L’Amour Impossible

Chapitre 7L’intimité

Cependant les choses ne pouvaient pas durer ainsi pluslongtemps. L’amour, si grand qu’il soit, ne change pas leshabitudes de toute la vie, du moins à Paris.

M. de Maulévrier était un homme du monde, et l’homme du monde serévoltait un peu quand l’amoureux se courbait si bien. Ces révoltesavaient lieu surtout quand M. de Maulévrier s’éloignait de Mme deGesvres.

Quoiqu’il fût terriblement cousu à sa jupe, quoiqu’ill’accompagnât si fréquemment dans ses promenades du matin que l’oncommençait à parler, parmi les oisifs du bois de Boulogne, de lalune de miel de cette liaison, il y avait pourtant des moments oùil fallait quitter cette grande charmeresse qui le lanternait avecces réserves qu’elle avait l’art et la puissance de lui fairesubir.

Dans ces moments-là, comme il se retrouvait plus de calme etqu’il pouvait mieux se juger, il convenait, avec une extrême bonnefoi, que sa position vis-à-vis de la marquise ne lui faisait pas unhonneur immense, et alors il se mettait à lui écrire des lettrespleines d’une passion vraie, et dans lesquelles il revenaittoujours à ce vieux refrain de l’amour, à cette éternelle question,ce m’aimez-vous ? importun parfois, quele scepticisme des cœurs ardents pose encore, même quand on y arépondu.

Ces lettres étaient réellement très catégoriques ; ellespoussaient la marquise jusque dans ses derniers retranchements. Iln’y avait plus là de main ou de taille laissée sournoisement pourgage du silence qu’on affectait, ou en expiation du rire incréduledont on arme sa physionomie, traître rire si blessant pour lescœurs bien épris !

Tous ces moyensdu Traité du Prince desfemmes n’étaient plus de mise contre des lettres auxquelles iln’était vraiment pas possible de répondre autrement que par unaveu. C’est pour cela que Mme de Gesvres n’y répondait pas.

M. de Maulévrier avait d’abord pensé que cette répugnance àécrire, dont elle ne donnait pas plus de motifs que de tout lereste, était de la haute prévoyance en usage chez beaucoup defemmes, – car ces douces et pures colombes ont parfois toute laprudence des serpents qui ont le plus rampé, – mais il n’avait puconserver longtemps cette idée quand il avait entendu si souventMme de Gesvres, dans ses jours de gaieté étincelante, tenir auxhommes de son salon le langage de la corruption la plus élégante etla plus audacieuse ; quand il l’avait vue l’accepter, lui,Maulévrier, comme son amant officiel aux yeux du monde, quoique,selon son expérience, ce ne fût pas la peine de se compromettrepour si peu.

Mais, encore une fois, la terre est ronde, et les femmes, commela Fortune antique, ont, si divines qu’elles soient, un pied surcette boule qui tourne toujours ! Les choses ne pouvaient doncrester ainsi.

Mme de Gesvres, qui avait désiré, dès l’origine, inspirer à unhomme qui lui plaisait plus que tous ceux qu’elle avait l’habitudede voir un sentiment vrai et digne d’elle, Mme de Gesvres étaitarrivée avec triomphe au but qu’elle s’était proposé. Pourl’éprouver peut-être, cet esprit altier qui avait tant discuté sadéfaite, elle l’avait fait descendre dans les neuf cercles d’unecoquetterie infernale ; mais il était bien temps qu’elle luimontrât, du moins en perspective, une échappée de ce paradisqu’après tout un ange n’avait jamais gardé avec une épéeflamboyante. D’un autre côté, comme il y a toujours un peu delâcheté dans les meilleurs sentiments d’une femme, peut-être Mme deGesvres avait-elle compris que jouer plus longtemps au sphinx avecMaulévrier était risquer imprudemment ce qu’elle appelait, avec unehypocrisie mélancolique,sa dernière conquête. Ainsi, vanité,compassion secrète, amour, ou du moins le désir de l’amour, que M.de Maulévrier lui avait fait retrouver dans l’abîme d’ennui où ellese traînait, tout, jusqu’à la pluie qui se mit à tomber, – et quine sait l’influence de la pluie et du beau temps sur lesrésolutions et la moralité des femmes ? – tout lui fut une loid’abandonner une coquetterie qui avait servi, sans nul doute, àcacher des sentiments plus profonds.

Un jour donc que, dans l’impossibilité de sortir, elle n’avaitpour toute ressource contre l’ennui, le vrai vampire des femmes dumonde, que ses réflexions qui ne savaient pas l’en défendre, et unebroderie qui n’avançait pas beaucoup dans ses mains hautaines, ellese mit à tirer les lettres de M. de Maulévrier du mystérieuxcoffret où elle les avait ensevelies, et où étaient venuess’engloutir, dans du satin rose et sans espérance, tant de lettresd’amour depuis dix années : sépulcre parfumé dont le temps,hélas ! allait bientôt sceller la pierre.

Ces lettres qu’elle relut l’amenèrent tout doucement à laconfiance, car voici, quand elle les eut lues, ce qu’elleécrivit :

Non, je n’ai pas d’amour pour vous, mon ami, et pourtant j’aibesoin et désir de vous voir. Je suis froide, c’est lavérité ; et pourtant vous me faites éprouver une émotioninconnue lorsque vous brûlez ma froideur sous vos transports. Jen’ai jamais été ainsi, même avec la personne que j’ai le plusaimée… Il n’y a rien de véritablement intime entre nous,dites-vous ; et pourtant j’ai eu tout de suite confiance envotre caractère, si ce n’est dans votre affection que vous m’avezniée si longtemps. Rappelez-vous tout ce que vous m’avez dit ;jugez si je puis avoir la foi qu’il faudrait pour me faire devenirce que… je ne suis pas encore. Si vous tenez à ce changement aussivéritablement que vous le dites, ne vous repentez pas de m’avoirouvert votre cœur. La crainte de vous voir trop souffrir pourraitseule l’emporter sur ma rebelle nature. Si vous saviez comme jevous serais reconnaissante de bannit de mon âme la défiance quifait ma réserve ! Trompée, toujours trompée, dupe sanscesse ! jugeant toujours les autres d’après ce quej’éprouvais. Et ne m’accusez pas de mensonge ; quand j’ai leplus aimé, j’ai toujours gardé au fond de mon cœur les expressionsqui eussent pu faire croire à une exagération que je redoutais plusque tout au monde. Adieu ; voilà de la confiance. J’espère quevous ne vous plaindrez pas ce soir comme hier de ma réserve. Venez,venez, je vous attends.

BÉRANGÈRE.

En somme, ce billet était digne de la main qui l’avait tracé.Soit instinct, soit calcul, Mme de Gesvres avait exactement mesuréla dose d’espoir qu’il fallait à M. de Maulévrier pour que, fatiguéd’une résistance sans terme, il ne s’en allât pas visiter Florenceou Naples, seule manière de se suicider que les gens de bas étagen’aient pas prise encore aux gens comme il faut ! De telsbillets, envoyés aux époques critiques d’un amour qu’on redoute devoir expirer, sont de l’élixir de longue vie ; c’est du laitd’ânesse pour la phtisie du cœur. Sans doute, ce billet avait toutela séduction du mensonge ; mais il était vrai cependant commes’il n’eût pas dû séduire, vrai comme peut l’être la pensée d’unefemme, dont les vérités les plus claires ne peuvent jamais avoir,comme l’on sait, une limpidité parfaite.

Ainsi, que ce fût de l’amour ou non, et qu’importe le mot sil’on a la chose ! Mme de Gesvres avouait dans sa lettre qu’unlien l’attachait à M. de Maulévrier, et que jamais la personnequ’elle avait le plus aimée ne lui avait fait éprouver l’émotionqu’il produisait en elle, lui qu’elle n’aimait pas !

Certes ! un tel aveu était de nature à faire rayonner danstoutes les splendeurs de l’orgueil cette queue de paon que traîneaprès soi l’amour de l’homme du monde le plus dévoué, l’amour leplus cygne de candeur et de pureté, au bord des lacs les plussolitaires. Jamais M. de Maulévrier ne s’était aperçu de cetteémotion, que la froideur naturelle à la marquise dominait trèsbien, aveuglé qu’il était lui-même par la sienne ; mais rienn’était plus vrai pourtant. Ce qui devait l’être moins, c’étaitcette défiance dont elle le priait, avec une tristesse pour lapremière fois si tendre, de l’affranchir, et qu’avec l’inébranlableconscience d’une beauté pareille à la sienne, l’expérience du cœuret la sagacité d’une femme, elle ne pouvait pas conserver.

Mais M. de Maulévrier, à qui elle parlait de défiance et à quielle avait fait connaître ce sentiment jaloux et cruel en glissanttoujours dans ses mains au moment où il croyait la saisir, M. deMaulévrier n’eut pas d’abord, après cette lettre, la joie qu’ilaurait dû naturellement éprouver.

Comme, à force de prestiges, elle lui avait faussé le regard, ilvit là une coquetterie de plus qu’il ajouta à toutes les autres.Erreur profonde, qu’il abjura bientôt quand il la vit garder aveclui une simplicité affectueuse qu’il ne lui connaissait pas encore.Ce fut une transformation pleine de merveilles que le changementqui s’opéra tout à coup dans Mme de Gesvres.

Le duel qui avait duré si longtemps entre elle et l’hommequ’elle avait toujours battu, il est vrai, mais qu’elle avaittoujours trouvé prêt à recommencer la bataille, ce grand duel queles lois du monde font de l’amour, cessa enfin. Où ils avaientlutté, ils se reposèrent.

Elle ne se livra pas davantage, mais Maulévrier, la voyant sidésarmée, put croire qu’elle était plus à lui. Nulle idée de salon,nul sentiment de vanité ne vinrent jeter leur ombre sur cette phased’une liaison qu’à l’origine de pareilles idées, de pareilssentiments avaient malheureusement compliquée ; ils vécurent àcôté de leurs habitudes.

Leur intimité n’eut ni petites ruses ni déchirements. Ce fut del’intimité rare, grave, profonde, où les esprits s’intéressaientl’un par l’autre, où les cœurs cherchaient ardemment à setoucher ; de l’intimité qui devrait suffire à la vie d’êtresdistingués et intelligents, si la vie n’avait de ces soifs follesqu’une telle intimité n’étanche pas.,

« Qu’elle croie en moi et à mon amour, elle qui voudrait sibien y croire, – se disait M. de Maulévrier, et je touche aubonheur suprême. » Et plein d’espérance depuis la lettre quiavait daté le changement de langage et de façons dans Mme deGesvres, il cherchait, par tous les moyens qui sont à ladisposition d’un homme spirituel amoureux, à la convaincre de sonamour. Malheureusement, au dix-neuvième siècle, ces moyens ne sontpas en grand nombre. Les dévouements y deviennent de plus en plusimpossibles.

Dans leur position à l’un et à l’autre, avec la facilité qu’ilsavaient de se voir et le peu de dangers qu’ils couraient à s’aimer,il ne leur restait pour se prouver qu’ils s’aimaient que lesexpressions de l’amour même, et ces soins incessants, ce culteextérieur dont on entoure l’objet préféré.

Maulévrier prodiguait tout cela, mais à moins qu’il ne se jetâtvivant sous les roues du coupé de la marquise, pour lui donner lapreuve qu’il lui fallait de son amour, franchement, il ne pouvaitpas davantage.

Et Mme de Gesvres finit par le comprendre, ou, du moins, parmontrer à M. de Maulévrier qu’elle le comprenait. Fut-ce le bonheurd’être aimée, ou le désir de rendre leur intimité plus profonde encomblant les vœux d’un homme qui méritait bien tout ce qu’une femmecomme elle avait donné à d’autres qui ne le valaient pas, fut-cetout cela qui la poussa à être juste envers M. de Maulévrier, et àrépondre à ses protestations brûlantes, comme elle le fit un soir,avec un naturel qui pouvait paraître bien grave pour laisser tomberune chose si charmante :

– Je ne doute plus de votre amour,Raimbaud ; maintenant, je vous crois.

M. de Maulévrier a avoué depuis qu’elle l’avait tant accoutumé àson désolant scepticisme qu’il n’eut pas d’abord tout le bonheurqu’un tel mot devait lui donner. Ils s’étaient longtemps promenéssur le balcon qui dominait le jardin de l’hôtel habité par elle. Ilfaisait le plus sentimental clair de lune ; mais ils n’étaientpas gens à regarder au ciel, commedans Corinne : c’était là le moindre souci deleurs pensées. Ils étaient rentrés dans le boudoir jonquille, ets’étaient assis près de la porte du balcon laissée ouverte, parlaquelle arrivaient, dans ce nid tiède et ambré d’une femmeélégante, les bouffées pures et fraîches du jasmin et deschèvrefeuilles. On entendait le bruit des voitures qui gagnaient leboulevard de ce côté, et qui, dans l’éloignement et dans la nuit,rappellent si bien les grands murmures d’une mer agitée. Mais ni lanuit, ni les parfums du dehors, ni ces bruits qui ressemblent auxplus beaux qu’il y ait dans la nature, rien de tout cela n’influaitsur les dispositions de ces deux enfants d’une civilisationraffinée, de ces deux âmes vieillies au sein d’une société positiveet spirituelle, et n’ayant jamais vécu que sous des plafonds.

– Oui, je vous crois, – reprit-elle. – soyez heureux, si vous lepouvez, d’un pareil aveu, mais moi, vous le dirai-je, monami ? je n’éprouve point à croire que vous m’aimez réellementle bonheur sur lequel j’avais compté. Je ne veux plus vous tromper.J’ai renoncé à toutes ces petites faussetés que nous avons misesd’abord entre nous. Je vous le répète, je suis sûre maintenant quevous m’aimez, Raimbaud ; votre amour me touche ; maisj’en suis plus touchée qu’heureuse, et, vous voyez si je suisfranche, je m’en plains à vous.

Maulévrier, qui n’avait jamais vu jusqu’au fond du cœur de cettefemme sur le point de se révéler à lui, prit ces tristes mots pourl’exigence d’une âme vive, et le bonheur fier qui commençait à luisoulever le cœur ne fit que s’accroître en l’écoutant. La confiancede l’homme aimé l’égara, et il répondit, comme un dieu qui peutdonner le ciel et la terre, avec la plus épouvantable fatuité.

– Ah ! – dit-il, – ne vous plaignez pas, Bérangère !puisque vous croyez à mon amour, toutes les félicités sontpossibles. Dès demain, sur ce cœur que vous ne repoussez plus, vousserez vengée de l’attente de ce bonheur qui vous semble tarderaujourd’hui.

– Que vous êtes bien un homme, – fit-elle, en haussant sessplendides épaules avec un mépris de reine offensée, – et que vousvoilà bien tous, orgueilleux et grossiers, même lesmeilleurs ! Vous croyez donc qu’il est quelque chose quipuisse remplacer pour une femme le bonheur qu’elle n’a pas trouvédans la foi même en votre amour ?

L’accent qu’elle mit à dire cela fut si vrai, que M. deMaulévrier, tout homme du monde qu’il fût resté, n’osa pas soufflerla plus petite des impertinences dont il eût régalé, trèscertainement, toute autre femme qui, dans un pareil moment, se fûtavisée de prendre les airs dédaigneux d’un ange se voilant de sesailes à l’approche d’une créature inférieure.

Il resta silencieux. Lui sut-elle gré de son silence ?

– Raimbaud, – dit-elle, en lui tendant la main avec cette grâceincomparable qui lui subjuguait tous les cœurs, – il faut que jevous fasse une prière. Vous êtes venu chez moi par curiosité ;vous y êtes resté par attrait ; l’attrait est devenu del’amour. Jusque-là, c’est bien ; mais qui sait la fin desaffections les plus vives ? Mme de Vicq, que vous connaissez,ne voit plus du tout M. de Loménie, et l’on dit qu’ils ont été fousl’un de l’autre. Quoi qu’il arrive de nous, Raimbaud, voussentez-vous le courage de me promettre que nous ne nousbrouillerons jamais ?

C’était mâle et simple tout à la fois ; c’était de l’estimeexprimée en dehors de toutes les illusions de l’amour,

Une si noble prière fut un coup de lumière pour M. deMaulévrier. Il comprit tout ce que cette femme, sous des frivolitésapparentes, cachait de solide et de bon ; il comprit surtoutce qu’il y avait de flatteur pour lui dans une telle prière.

Elle, qui avait toujours rompu ou dénoué avec ces hommes qu’elleavait aimés quelques jours, devait lui donner le plus grand plaisird’orgueil que pût ressentir un caractère élevé en lui demandant derendre éternelles, au nom d’un sentiment plus haut placé quel’amour même, puisqu’il ne tombe pas en ruines comme l’amour, lesrelations que l’amour avait créées entre eux. Aussi, entraîné,promit-il tout ce qu’elle voulut, et lui fit-il les plus singuliersserments de lui rester à jamais fidèle pour le temps où il nel’aimerait plus.

– Eh bien ! puisque c’est chose convenue, – dit-elle enrespirant longuement, comme si elle eût été débarrassée d’un poidsterrible, – je puis à présent tout vous dire. Mon pauvre Raimbaud,je ne vous aime pas.

Elle avait d’abord flatté son orgueil pour l’enchaîner, puiselle le blessait.

M. de Maulévrier devint pâle encore plus de colère que dedouleur, car le malheur des gens d’esprit est de croire qu’on veutles jouer à propos de tout, et les commencements de la liaison deM. de Maulévrier avec Mme de Gesvres fortifiaient en lui cetteidée-là.

Mais elle ne lui donna pas le temps de l’interrompre.

– Pas de colère, Raimbaud, – continua-t-elle, – ce seraitvainement m’insulter. Ce que je viens de vous demander à l’instantmême, ce que vous m’avez promis, vous permettent-ils de me maljuger ? Toutes mes coquetteries avec vous sont mortes etenterrées ; hélas ! je sens que ma dernière illusion s’enva aussi. J’avais cru pouvoir vous aimer ; je l’avais désiré,et je sens que je ne puis pas. Je vous le dis : en quoisuis-je coupable ? Ah ! je suis plus malheureuse quevous !

» Écoutez-moi, – ajouta-t-elle, avec la pitié intelligente d’unefemme qui sait qu’on adoucit les douleurs de l’amour le plus vraien parlant à nos vanités immortelles, – je ne puis pas vous aimer,vous, et vous êtes cependant l’homme qui m’ait d’abord le plusattirée et qui m’ait plu davantage. Vous êtes l’esprit le plusdistingué que j’aie jamais rencontré, et, sous les manières lesplus séduisantes, le caractère le plus noble et le plus sûr. Vousêtes tout cela, Raimbaud, pour moi et pour les autres ; maisvoici ce que vous n’êtes que pour moi. De tous les hommes que j’aiaimés, vous êtes celui gui m’a donné le plus de ces émotionsauxquelles ma froideur est rebelle, et vous êtes le seul à qui j’aifait jamais un pareil aveu. Vous êtes le seul dans le tête-à-têtede qui je ne me suis jamais ennuyée. Vous êtes le seul à qui j’aidit : « Nos vies se sont touchées ; quoi qu’ilarrive, engageons-nous tous les deux à ne les séparerjamais. » Enfin, vous êtes le seul encore à l’amour duquel,avec mon expérience des hommes, je me serais livrée sans peur etsans fausse honte, tant les défiances que j’ai eues longtemps, vousavez su les surmonter et les vaincre. Voilà, Raimbaud, ce que vousm’êtes, et pourtant tout cela n’est pas de l’amour. Je senstoujours en moi le calme effroyable dont j’espérais que vous meferiez sortir. Je voudrais vous être asservie, et je ne le suispas. Les sacrifices que je vous ferais, je ne vous les ferais quecomme à un ami qu’on estime, sans entraînement, sans ivresse. Il ya des soirs où vous me plaisez extrêmement dans la causerie ;mais à quoi plaisez-vous en moi ? C’est à mon esprit ; etje ne sens pas, comme quand on aime, le contrecoup de ce plaisir metroubler le cœur. Vous n’êtes pas pour moi l’intérêt passionné quej’attendais et dans lequel je voulais perdre l’ennui terrible de mavie. Moi qui ai aimé, et des hommes que vous auriez raison demépriser, Raimbaud, – je ne puis me méprendre à ce qui est ou n’estpas de l’amour… Vous en êtes digne, et moi, qui le reconnais, jen’en saurais éprouver pour vous. Ah ! mon ami, pour qu’il ensoit ainsi, il faut qu’il n’y ait plus rien en moi de vivant,d’ardent et de jeune. Tout est consommé, tout est fini ; jem’agite encore, je me monte la tête, mais c’est inutile. Je retombedans l’horrible sensation de mon néant. Vous qui m’aimez, votreposition vaut mieux que la mienne ; je suis plus à plaindreque vous !

Et elle se mit la tête dans ses mains en achevant ces parolesdésespérées, qui tuèrent la colère de M. de Maulévrier etl’éclairèrent tout à coup sur le compte de celle qui venait de lesprononcer. Ivre de pitié à son tour, il crut qu’elle pleurait,ainsi penchée, et il se mit à genoux devant elle, écartant lesmains du front qu’elles couvraient. Mais elle ne pleurait pas. Sesyeux étaient désolés sans larmes. Ils tombèrent sombres dans ceuxde son amant, avec ce vague sourire des douleurs profondes etsurmontées.

– Levez-vous, – fit-elle, avant qu’il pût exprimer un des millesentiments qui l’agitaient ; – j’entend Laurette. – EtLaurette, qui ouvrait effectivement la première porte du boudoir,parut sur le seuil de la seconde et annonça Mme d’Anglure.

Ce nom leur causa un tressaillement à tous les deux.

Mme d’Anglure, revenue si brusquement de la campagne, où elleétait pour longtemps encore, et apparaissant tout à coup, à unepareille heure, chez la femme qui avait pris son amant et chez quielle allait le rencontrer… c’était étrange.

– Faites entrer, – dit la marquise avec sa grâce nonchalante etcomme s’il s’était agi d’un de ses habitués les plus fidèles.

Et la comtesse d’Anglure entra.

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