, – ajoutait-il, enchanté de sa découverte, – pourquoi pastoutes les conséquences de l’amour ? À tout prendre, c’étaitlà un raisonnement assez juste ; seulement, il était aussistupide pour le cas présent que lefameux to be or not to be del’écolâtre de shakespeare, car la logique ne pouvait pas plusexpliquer Mme de Gesvres qu’elle n’expliquait, dans la bouche de cedamoiseau d’Hamlet, et ce monde-ci et l’autre monde, s’il en fautabsolument deux. Je l’ai dit plus haut, Mme de Gesvres, quoiquefemme, avait un bon sens rare chez les hommes, et que sa vie decoquette n’avait pu fausser. Mais quand il s’agissait de sentimentsou de sensations, le bon sens se voilait tout à coup, la queue duserpent menait la tête, et cette femme, d’un coup d’œil si étenduet d’un discernement si sûr, devenait l’inconséquence en personne.Ce n’était plus alors qu’une de ces créatures de vif-argent quinichent des essaims de caprices dans les plis de leurs jupes ;elle les secouait, les caprices pleuvaient. Elle accordait ceci ourefusait cela. Pourquoi ? Qui le savait ? Les femmes quilui ressemblent le savent-elles ? Dieu lui-même, au jour de sajustice, n’aura pas le courage de leur demander compte du bien oudu mal qu’elles auront fait.

Du reste, quand elle accordait le plus, jamais un aveu, jamaisun mot d’abandon ou de tendresse ne tombait de ces lèvrescharmantes qui n’étaient pas inaccessibles.

Elle avait pour système de ne point faire de réponse auxquestions dont l’amour a soif.

Elle conservait et savait varier à l’infini les gentillesses desa moquerie du premier jour, quand Maulévrier lui apprit qu’ill’aimait presque d’une aussi folle manière qu’elle avait envied’être aimée. Hélas ! il se payait comme il pouvait de sesabaissements, en enlaçant ses bras avides autour de ses genoux quirestaient strictement unis, autour de ces flancs immobiles, commeautour de l’autel d’airain de quelque divinité inexorable.

Elle, tranquillement assise, le regardait, pâle et frémissant, àses pieds, avec ce regard attentif (son regard vrai et son plusbeau) qu’elle avait toujours quand elle éprouvait l’intérêt dequelque chose, et elle restait longtemps ainsi, souriante comme laGrâce, silencieuse comme l’Ironie, mais peut-être aussi comme leBonheur.

Elle avait cette beauté qui passionne (et étonne un peu dans lesfemmes) d’un secret admirablement gardé, tout cela accompagné deces familiarités adorables dont les femmes bien nées ont seules lamesure, et qui retiendraient un homme à leurs pieds, en dépit desplus implacables rigueurs.

Les hommes les plus positifs eux-mêmes se laissent prendre à cesriens charmants, dont on enveloppe mielleusement toutes lesfroideurs et tous les refus. M. de Maulévrier en étaitéternellement victime. Elle lui aurait fait trouver bons les régalsles plus amers. Elle lui eût fait aimer les soufflets.

Cet homme appelé fat par les femmes, ce fier sicambre de salon,ployait la tête, mais ce n’était pas, comme le barbare, sous unecolombe descendant du ciel : Mme de Gesvres ne méritait pointune si douce image. Elle allait parfois jusqu’à l’atrocité avec sonamant.

C’étaient des négations si positives, si peu justifiées ;c’étaient des refus si nets, qu’il fallait être ensorcelé de cettefemme pour retourner briser ses questions aux mêmes réponses. Sûrede la grâce qu’elle déployait dans la forme quand elle disait unemaussaderie dans le fond, elle avait une manière inattendue,originale, de vous donner son coup de poignard, et on luipardonnait l’assassinat. Je n’en citerai qu’un exemple :

C’était, dans le cours de cette histoire, un des derniers soirsoù elle employa avec M. de Maulévrier les fascinations de cettecoquetterie fabuleuse qui allait expirer pour faire place à ce quele monde lui avait laissé de noble et de bon ; ils étaient àleur place habituelle, sur cette causeuse où ils ne causaient plus,sur cette causeuse, hélas ! complice de bien desrapprochements dangereux.

M. de Maulévrier avait glissé son bras autour de ce divincorsage, qui contrastait par sa puissance avec les élégances un peuétiolées de notre âge, avec ces tailles d’épi tremblant ou deguêpe, d’une insaisissable volupté. Il rabâchait, Maulévrier, maisl’amour est un rabâchage, et, d’ailleurs, elle le forçait bien auxredites ; il était ardent et suppliant comme peut-être il nel’avait jamais été.

Au lieu de l’écouter, au lieu d’être émue, comme une enfant oucomme une chatte elle s’empara, par un mouvement pleind’insouciance et de taquinerie, d’un petit portefeuille d’ivoiresculpté que Maulévrier portait toujours et dont elle avait senti, àtravers le vêtement, les pointes d’acier aiguës et blessantes.C’était un ravissant bijou que ce portefeuille. Il avait été donnéà M. de Maulévrier par Mme d’Anglure, mélancolique souvenir del’amour absent et fidèle ! Elle l’ouvrit, et, après en avoirtourné curieusement les feuilles blanches encore et parfumées, elle(qui écrivait d’ordinaire des billets du matin à peine lisibles)traça dans sa main et les coudes en l’air, avec une netteté et unefermeté admirables, de la pointe du léger crayon que lessuppliantes caresses de M. de Maulévrier ne firent point trembler,le mot jamais, qu’elle lui montra avec une malicetriomphante.

À la réponse, n’est-il pas facile de deviner ce que cet enragéde Maulévrier demandait ?

Ce grand mot de jamais, elle l’avait déjà dit, et il n’y avaitpas cru, amoureux et fat tout ensemble ! Elle l’avait dit, et,mon Dieu ! toutes le disent et le répètent jusqu’à cequ’elles… ne le disent plus.

Seulement, nulle d’elles peut-être, comme la marquise, n’eûtsongé à l’écrire, ce mot, dans un pareil moment d’un tête-à-tête,et cela d’une main aussi libre et aussi sûre que si elle avaitécrit le temps qu’il faisait à Paris à son mari, toujours à lasuite de l’ambassadeur de Russie.

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