L’Amour Impossible

Chapitre 1Une marquise au dix-neuvième siècle

Un soir, la marquise de Gesvres sortit des Italiens, où ellen’avait fait qu’apparaître, et, contre ses habitudes tardives,rentra presque aussitôt chez elle. Tout le temps qu’elle étaitrestée au spectacle, elle avait, ou n’avait pas, écouté cettemusique, amour banal des gens affectés, avec un air passablementostrogoth, roulée qu’elle était dans un mantelet de veloursécarlate doublé de martre zibeline, parure qui lui donnait je nesais quelle mine royale et barbare, très seyante du reste au genrede beauté qu’elle avait.

Elle jeta d’une main impatiente dans la coupe d’opale de lacheminée les pierres verdâtres – deux simples aigues-marines –qu’elle portait à ses oreilles ; et, devant la glace qui luirenvoyait sa belle tête, elle n’eut pas le sourire si doux pourelle-même que toutes les femmes volent à leur amant ; ellen’essaya pas quelque sournoise minauderie pour le lendemain ;elle n’aiguisa pas sur la glace polie une flèche de plus pour soncarquois. Il faut lui rendre cette justice : elle était aussinaturelle qu’une femme, qui n’est pas bergère sur le versant desAlpes, peut l’être dans une chambre parfaitement élégante, à troispas d’un lit de satin.

Bérangère de Gesvres avait été une des femmes les plus belles dusiècle, et quoiqu’elle eût dépassé l’âge où les femmes sontréputées vieilles dans cet implacable Paris qui pousse chaque chosesi vite à sa fin, on comprenait encore, en la regardant, tous lesbonheurs et toutes les folies. Elle était de cette race de femmesqui résistent au temps mieux qu’aux hommes, ce qui est pour toutesla meilleure manière d’être invincibles. Comme Mlle Georges,qu’elle n’égalait pas pour la divinité du visage, mais dont elleapprochait cependant, elle avait sauvé de l’outrage fatal desannées des traits d’une infrangible régularité ; seulement,plus heureuse que la grande tragédienne, elle ne voyait point sanoble tête égarée sur un corps monstrueux, le sphinx charmant,sévère, éternel, finissant en hippopotame. Le temps, qui l’avaitjaunie comme les marbres exposés à l’air, n’avait point autrementaltéré sa forme puissante. Cette forme offrait en Bérangère un telmélange de mollesse et de grandeur, c’était un hermaphrodisme sibien fondu entre ce qui charme et ce qui impose, entre ce quisubjugue et ce qui enivre, que jamais l’art et ses incomparablesfantaisies n’avaient rien produit de pareil. Elle était fortgrande, mais l’ampleur des lignes disparaissait dans la grâce deleur courbure, dans la plénitude et l’uberté des contours. Sa tête,soutenue par un cou d’une énergie sculpturale, était couverte decheveux châtain foncé, tantôt tombant à flots crêpés très clair desdeux côtés du visage, coiffure absurde avec un visage comme lesien ; tantôt dressés durement le long des joues, ce quicommençait à merveilleusement aller à son genre dephysionomie ; ou enfin partagés parfois en bandeaux, commeelle les avait ce soir-là, avec une émeraude sur le front, ce quiétait sa plus triomphante et sa plus magnifique manière. Le frontmanquait d’élévation ; il n’était pas carré comme celui deCatherine II ; mais sous sa forme toute féminine, il y avaitdans sa largeur d’une tempe à l’autre une force d’intelligencesupérieure. Les sourcils n’étaient pas fort marqués, ni les yeuxqu’ils couronnaient fort grands ; mais ces sourcils étaientd’une irréprochable netteté, et ces yeux avaient un éclat siprofond qu’ils paraissaient immenses à force de lumière, et queplus grands ils eussent semblé durs. Les yeux étaient un traitcaractéristique en Mme de Gesvres. Naturellement, ils n’avaientpoint de douceur, et restaient perçants et froids. C’étaient lesyeux d’un homme d’État de génie qui comprendrait assez touteschoses pour n’avoir le dédain de rien. Quand elle voulait – car lemonde lui avait appris ce qu’il aime – les rendre caressants ettendres, ils devenaient câlins et presque faux. Tout un ordre desentiments manquait à ce regard d’une flamme si noire, qui n’étaitvraiment superbe que quand il était attentif.

Mais partout ailleurs se retrouvait la femme, et même autour deces yeux virils apparaissait la trace meurtrie et changeante quisuffirait à indiquer le sexe, si le sexe ne se trahissait ailleursdans d’adorables différences. En effet, la largeur des jouesvoluptueusement arrondies, le contour un peu gras du menton, et lesmorbidezzes caressantes de la bouche, tout contrastait avecl’étoile fixe du regard. Pour les femmes qui cachent sous ladélicatesse des lignes des organes puissants et une vitalitéprofonde, il y a une beauté tardive plus grande que les splendeurslumineuses et roses de la jeunesse. Mme de Gesvres était une de cesfemmes, un de ces êtres privilégiés et rares, une de cesimpératrices de beauté qui meurent impérialement dans la pourpre etdebout. Comme Ariane, aimée par un dieu, elle se couronnait desgrappes dorées et pleines de son automne. Au contour fuyant de labouche, près des lèvres souriantes et humides, à l’origine des plusaristocratiques oreilles qui aient jamais bu à flots les flatterieset les adorations humaines, on voyait le duvet savoureux qui ombred’une teinte blonde les fruits mûrs, et qui donne soif à regarder.Du front, l’ambre qui colorait cette peau, blanche et mateautrefois, avait coulé jusqu’aux épaules que Bérangère aimait àfaire sortir de l’échancrure d’une robe de velours noir, comme lalune d’une mer orageuse. On eût dit que ce dos vaste et nu, quirenvoyait si bien la lumière, avait brisé les liens impuissants ducorsage ; il se balançait, avec une ondulation de serpent, surdes reins d’une cambrure hardie, tandis qu’au-dessous des beautésenivrantes qui violaient, par l’énergie de leur moulure, l’asilesacré de la robe flottante, se perdait, dans les molles pesanteursdu velours, le reste de ce corps divin.

Ce soir-là, elle n’avait pas la physionomie de sa réputation.Elle passait pour une damnée coquette, damnée ou damnante, je nesais trop lequel des deux. Les hommes qui l’avaient aimée oudésirée – nuance difficile à saisir dans les passions négligées denotre temps – la donnaient, en manèges féminins et en grâcesapprises, pour une habileté de premier ordre. Comme, une fois surla pente, on ne s’arrête plus, on disait encore davantage ; lemot coquetterie n’est quele clair delune del’autre mot qu’on employait. Du reste, que ce soit une médisance ouune calomnie, une telle réputation n’est pas une croix bien lourdequand on a affaire au scepticisme de la société parisienne, etqu’on est jeune, spirituelle et jolie. Avec cela toute croix n’estplus qu’une jeannette, et peut se porterlégèrement.

Mme de Gesvres portait la sienne sur de magnifiques épaules avecle stoïcisme d’une beauté qui répond à tout. Elle avait été une desfemmes les plus à la mode de Paris. Avant le temps où l’ons’abdique, et où le sceptre de la royauté des salons, frêleporte-bouquet en écaille, passe à des mains plus jeunes, elles’était éloignée d’un monde qu’elle voyait toujours, mais par plusrares intervalles. Elle quittait moins sa douillette de soie griseet ses pantoufles de velours, froc et sandales de ces bellesermites de boudoir. On s’étonnait de ce changement accompli dans lavie de l’étincelante marquise : on ne se l’expliquait pas.Belle et coquette, si elle sentait sa beauté décliner, si elle n’ycroyait plus, pourquoi tant de coquetterie encore ? et sicette coquetterie était justifiée, pourquoi cet éloignement dumonde ? Ah ! sans doute, elle était coquette ! maiselle était plus que cette jolie chose qui nous plaît tant et quinous désole.

Elle sonna, – une grande fille, faite à peindre, l’air hardi etsournois tout ensemble, et qu’elle appela Laurette, entra pour ladéshabiller. Mme de Gesvres avait pour habitude de ne jamaisadresser la parole à ses femmes de service. Elle évitait par là laglose d’antichambre sur l’humeur de Madame. Elletenait ses pieds à Laurette qui, un genou à terre devant elle, semit à délacer ses brodequins. Pendant ce temps, Mme de Gesvreslisait une lettre qu’elle jeta sur la cheminée après l’avoir lue etsans lui faire l’honneur de la froisser.

– Qu’il vienne, puisqu’il y tient, – dit-elle. – Qu’est-ce quecela me fait ? Il ne m’ennuiera pas plus que tous les autres.– On le voit, ce soir-là, l’ennui était le mal de Mme de Gesvres.Hélas ! c’était son mal de tous les jours. Non pas seulementcet ennui fatigué, nerveux, assoupi, qui vient des autres, maiscelui que certaines âmes portent en elles-mêmes, comme une nativeinfirmité.

C’est qu’elle était justement de cette race d’âmes frappées dèsl’origine et dans lesquelles l’éducation, le monde, l’oisivetéorientale des mœurs élégantes, tout avait entretenu et développécette disposition à l’ennui dont elle se sentait la victime. Sielle avait eu quelque passion, des regrets affreux – car c’est àcela qu’aboutit l’inanité des souvenirs – auraient du moins été uneproie pour sa pensée ou ses sentiments, deux choses si voisinesdans les femmes ! Mais de passion, en avait-elle jamais eu, etquoiqu’elle le dit, pouvait-on la croire ? Quand elleaffirmait, en montrant ses dents nacrées, qu’elle avait aiméautrefois avec énergie et qu’elle avait horriblement souffert, onne pouvait s’empêcher de douter qu’il y eût eu jamais quelque chosede violent dans un être si parfaitement calme, et d’horrible dansun être si parfaitement beau.

Et pourtant, oui ! elle avait aimé. Au début de la vie, etpeu de temps après son mariage, la trahison d’un amant lui avaitbrisé le cœur.

Un jour cet amant, dans un accès de fureur jalouse, lui brisaaussi une de ces épaules qu’elle aimait à découvrir aux regardséperdus des hommes. Dans la civilisation de la femme, une épaulecassée est plus qu’un cœur brisé, sans nul doute. Mme de Gesvres nevoulut point revoir son amant.

Elle passa presque une année dans la solitude la plus complète.Son mari traînait des velléités d’ambition à la suite del’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg. Il laissait à sa femmetoute la liberté dont jouit une veuve. Après son année de solitude,elle reparut plus brillante que jamais. À la coquetteried’instinct, elle ajouta la coquetterie de réflexion. Le monde luidonna une foule d’amants qu’elle ne prit pas. Il est vrai que lemonde avait pour lui ces probabilités et ces apparences quidécident de tout dans un procès criminel. Mais quoi qu’il en pûtêtre, le vieux juge fut dupé, et l’opinion publique mystifiée.

Comme toutes les femmes qui ont quelque distinction dansl’esprit et cette froideur de sens, distinction non moindre et laprétention un peu hautaine des vicomtesses de notre époque, Mme deGesvres ne trouvait plus les hommes bons que pour des commencementsd’aventures dont les dénoûments restaient bientôt impossibles. Envain l’imagination avait dit oui ; le bon sensfortifié par l’expérience répondait non touthaut et toujours. Ainsi la vie de cette femme avait-elle contractédans ses moindres actes une pureté fille de la sanité de l’esprit,– la seule pureté qui puisse exister dans le monde de corruptionscharmantes où nous avons le bonheur de vivre.

C’était là le beau côté de la marquise de Gesvres, mais ellel’estimait sans doute beaucoup moins qu’il ne valait. On ne luiavait jamais appris à se préoccuper de ce qu’il peut y avoir demoral et d’élevé dans une situation ou dans une habitude de lapensée. Cet intérêt profond et immatériel que certaines âmesorgueilleuses tirent d’elles-mêmes lui avait toujours manqué ;elle n’y songeait pas. Le seul intérêt qu’elle comprît était plusvulgaire, mais aussi plus aimable (aimable est un mot inventé parla vanité des autres), puisque cet intérêt prenait sa source dansdes sentiments partagés.

Aussi faisait-elle bon marché de ce qui la rendait une noblecréature sous des apparences bien légères. Elle avait grandtort ; mais vous le lui auriez dit que l’indomptable enfantgâté qu’elle était vous aurait regardé avec un air de scepticismeet de lutinerie, et vous eût envoyé promener, vous et vos sublimesraisonnements. Elle croyait tellement en elle-même, elle poussaitla fatuité d’être belle jusqu’à un tel vertige, qu’elle n’imaginaitpas que cette expression de malice triomphante et de moquerie pûtfaire tort à sa beauté même et former une dissonance avecl’ensemble de ses traits sévères, réguliers, harmonieux.

Et cependant ce culte de sa beauté n’était pas si grand qu’illui donnât les émotions que sa nature et son désir secretexigeaient. Il lui aurait fallu un autre être à admirer et à aimerque celui qu’elle rencontrait périodiquement chaque soir et chaquematin dans la glace de son alcôve. Elle n’en convenait pasvis-à-vis d’elle-même, car nos petits systèmes de fausseté àl’usage du monde nous suivent beaucoup plus loin qu’on necroit : ils adhèrent à la conscience et s’introduiraientjusque dans nos prières à Dieu, si nous en faisions. Peut-êtreest-ce aller trop loin, nonobstant, que de dire qu’elle neconvenait pas de ce besoin d’affection tant de fois trompé déjà.Elle le masquait plutôt. Elle se donnait les airs élégiaques detorche fumante. Mais quoiqu’on pensât que le pied qui avait éteintet renversé un pareil flambeau dût être celui d’un grand profane oud’un grand habile en fait de bonheur, on souriait d’incrédulité àces discours sur la consommation définitive de sa faculté d’aimer,car s’il est beaucoup de femmes qui se prostitueront toujours en sedonnant, vu la bassesse ordinaire des amants favorisés et deshommes en général, il n’est pas certain pour cela que les cœursaimants soient radicalement corrigés des mouvements généreux.Autrement, la première épreuve malheureuse serait une garantie plussolide qu’elle n’a coutume de l’être en réalité.

Ces airs-là, du reste, n’étaient que des caprices en Mme deGesvres ; ils n’entraient point dans son attitudeordinaire ; mais, comme elle était fort mobile, après avoirtourné le kaléidoscope de plusieurs manières ils ne manquaientjamais d’arriver. Ils devenaient même souvent le point de départd’une théorie que beaucoup de femmes se permettent, et qui restaitthéorie dans la bouche de Mme de Gesvres, à cause justement de cesqualités précieuses que nous avons indiquées : la froideur dessens et la hauteur de son esprit. Cette théorie, à l’usage de toutce qui est corrompu, ne va rien moins qu’à tuer la probité dans lessentiments les plus beaux et les relations les plus chères. C’estune déclaration d’indépendance, – ou plutôt une vraie déclarationde brigandage. Parce que l’on a été malheureuse une fois, parcequ’on a fait un choix indigne, on se croit hors du droit commun enamour. On se promet de la vengeance en masse, envers et contretous. On mâche ses balles ; on empoisonne ses flèches et sespuits. C’est de la justice sur une grande échelle, c’est du talionélargi. Mais, comme l’on proclame bien haut ce qui serait peut-êtredangereux si on voulait garder le silence, on donne du cœur àl’ennemi en lui annonçant le fil de l’épée. Quand Mme de Gesvresparlait des tourments qu’on devait infliger aux hommes, et qu’elleparaissait résolue à leur en prodiguer sans compter,n’allumait-elle pas elle-même le phare sur l’écueil ?

Ainsi elle avait le langage de la corruption et elle n’était pascorrompue, et l’ennui renforçait encore ce langage, auquel le mondese prenait avec son génie d’observation ordinaire. Elle répétaitqu’il fallaittout faire, si tout amusait,principe fécond en nombreuses conséquences et dont, cynique debonne compagnie, elle entrevoyait fort bien la portée. Seulement,si l’on eût invoqué le principe en son nom, si l’on se fût réclamécontre elle de la bravoure de sa parole, elle aurait mis bien vitesa fierté à couvert sous l’interrogation assez embarrassante :« Vous ai-je dit, Monsieur, que celam’amusât ? »

Laurette s’en était allée après avoir mis aux pieds de sa bellemaîtresse les molles pantoufles, nourrices de la rêverie. Ellel’avait déshabillée pendant le temps que j’ai essayé de faireconnaître un peu en gros et rapidement le caractère qui doit donnerla vie à cet récit. Mme de Gesvres restait assise sur une espèce dedivan très bas. Elle avait repris la lettre jetée par elle dans lacoupe irisée où elle avait déposé les aigues- marines de sesoreilles. Elle se mit à relire nonchalamment cette lettre si viteparcourue et qui disait :

Madame,

Une de vos amies, Mme d’Anglure, a eu la bonté de vousparler de moi quelquefois. Je n’ose croire à un intérêt qui meflatterait trop, ne fût-il que la curiosité la plus simple.Mais vous avez eu la grâce de dire à Mme d’Anglure qu’ellepouvait m’amener à vos pieds. Ce n’est pas là précisément lemot que vous avez dit ; mais c’est ma pensée.Retournerez-vouscontre moi l’absence de Mme d’Anglure, qui ne doit revenir àParis qu’au commencement du printemps, et neme permettrez-vous pas, Madame, de me présenter seul chezvous ?

Agréez, Madame, etc.,

R. DE MAULÉVRIER.

C’était, comme l’on voit, un billet fort simple pour demanderune chose plus simple encore : le droit de se présenter et lafaveur d’être reçu, ce qu’il y a au monde de plus officiel dans nosmœurs.

Le billet avait raison quand il disait que Mme de Gesvres avaitexprimé à Mme d’Anglure le désir de voir chez elle M. deMaulévrier. Il avait tort quand ilajoutait qu’il n’oserait croire ettoute la sournoiserie de modestie hypocrite qui suivait. Personnen’était moins modeste que M. de Maulévrier, et il osait très biencroire à l’intérêt qui devait le flatter le plus.

Il faut bien dire, car c’est la vérité, que M. de Maulévrierétait l’amant de Mme d’Anglure, et que celle-ci, liée avec lamarquise de Gesvres, lui avait raconté dans des confidencesintimement ennuyeuses pour l’amie chargée du rôle d’écouter, tousses impertinents bonheurs. Jeune, expansive, enthousiaste, Mmed’Anglure avait fait de Mme de Gesvres le témoin de bien des folleslarmes. Comme Mme de Gesvres allait peu dans le monde et que M. deMaulévrier était fort blasé sur les plaisirs qu’on y goûte, iln’était pas étonnant qu’ils ne s’y fussent jamais rencontrés. D’unautre côté, dans le temps du règne de Mme deGesvres, M. de Maulévrier ne vivait point à Paris.

Une chose qui prouve admirablement en faveur de notre sociétéactuelle, c’est qu’autant on se perd corps et âme dans le mariage,autant on reste à la surface du monde au sein de l’amour le plusprofond et le plus vrai. Un homme gagne cent pour cent aux yeux detoutes les femmes quand il passe pour avoir cette rareté grande,une véritable passion dans le cœur. C’est une distinctioninappréciable, une décoration qui sied à l’air du visage ;cela fait bien, comme diraient desfemmes de l’ordre de la Toison d’or sur une cravate de veloursnoir. Malgré la démocratie qui nous emporte, la Toison d’or auraencore pendant longtemps un très grand charme de parure ; maisquand on ne l’a pas à s’étaler sur la poitrine, un attachement trèsavoué pour une femme en particulier pose merveilleusement auprèsdes autres.

En sa qualité de femme, la marquise de Gesvres subissait celacomme les moins distinguées de son espèce. Aussi, plus d’une foisavait-elle demandé des détails à Mme d’Anglure surla grande passionde M. de Maulévrier.Le diable sait seul probablement ce qui se passait dans sa têtependant que Mme d’Anglure répondait longuement à ses questions. Ily avait peut-être le singulier intérêt qui s’attache pour toutefemme à un amour qui n’est pas pour elle ; peut-être aussi unpeu de malice, car Mme d’Anglure paraissait un peu sotte à satendre amie, et celle-ci s’était étonnée plus d’une fois qu’unepareille femme eût pu fixer un homme du mérite de M. deMaulévrier.

En effet, M. de Maulévrier avait un mérite incontesté dans lemonde ; il y jouissait d’une réputation superbe d’hommed’esprit qui, comme la Fortune, était venue s’asseoir à sa portesans qu’il lui eût fait la moindre avance. Son indolence étaittelle qu’on pouvait le voir cinquante fois de suite et ne pasconnaître, comme l’on dit, la couleur de ses paroles. Ehbien ! son silence lui réussissait. On le respectait comme unserpent engourdi ; il passait, à raison ou à tort peut-être,mais enfin il passait pour un homme supérieur.

Cette réputation était venue jusqu’à Mme de Gesvres. Aussi luisemblait-il étrange que M. de Maulévrier eût eu la méprise d’unamour sérieux pour Mme d’Anglure ; comme si l’esprit étaitnécessaire pour se faire aimer, quand on a des manières pleinesd’élégance et un genre de beauté très relevé et vraimentpatricien ! Ces avantages si nets, Mme d’Anglure les possédaità un degré éminent ; que lui fallait-il davantage ? Mmede Gesvres, qui jugeait un peu trop l’amour du point de vue communà toutes les relations de la vie, croyait bonnement que l’espritétait la perle des dons que Dieu a répandus sur les femmes, etleRégent de leurs couronnes. Petit enfantillageégoïste, ordinaire aux personnes spirituelles qui ont la modestied’ignorer que tout l’esprit du monde ou du diable ne vaut pas leplus léger mouvement d’éventail quand il s’avise d’êtregracieux.

Et tout cela aurait dû, à ce qu’il semblait, donner à Mme deGesvres l’intérêt de la visite qu’elle attendait le lendemain. Maissa pensée était si lasse, la nuit l’affaissait tellement surelle-même, qu’elle était aussi déprise de tout que jamais enregardant sans voir le cachet qui fermait la lettre de M. deMaulévrier.

À quoi pensait-elle ? – Elle ne pensait pas. Elle avait latorpeur de cet ennui qui noyait sa vie. Nulle préoccupationn’influait sur sa manière d’être. Nul pressentiment nel’avertissait de la nouvelle ère que le lendemain commencerait pourelle. Les pressentiments n’atteignent jamais que les êtres chez quil’imagination domine et le corps languit. Or, Mme de Gesvres avaitbeaucoup trop d’esprit pour avoir de l’imagination, et son corps nelanguissait pas plus que les torses de Rubens.

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