L’Amour Impossible

Chapitre 2La première entrevue

Le lendemain, Mme de Gesvres alla au Bois, malgré l’humiditédéjà froide des matinées d’octobre. En revenant de sa promenade,elle fit quelques visites et rentra pour recevoir M. deMaulévrier.

Celui-ci vint peu de temps avant l’heure où l’on dîne, et commel’on était en octobre et que, d’ailleurs, l’appartement de Mme deGesvres était drapé avec toutes les prétentions au mystère qu’onttant de femmes qui n’ont rien à cacher, ils se virent à peine, touten se parlant d’assez près.

Ainsi ils commencèrent par où les autres finissent, car l’espritest la dernière chose que l’on montre dans ces premières rencontresqu’on appelle faire connaissance, etl’air, la figure et la pose y sont presque tout dès l’abord ;le reste vient après, s’il y a un reste, lequel, par parenthèse,n’est jamais accepté que sur le pied où l’air, la figure et la posel’annoncent : chose absurde, mais souveraine.

La conversation fut ce qu’elle est toujours quand on se voitpour la première fois. Cependant, comme ils étaient assez curieuxde se connaître l’un et l’autre, à cause de ce qu’ils avaiententendu dire en bien ou en mal de leurs augustes personnes, ilsmontrèrent plus d’entrain dans leur conversation qu’on n’était endroit d’en attendre d’une femme ordinairement ennuyée et d’un hommeordinairement indolent. Ils s’animèrent, ils firent feu de temps àautre avec la parole, et enfin ilsseparurent réciproquement très spirituels. Vivantsous l’empire de la civilisation parisienne, et n’étant plus nil’un ni l’autre au début de la vie (Mme de Gesvres avaittrente-deux ans et M. de Maulévrier vingt-sept), c’était la seulesensation qu’ils devaient se donner. Ils ne pouvaient éprouver cesridicules embarras qui prédisposent à l’amour et qui constituent àla première entrevue le douloureux bonheur d’être ensemble.

Ils parlèrent fatalement de Mme d’Anglure, puisqu’elle était lenœud de leur connaissance. Ils en parlèrent avec une sobriété et ungoût parfaits, comme l’on doit parler de son amie et de samaîtresse dans un monde où l’on est obligé de montrerl’indifférence la plus dégagée à propos de ses meilleurssentiments. Aux termes où ils en étaient, nulle allusion à laliaison de Mme d’Anglure et de M. de Maulévrier n’était possibleentre gens de si bonne compagnie. Qui des deux se la serait permisefût tombé dans le mépris de l’autre immédiatement.

Cette réception presque dans la nuit, grâce à l’heure avancéed’un jour d’octobre et aux obscurités de l’appartement,impatientait un peu M. de Maulévrier. Il y avait bien du feu dansla cheminée, mais c’était un brasier dont la lueur ne remontait pasjusqu’au visage de Mme de Gesvres, et dont le reflet mourait surdes pieds irréprochables dans leur svelte forme, mais pleins depuissance, et qui s’appuyaient avec plus d’aplomb que de légèretésur un coussin de velours.

Laurette fit cesser toutes les impatiences intérieures de M. deMaulévrier. Elle apporta une petite lampe d’albâtre qui déversaitune de ces fausses et charmantes lumières comme le génie du mal, lediable en personne, a dû en inventer pour l’usage des femmes quifont ses affaires dans ce monde ; car tout ce qui est mensongeleur va à merveille, et cette lumière est une flatterie.

Le coup d’œil de part et d’autre fut aussi assuré querapide.

– Je vous connaissais, Monsieur, – dit Mme de Gesvres.

– Et moi aussi, Madame, je vous connaissais, répondit M. deMaulévrier.

Ils s’étaient vus, la veille, aux Italiens, M. de Maulévrier,qui était seul dans sa loge, n’avait pu demander à personne quelleétait cette femme enveloppée dans sa pelisse pourpre avec un air siantidilettante, et Mme de Gesvres avait très bien remarquél’élégance d’un homme dont la physionomie indifférente avait l’airque nous pourrions supposer aux paresseuses divinités deLucrèce.

Mais l’attention de Mme de Gesvres, pour un homme dont lesregards obstinément fixés sur elle devaient avoir le velouté d’unhommage, ne dura que quelques instants. Gâtée par lesprosternements des hommes, objet des plus ardentes contemplations,cible ajustée par toutes les lorgnettes, Mme de Gesvres se détournabientôt de cet homme de plus qui probablement l’admirait. Comme cesoir-là était un de ses plus cruels moments d’ennui, elle sortitbien avant la fin du spectacle, et ne se douta point que la lettrequi lui fut remise en descendant de voiture fût précisément du seulêtre qui dans la soirée l’eût fait sortir, pour une minute, de sesanéantissements.

Par un hasard unique dans les annales de Mme de Gesvres, laseconde impression que lui causa M. de Maulévrier fut dans le mêmesens que la première. Comme l’on dit dans le monde, avec uneélégance positive et un peu abstraite, ellele trouva bien ; toutes les pluspassionnées admirations venant expirer à ce mot suprême, lescolonnes d’Hercule de l’éloge dans l’appréciation des gens bienappris.

Quant à elle, il était évident qu’elle était moins belle auxyeux de M. de Maulévrier, vêtue de gris comme elle l’était alors etavec un bonnet, – charmant pour qui n’eût été que jolie, – que laveille, les cheveux plaqués aux tempes, l’émeraude flamboyante aufront, et ses larges flancs respirant puissamment dans la peau debête fauve qui doublait sa mante écarlate. Il y avait entre cetteespèce de panthère étalée dans la cage d’une loge auThéâtre-Italien et la Parisienne sédentaire, assise près du foyer,sur sa causeuse, une différence immense, infranchissable, celle durose pâle de ses gorgères.

Mais quelles que fussent leurs impressions à tous les deux, ilsne s’en cachèrent pas plus qu’ils ne s’en communiquèrent le secret.Ils ne pouvaient encore se mentir l’un à l’autre, privilège d’uneconnaissance plus étroite et d’une intimité plus grande. Seulement,ils mentirent à Mme d’Anglure en lui écrivant leur opinion l’un surl’autre, M. de Maulévrier dans la soirée de cette premièreentrevue, et Mme de Gesvres huit jours après, comme si c’était enelle paresse pleine d’indifférence, mensonge de plus !

Voici quelques-uns des mensonges de M. de Maulévrier :

« Vous m’avez quelquefois reproché, ma chère Caroline, laprétention au coup d’œil d’aigle et à la vérité de la premièreimpression. Une fois de plus, une fois encore, je vais vous donnerdes armes contre moi. Vous grondez si bien et d’une voix si douce,que je désire beaucoup plus vos gronderies que je ne les crains. Jesors de chez Mme de Gesvres. Je viens de voir cette fière beauté sirenommée, et qui tout crûment me déplairait si elle n’était pasvotre amie.

« Hier, je l’avais aperçue aux Italiens, sans me douter quece fût elle. De loin, aux lumières, elle produit un effet assezimposant, mais de près et de plain-pied on s’arrange peu de tout cegrandiose. Franchement, quand on n’est pas impératrice de Russie etqu’on n’a pas empoisonné son mari, il ne sied pas en Europe d’avoirun genre de beauté comme celui-là.

« Mme de Gesvres, qui n’est qu’une des femmes les plusélégantes de Paris et qui n’a jamais empoisonné de mari, car à quoibon dans nos mœurs actuelles ? est une coquette éblouie etgâtée par les éloges, les admirations, les fausses amitiés et lesfaux amours, et qui n’entend pas plus les intérêts de sa beauté ques’il n’y avait pas de glace sur la cheminée et d’instinct de femmedans son cœur. Je l’ai trouvée mise comme vous auriez pu l’être, machère belle, vous d’une beauté si molle et si pure ! Commevous, elle ose bien fermer à demi ces yeux qui ne sont pas tropgrands, je vous jure, et qui, je crois, sont aisément durs. Mais cequi est en vous abandon et charme n’est en elle que chatterie etperpétuels artifices. Elle travaille immensément son sourire, maiselle ferait bien mieux de l’attendre que de l’appeler.

« Rien dans ce que je lui ai entendu dire ne justifie laréputation de personne d’esprit qu’on lui a faite. D’ailleurs,l’esprit d’une femme est tout ce qui semble l’expression de sonâme, et si Mme de Gesvres a de l’âme (car vous la dites bonne,compatissante, dévouée), rien n’en passe à travers sa beauté opaquequi n’étincelle jamais que du feu d’une plaisanterie, ou du désirde paraître plus grande qu’elle ne l’est en réalité, etc.,etc. »

C’est ainsi que M. de Maulévrier rendait compte à la charmantepetite d’Anglure de sa visite à Mme de Gesvres. Le jugement qu’ilvenait d’écrire, quoique vrai en plusieurs endroits, et en setenant aux surfaces d’une nature féminine qui ne manquait pourtantpas d’une certaine profondeur, ce jugement était complètement fauxd’après les sensations de celui qui l’avait écrit. La beauté de Mmede Gesvres, si critiquée, l’avait au fond trouvé très sensible, etni la robe inharmonieuse de soie gris de perle, d’une teinte tropindécise et trop pâle, ni ces rubans roses, noués sous ce mentonqui avait la matidité du marbre et l’idéalité du ciseau grec, nices sourires bassement mendiants de coquette, ni ces regardsmi-clos à dessein et voluptueux à froid, n’avaient empêché M. deMaulévrier de regarder Mme de Gesvres comme la plus belle créaturequ’il eût jamais vue, et la plus tentatrice pourson imagination blasée d’homme du monde et ses sens expérimentés devingt-sept ans.

Il est vrai que depuis quatre immenses mois il était lassé decette beauté de camélia élancé, mol et pur, que Mme d’Anglurepossédait à un degré si éminent ; de toute cette jeunessevirginale encore, malgré deux années d’un mariage consomméseulement, à ce qu’il semblait, dans l’écartèlement de deuxécussons sur la portière d’une voiture ; de toutes cesfragilités d’albâtre, de toutes ces délicatesses infinies quifaisaient de Mme d’Anglure une friandise si recherchée par lessybarites intellectuels de l’amour moderne. Et ce n’est pas toutencore : il était fatigué aussi de l’imperturbable tendressequ’on lui montrait, et de cette bêtise pleine de charme qu’aimaientRivarol et Talleyrand et qui est le majorat des femmes tendres. Cesdispositions, que lui seul appréciait, furent peut-être la cause deson admiration spontanée pour Mme de Gesvres. Du moins cela laprépara-t-il. Le monde reconnaissait à Mme de Gesvres beaucoup plusque cet esprit, le seul exigible dans les femmes, et qu’elles onten commun, quand elles sont jolies, avec les pêches mûres et lesroses mousse entr’ouvertes. Or cette opinion du monde pouvaitinfluer sur M. de Maulévrier, qui n’était pas du tout unphilosophe, et qui, dans ses fantaisies et ses préférences, n avaitpas le mauvais goût héroïque de mépriser l’opinion.

Quant à Mme de Gesvres, les mensonges qu’elle écrivit à son amieMme d’Anglure furent beaucoup plus courts, et par conséquentbeaucoup plus profonds que ceux de M. de Maulévrier. Si tout hommement, dit le sage, toute femme ment aussi, mais beaucoup mieux. Aulieu d’arranger agréablement de petites faussetés en manièred’opinion, comme n’avait pas manqué de faire M. de Maulévrier, Mmede Gesvres eut l’art de glisser dans une lettre sur la façon deposer les volants et la forme nouvelle des turbans de l’hiver,un : « À propos, ma chère, j’ai vu M. de Maulévrier. MonDieu, comment est-il possible que vous vous soyez compromise pourcet homme-là ! » Il y avait dix-huit mois, en effet, queMme d’Anglure avait été jugée compromise par les soins, qu’elleagréait de M. de Maulévrier. La phrase de Mme de Gesvres lerappelait avec une charmante cruauté de compatissance. Tout legénie de la femme respirait dans ce repli épistolaire. C’était toutà la fois mensonge et perfidie, masque et stylet.

Cependant, comme M. de Maulévrier était en vacances de cavalierservant par l’absence de Mme d’Anglure, il ne trouva rien de mieuxà faire que de retourner chez la marquise. Elle avait pris son airde reine pour lui dire qu’elle était toujours chez elle à quatreheures. C’était de tous les airs que sa mobile coquetterie et sestalents de comédienne lui inspiraient, et qui semblaient plusnombreux et plus étonnants que les merveilleuses robes de Peaud’Âne, celui qui allait le mieux à son genre de physionomie, commele rouge était la couleur qui seyait le plus à son teint. – M. deMaulévrier, qui trouvait une nuance de bassesse dans la courtoisiedes hommes vis-à-vis des femmes, et que Mme d’Anglure avait dresséau rôle de sultan, ne fut point blessé de l’assurance avec laquelleon lui prescrivait presque de venir. Avec ses idées sur la positiondes femmes au dix-neuvième siècle et les habitudes de toute sa vie,cela ressemblait à de la prédestination.

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