L’Amour Impossible

Chapitre 5L’aveu

Quoique M. de Maulévrier n’acceptât pas le programme de Mme deGesvres sur la manière dont elle prétendait être aimée, il sentaitpourtant, à de certains frémissements qui passaient en lui près decette femme, et au poids de préoccupations qui le suivaient quandil n’y était plus, qu’il aurait pu remplir quelques conditions dece terrible programme, l’utopie des imaginations du siècle. Rien neressemblant plus à l’amour dans les hommes que les désirs que l’onfait attendre, M. de Maulévrier croyait à la grandeur de son amourpar la grandeur de ses impatiences. Seulement, ce soi-disant amourn’avait ni rêveries, ni larmes, ni désespoir, ni tous lesmouvements des âmes jeunes et tendres. C’était un amour d’homme devingt-six ans, d’homme d’esprit, d’homme du monde qui a beaucoupvu, beaucoup senti, et qui s’est aussi beaucoup moqué. C’était unamour qui ne jetait pas la vie hors du droit commun et qui n’enétait pas moins très réel, très impérieux, et pouvait devenir trèsamer.

Or, un pareil amour se prenant à une femme comme la marquise deGesvres, âme sauvée par la froideur des sens et la mobilité del’esprit de l’éclat funeste des passions, un pareil amour avaitbien des difficultés à vaincre. Sur ce point, malgré sa fatuité, M.de Maulévrier ne s’illusionnait pas. Tous les jours il faisait desdécouvertes dans le caractère de la marquise, et ces découvertesl’accablaient. Ce qui le soutenait, c’est qu’elle était ennuyée, etque l’ennui est peut-être chez les femmes le besoin d’avoir del’amour. Mais cette femme ennuyée, qui n’avait pas comme lui de cesardents désirs qu’il ne faut pas calomnier, avait comme luil’esprit qui juge et qui trouve je ne sais quelle affection secrètedans l’expression de tous les sentiments un peu vifs. Il était doncpresque impossible d’agir sur cette tête trop saine pour ne pasêtre rebelle à l’enthousiasme, et certainement il aurait désespéréd’un tel résultat si ce qui se brise le dernier chez un homme, lavanité, ne l’avait pas induit à persévérer.

Ce qu’il savait de la marquise fut la cause du silence qu’ilcontinua longtemps encore de garder sur les sentiments qu’il avaitpour elle. Il s’imaginait qu’avec une femme qui, à toutes lesépoques de sa vie, avait vu la terre à ses genoux, rester deboutserait d’un effet favorable et paraîtrait du moins distingué.Sachant combien la contradiction exaspère les natures féminines, ilalla quelquefois jusqu’à nier à la fierté persane de cetteBérangère, dont la beauté ne rencontrait pas plus d’indifférentsque de rivales, qu’il pût jamais l’aimer d’amour. Elle, à qui l’onn’avait jamais dit de telles impertinences, n’y croyait pas et luisoutenait, au contraire, qu’il était déjà amoureux d’elle aux troisquarts. Alors il s’engageait entre eux de ces débats, gracieux etlégers dans la forme, qui plaisaient à l’un et à l’autre parcequ’ils appartenaient l’un et l’autre à une société où la grâceconsiste à jouer avec ce qu’il y a de plus sérieux dans lessentiments et dans la pensée.

Mais ce manège, sur le succès duquel M. de Maulévrier avait tropcompté, et qui aurait réussi avec la plupart des femmes que lemonde traite en souveraines, échoua contre Mme de Gesvres.Échoua-t-il contre son indolence ou contre sa sagacité ?Vit-elle clair sous ces déclarations mensongères et peu aimablesque lui jetait incessamment Maulévrier ? On ne sait, maistoujours est-il qu’elle le laissa fort tranquillement se fatiguerdes petites faussetés qu’il avait d’abord cru habiles. D’honneur,elle aurait mérité de porter dans ses armes la devise desRavenswood. Elle attendit le moment de larevanche avec une patience orgueilleuse, et il ne manqua pasd’arriver. Ce pauvre Maulévrier se sentait pris par la famine,faute de demander ce que peut-être on ne lui refuserait pas. Aussi,après avoir caracolé, pour l’honneur des armes, sur les limitesd’une galanterie que sa vanité d’homme gâté par l’amour aveugled’une maîtresse esclave ne devait pas franchir d’un bond, ils’attacha enfin au courageux parti de sortir d’un sigisbéismechevaleresque qui, avec cette damnée marquise, aurait pu durer sansprofit jusqu’à la consommation des siècles. Il saisit l’occasionqu’elle lui offrait tous les soirs, dans leurs longs tête-à-têtesur la même causeuse, pour lui dire très positivement ce qu’ellen’aurait peut-être pas voulu comprendre s’il s’en fût tenu à lalettre morte des cajoleries innocentes. Comme, depuis quelquesjours, Bérangère, très contente au fond du trouble qu’elle causaità un homme de l’aplomb de M. de Maulévrier, redoublait de beautépar l’intérêt qu’avaient pour elle, si ennuyée d’ordinaire, desrelations qui pourraient plus tard passionner sa vie, Maulévriern’eut pas de peine à oublier ses idées un peu sultanesques sur lesfemmes, et à parler avec beaucoup de facilité et d’entraînement unlangage bien plus suppliant qu’orgueilleux. Le désir contenu depuislongtemps et stimulé ce soir-là par tout ce que la supériorité encoquetterie de Mme de Gesvres put inventer de plus décevant et deplus traître, le désir enflamma et acéra sa parole. Il fut pressantet éloquent. Avec la joie qu’inspirait à Mme de Gesvres cettevolte-face de langage, une autre qu’elle eût trahi ce qu’elleéprouvait. Mais elle, chez qui les sens demeuraient toujoursharmonieusement et imperturbablement tranquilles, écouta avec unegrâce très peu émue la rhétorique de Maulévrier, comme si c’eût étéun conte arabe.

Pendant qu’il parlait, elle plissait sur son genou son mouchoirbrodé. Quand il eut fini sa tirade, elle en secoua tous les plisavec un geste de l’impertinence la plus dégagée, et se retournantde trois quarts vers M. de Maulévrier, dont les lèvres touchaientpresque cette belle épaule, brisée autrefois par la colère d’unhomme :

– Ah ! vous m’aimez ? – fit-elle. – Mais ma pauvreamie, Mme d’Anglure, que deviendrait-elle si elle savaitcela ?

Voilà comme elle le paya de ses frais d’éloquence. Ce simple motfit reculer de six pouces au moins les lèvres qui allaient se posersur la belle épaule qu’on ne leur tendait pas. Le nom de Mmed’Anglure, de cette femme aimée si longtemps et qui, depuisquelques jours, n’avait pas plus préoccupé M. de Maulévrier que sielle n’eût jamais existé, lui causa un douloureux étonnement. Pourêtre un homme et un homme amoureux, on n’est pas un monstre, et lepremier mouvement de Maulévrier fut fort bon. Le second fut aussice qu’il dut être. N’était-ce pas de surmonter une impression denature à affaiblir l’effet de l’aveu qu’il venait de risquer ?Il n’y avait point à reculer. Il est des moments dans la vie où,pour baiser le bas d’une jupe, on passerait sur le corps des femmesqu’on adorait hier avec le plus d’idolâtrie. Maulévrier marcha donchardiment dans le sens de la pente qui l’entraînait. Il jura à Mmede Gesvres qu’il n’aimait plus Mme d’Anglure ; et c’étaitvrai. Mais ce qu’il jura bientôt aussi, sans se soucier del’inconséquence de ce second serment après le premier, c’est qu’ilne l’avait jamais aimée, c’est que les circonstances avaient faitseules une liaison qu’il eût rompue cent fois sans l’affectiondévouée de Mme d’Anglure, et que, malgré cette affection dont ilavait été reconnaissant, Mme d’Anglure l’avait toujoursépouvantablement ennuyé. Ceci était faux et effroyable. Mais,hélas ! c’était un homme d’esprit qui parlait à une femmespirituelle d’une liaison de trois ans avec une femme jugéemédiocre ; mais c’était un homme amoureux qui parlait à lafemme qu’il aimait ; et quoi de plus dépravant que la femmequ’on aime ? Du reste, en insultant si menteusement son passé,M. de Maulévrier ne fut pas le seul coupable. Mme de Gesvres lepoussa à cela avec une adresse et une volupté infinies. Elle pritles airs d’une inconsolable pitié en parlant de cette pauvre petiteMme d’Anglure, qui était bien la meilleure des créatures humaines,mais qui ne devait pas être fort amusante dans l’intimité. Elleentraîna Maulévrier à lui fournir des détails qui pussent justifiercette opinion. Séduit par les câlineries soudaines de la voix quile questionnait, Maulévrier n’eut pas honte de soulever les voilesqui devraient toujours rester baissé quand on n’aime plus, parrespect pour ce qu’on aima. Il se rapprocha de la belle épaule que,dans l’électricité de ces confidences, il sentit frémir plus d’unefois contre la sienne. Ce fut de la part de cet homme, enivré ducontact de celle à qui il sacrifiait jusqu’à la mémoire d’un amouréteint, une complète apostasie. Elle savourait, en souriantsuavement, tous les reniements qu’elle lui dictait. Elle luidésignait tous ses souvenirs un à un pour qu’il marchât et crachâtdessus, et pour qu’il s’en vantât après comme ce matelotdansCandide, qui se vante fièrement d’avoir marché troisfois sur le crucifix au Japon. Elle éprouvait la plus délicieusesensation que pût éprouver une femme, et surtout une femme commeelle. Elle se moquait gaiement, finement, mais implacablement, avecun langage hypocrite et léger qui ne lui donnait aucun tortextérieur vis-à-vis de cette chère amie, qu’on allait délaisserpour elle. En vérité, ce fut une charmante soirée ; aussi selaissa-t-elle plus d’une fois baiser l’épaule avec tout l’abandonde l’amour.

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