L’Amour Impossible

Chapitre 6L’impénitence finale

Cinq jours après cette scène, Mme d’Anglure était à l’agonie.Les vomissements de sang étaient revenus avec une énergieeffrayante. Le médecin ne conservait nul espoir. M. de Maulévrier,qui se trouvait, grâce à ses aveux, dans une position vraievis-à-vis de Caroline, n’eut point de résistance à vaincre enlui-même pour soigner cette pauvre mourante qui l’avait siéperdument aimé, et pour entourer ses derniers moments des formesde ce dévouement extérieur qui, après l’amour, fait illusion encoreaux cœurs tendres. Il resta, autant qu’il le put, auprès du lit dela comtesse. Il n’avait plus à feindre un sentiment qui le gênait.Au contraire, il pouvait être franc dans l’expression de celuiqu’il éprouvait, car il en éprouvait un alors : ils’attendrissait sur cette destinée qu’il avait perdue. Pitié quel’amour-propre empêche d’être amère, et à laquelle, pour cetteraison, sans nul doute, le cœur de l’homme sait se livrer avecabandon !

Elle qui finissait la vie comme elle l’avait commencée, par unseul amour, jouissait tristement de l’attendrissement de M. deMaulévrier, et lui souriait au milieu de toutes ses souffrances,avec les larmes de la reconnaissance et du désespoir dans les yeux.Elle ne parlait plus en termes irrités de la marquise, decette voleuse d’amants qu’elleaurait désiré parfois dénoncer à toutes les femmes, et pourtant lesaveux de Maulévrier ne l’avaient point persuadée. Elle croyaitqu’il était aimé de la marquise, et qu’il l’aimait assez pouravouer son amour et le proclamer malheureux, pour se vanter de sesrigueurs. Elle voyait là un généreux mensonge. Elle n’était pas uneobservatrice de premier ordre, cette suave enfant qu’ils avaientappelée la Belle et la Bête ;front charmant, mais bien parfaitement fermé à la lumière, elle necomprenait guères que ce qui était simple, et jugeait les autrespar elle-même. Une femme de la complication de Mme de Gesvres nepouvait pas tomber sous ce sens étroit, les relations de M. deMaulévrier avec Mme de Gesvres être expliquées par cette naturetoute droite, qui était venue, comme une fleur, en pleine terre, àla campagne.

– Vous vous fatiguez et vous vous ennuyez, mon ami, –disait-elle à M. de Maulévrier, quand elle le voyait passer desheures entières près de son lit et en silence ; car il étaitdéfendu de faire trop parler cette poitrine si souvent ensang ; – voilà que toute votre vie est changée parce que je mesuis imaginée d’être malade. Raimbaud, je ne veux pas de cela. Vousêtes délicat et bon pour moi ; je vous en remercie, j’en suismême heureuse au milieu de tout ce qui m’afflige et me fait mourir,mais je ne veux pas qu’où l’amour n’est plus soient les sacrificesde l’amour. On n’en doit pas tant à ceux qu’on n’aime plus. On nedoit même qu’à ceux qu’on aime, et la marquise – ne faites pas cemouvement et écoutez-moi ! – a droit de se plaindre del’abandon dans lequel vous la laissez. Quittez-moi donc souventpour elle, allez la voir, et cependant – ajoutait-elle avec uneexpression irrésistible – revenez ici, Raimbaud, puisque la pitiévous y ramène. Je n’ai pas la force qu’il me faudrait pour mepriver de ce dernier bonheur.

M. de Maulévrier n’obéissait pas toujours à Mme d’Anglure ;une affection si profonde, et en même temps si douce, lui donnaitle courage de résister à la malade dévouée qui, l’amour au cœur,l’envoyait ainsi voir sa maîtresse. Cette bassesse sublime letouchait, et, parce qu’il était touché, il restait, captivédavantage. Il restait, comparant cet amour à l’impuissance d’aimerde la marquise ; et celle-ci, dont le noble esprit était fait,du moins, pour tout comprendre, enviait, avec un regret plusinconsolable que jamais, le sentiment dont elle était privée, quandM. de Maulévrier lui racontait tout ce que ce sentiment inspirait àCaroline de touchant, d’aimable et de bon.

Et comme, en dehors des mille vanités de la femme qui lafaisaient si souvent extravaguer avec tant de charme, Mme deGesvres, à force de bon sens, finissait par avoir un cœurexcellent, elle apprécia dignement la conduite de Mme d’Anglure etelle se sentit vivement attirée vers la malade) quoiqu’elle crût –illusion analogue à celle de Caroline – que M. de Maulévrier,qu’elle avait pris au mot dans la dernière comédie qu’il avaitjouée pour exciter sa jalousie, était revenu à celle qu’il avait silongtemps aimée. Seulement, quelle que fût alors sa sympathie, ellesavait bien qu’avec les convictions de Mme d’Anglure et ce quis’était passé entre cette dernière et M. de Maulévrier, elle nepouvait convenablement se présenter chez Caroline et lui témoignerl’intérêt sincère dont elle se sentait animée. Bizarre chose queles relations humaines, dans lesquelles les meilleurs sentimentssont très souvent inexprimables, et ce qui serait vrai,impossible !

Plus l’état de Mme d’Anglure empirait, plus Mme de Gesvres, quiadmirait la douce splendeur qu’un amour naïf et grand projetait surles derniers moments de celle qu’elle avait autrefois protégée etdéfendue, souffrait de se sentir éloignée de la comtesse. Rendue àses sentiments naturels par ce que M. de Maulévrier lui racontaitde la mourante, elle pensait parfois qu’elle ferait mieuxcomprendre à Mme d’Anglure que jamais elle n’avait aimé d’amour M.de Maulévrier, et que cette assurance franchement donnée mêleraitpeut-être quelque douceur aux angoisses de cette agonie. Maisl’idée que M. de Maulévrier, qu’elle croyait revenu de bonne foi àses premiers sentiments pour Caroline, n’avait pu calmer cette âmeagitée et lui enlever ses doutes cruels la retenait toujours, etelle ne serait point sortie de cette incertitude si M. deMaulévrier n’était venu, un soir, la chercher en toute hâte pour laconduire chez la comtesse, qui l’avait, lui dit-il, demandée tout àcoup avec beaucoup d’insistance et d’obstination.

Elle y alla, non sans quelque trouble. En la voyant entrer danssa chambre, Caroline lui tendit la main de la façon familière etsimple avec laquelle elle la lui avait prise à une autre époque,quand elle revint de la campagne pour s’assurer du malheur de neplus être aimée.

La comtesse était couchée sur une chaise longue, la têtesoutenue par des coussins et la taille enveloppée dans des châles.Elle avait tous les symptômes d’une mort prochaine, l’œil luisant,les narines creuses, la pâleur bleuâtre.

– Je vous sais bon gré d’être venue, – dit-elle d’une voixfaible, mais assurée, à la marquise, qui, quoique émue, s’assitprès d’elle avec cette absence d’embarras des femmes du monde quifait croire si bien à la chimère du naturel. – Je voulais vous voiravant de mourir. Vous m’avez été bonne autrefois, et d’ailleursj’ai été injuste pour vous au fond de mon cœur. Si vous avez plu àRaimbaud, ce n’est pas votre faute ; si vous l’avez aimé, jen’ai pas su m’en défendre mieux que vous.

– Caroline, – lui répondit Mme de Gesvres comme au temps de leurancienne liaison, et avec le désir de lui causer quelque bien, –vous êtes victime d’une illusion funeste ; je n’ai jamais aiméM. de Maulévrier.

– Oh ! – fit la comtesse en secouant la tête avec une grâcesouriante et triste, – je sais tout et je suis résignée ;n’essayez donc plus de me tromper : vous aimez Raimbaud…

– Non ! je ne l’aime pas, – interrompit la marquise avecune noble impatience et en jetant à M. de Maulévrier un regardplein d’éclat qui l’attestait, – je ne l’ai jamais aimé :qu’il le dise ; moi, je vous le jure. Si j’ai eu un tort avecvous, Caroline, c’est de ne pas vous l’avoir dit plus tôt.

– Plus tôt comme à présent, Bérangère, je ne vous aurais pascrue, – dit Mme d’Anglure. – seulement, plus tôt vous m’eussieztrompée sans motif, et à présent, vous en avez un dont je vousremercie. Vous voulez m’épargner du chagrin parce que je meurs.C’est bien à vous, mais c’est inutile ; puisque je meurs, jene regrette presque plus de n’être plus aimée. En le laissantderrière moi, – ajouta-t-elle avec un regard ineffable, – ilsouffrira moins.

– Mais… – dit Mme de Gesvres avec l’angoisse de ne pas êtrecrue.

– Mais, – interrompit la comtesse avec une violence qui lui fitcracher le sang de nouveau, – pourquoi cette obstination,Bérangère ? Lui aussi m’a tenu le même langage que vous, et jene l’ai pas écouté davantage. Ne tourmentez donc pas mes dernièresheures par des négations et des résistances inutiles. Si je vous aienvoyé chercher, ce n’était pas pour vous adresser desreproches ; c’était pour vous le confier, lui que j’aimeencore ; c’était pour vous recommander de bien prendre garde àson bonheur ; c’était pour que mon souvenir – le souvenird’une amie morte de chagrin à cause de vous deux – ne se mît pasentre vous et n’empoisonnât point les relations d’une intimité queje vous pardonne, quoiqu’elle m’ait fait cruellement souffrir.

– Ah ! malheureuse enfant, – reprit avec emportement Mme deGesvres, poussée à bout par un aveuglement si obstiné, – commentdonc faire pour vous arracher cette folle croyance, pour vousconvaincre de la vérité de mes aveux ? Non ! je n’aimepas Raimbaud ; non ! je n’ai jamais été, je ne suis passa maîtresse. Le monde l’a dit, je le sais bien ; mais vous,que j’ai défendue autrefois contre le monde, vous savez si jesacrifierai jamais rien à de sots propos. Vous connaissez monindépendance. Aujourd’hui vous me prouvez que cette indépendance atoujours des dangers pour une femme. On la punit en se méprenantsur ses amitiés. Caroline, le monde me croit plus jeune que je nesuis ; vous aussi, vous me jugez d’après ce que vous avez dejeunesse et d’amour dans le cœur ; mais je ne vous ressemblepas, j’ai l’âme si vieille, si dépouillée ! Quand j’auraisvoulu aimer Raimbaud, je ne l’eusse pas pu !

Et dominée par le besoin d’être crue, que les négations de Mmed’Anglure avaient si vivement irrité en elle, elle se mit à luidire sur l’impuissance de son cœur, sur le néant de sa nature, deschoses vraies, mais qui devaient demeurer incompréhensibles pour lacomtesse. Entraînée presque hors d’elle-même, elle lui révéla cequ’elle était ; elle le fit avec éloquence, elle lui montra,une par une, ce qu’elle appelait les misères de son âme ; ellelui dit ses jalousies du bonheur des autres, du bonheur de ceux quipouvaient aimer ; elle se plaignit de l’ennui profond,terrible, inexorable, éternel qui frappait sa vie ; étalatout, s’insulta, fut vraie, fut naïve, elle, la grande Célimène dece temps, et nul doute qu’elle eût fait pitié à une autre femme quela comtesse, à une autre qu’une créature sans intelligence et toutamour ! La comtesse ne comprit pas un mot de toute cettetriste psychologie que le tact exercé de la marquise n’avaitpourtant pu retenir. Pour cette pauvre et adorable amoureuse, dontla vocation avait été d’aimer, comme celle des roses est de sentirbon, les paroles de Mme de Gesvres étaient et durent rester del’hébreu. Elle l’écouta en la regardant avec défiance, et quand lamarquise, à qui le tact revenait peu à peu devant l’incrédulitétêtue de cette femme qu’elle essayait follement de persuader en luiparlant une langue étrangère, s’arrêta, vaincue et repentanted’avoir parlé, la comtesse lui dit, avec une grandesécheresse :

– Vous avez certainement beaucoup plus d’esprit que moi, machère, mais ce que vous me contez là est incroyable ; et je nevous crois pas.

– Adieu donc, Caroline, – fit Mme de Gesvres sans amertume et ense levant, car cette scène où elle s’était oubliée commençait de lafatiguer, et elle voyait dans ces airs de pardon et de générositéauxquels Mme d’Anglure refusait si bien de renoncer quelque chosede solennel et de posé qui choquait vivement sonbon goût et son instinct du ridicule. Cela eût suffi pour réduirede beaucoup l’émotion que lui avaient inspirée l’état de Mmed’Anglure et son amour pour Raimbaud. Maulévrier était restésilencieux pendant l’entrevue des deux femmes. Quand la marquise seleva, ses regards rencontrèrent les siens. Un imperceptible sourirede moquerie méprisante se joua silencieusement autour de leurslèvres à tous les deux. Toujours spirituels et du monde, ils nepouvaient s’empêcher de mépriser un peu cette passion aveugle,stupide, dramatique et dévouée, qui ne comprenait rien et montraitla rage de se sacrifier en mourant.

Quant à la comtesse Caroline d’Anglure, elle expira quelquesjours après dans son illusion indestructible, – les croyant heureuxet leur pardonnant, – illusion torturante qui fut un démenti donnépar elle au titre du livre si vrai qu’onappelle le Bonheur des sots.

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