L’Amour Impossible

Chapitre 3Maulévrier

Le marquis Raimbaud de Maulévrier était un de ces élégantspatriciens comme il s’en détache quelquefois sur le fond commun denotre société bourgeoise ; mais tout patricien qu’il fût,c’était un homme d’une raison trop affermie pour se méprendre auxtendances de son époque et pour se faire le Don Quichotte d’untemps épuisé. Élevé par une famille gardienne fidèle de bien despréjugés sur les classes auxquelles écherra le pouvoir de l’avenir,il n’avait accepté aucune des illusions qui font de quelques jeunesnobles de nos jours des oisifs frémissants et superbes, ne voulantpas se mêler aux promiscuités de la mauvaise compagnie. Ce motlui-même sent l’illusion que M. de Maulévrier ne partageait pas.C’est une épave d’une société naufragée, poussée par le flot del’habitude dans le langage du temps présent. Il ne peut plus yavoir, en effet, de mauvaise compagnie pour une nation qui a misl’égalité dans son code, et qui trouvera peut-être un de ces matinsdans ses mœurs la nécessité du suffrage universel. Cetteappréciation exacte et désintéressée des choses, qui aurait fait deM. de Maulévrier un homme d’État si derrière cette appréciation ily avait eu l’ambition qui l’applique et qui l’utilise, l’avaitempêché de jouer au pastiche, comme tous les pauvres jeunes gensses contemporains. C’était un dandy de son époque, et rien de plus.Seulement, pour n’avoir été rien de plus, pour s’être arrêté à cepoint juste dans la réalité de son temps, pour n’avoir singé niByron, ni Alfieri, ni Lovelace, ni Don Juan, ces physionomiesdevant lesquelles tout ce qui en avait une la grima, pour avoiréchappé au néochristianisme, aux préoccupations moyen-âge, et pourêtre demeuré dans l’insouciante vérité ou le doute insouciant de sanature, il avait fallu une certaine force d’inertie rebelle auxentraînements du dehors, ou une raison supérieure. Cette raisonsupérieure, M. de Maulévrier l’aura plus tard sans nul doute, maisla coupe de ses vêtements était alors d’une trop grande élégancepour que l’indolence de sa personne ne fît pas la moitié de lapuissance de sa raison. C’était comme le dernier archevêque deRohan, qui devint prêtre parce que sa femme était morte pour avoirmis le feu à sa jupe, mais qui, à cause de la beauté même desdentelles de son rochet d’archevêque, faisait un peu tort à lamagnifique réputation de son chagrin.

Au reste, s’il avait été préservé par les défauts et lesqualités de son esprit des imitations tourmentées d’une époque deperroquets et de singes, M. de Maulévrier n’était ni plus vrai niplus naturel qu’on ne l’est ordinairement à Paris. À Paris, qui estvrai maintenant ? Le naturel n’est plus que la superstition dequelques femmes charmantes ; mais ces femmes charmantesmettent une nuance de rouge vers quarante ans, et donnent tous lessoirs sur leurs canapés dix démentis à leurs principes religieux,en fait de naturel et de vérité. Seulement, comme l’apprêt et lafausseté de M. de Maulévrier n’étaient ni l’apprêt ni la faussetédes autres, il paraissait fort affecté à cette société affectée quilui reprochait sans cérémonie d’être fat, ce mot compromis par lessots, mais que les gens d’esprit relèvent. Certes ! si l’onentend par fatuité une excellente et imperturbable bonne opinion desoi-même qui faisait rarement l’hypocrite, M. de Maulévrierméritait un peu ce nom terrible que les femmes appliquent d’unefaçon presque imprécatoire à l’homme qui ne met pas toute sa gloireà les aimer, et dont la vanité n’est pas la très humble servante dela leur. Cette bonne opinion, quand on l’a, se montre surtout dansles relations du monde avec les femmes, par l’emploi d’unepolitesse froide et réservée, bien éloignée des câlineries et desvertèbres de serpent qu’il fallait avoir autrefois, quand c’étaitun honneur de recevoir, comme le maréchal de Bassompierre, sixmille lettres d’amour écrites par des mains différentes. Alors lafatuité consistait en une magnifique impudence qui disait leschoses haut et net, faisait la roue sous tous les lustres, etgardait fièrement après rupture le portrait de toutes sesmaîtresses pour orner sa petite maison. Aujourd’hui, la fatuité neressemble plus à tout cela ; elle n’est plus de l’impertinencedans le mot qu’on dit, mais dans le silence qu’on garde. Elle neconquiert plus ; elle attend. Elle est nonchalante commeCléopâtre. Elle ne fait plus de sièges ; elle en soutient.Dans notre temps, les hommes véritablement fats et d’une certainevaleur de vanité sociale ne font plus la moindre avance aux femmes,mais se renferment avec elles dans un bégueulisme dégoûté etconvenable tout ensemble, qui est du plus majestueux effet. À cetheure, Richelieu ne se recommencerait pas sans un immense ridicule.Les Richelieu de notre âge portent des jupons : ils sontfemmes. Si autrefois un homme ne se comptait que par le nombre defemmes écrites sur sa liste, les femmes d’aujourd’hui ne secomptent que par l’hécatombe de sots cotés en amoureux sur leurschastes albums, et c’est ainsi que d’un siècle à l’autre les rôlesont été intervertis.

Cette idée sur les femmes et leur destination actuelleappartenait à M. de Maulévrier, et devait influer sur sa conduite.Jusque-là, du moins, elle y avait influé. Commeles coups de foudre n’existentpas pour les fils de ceux qui ont vu la révolution française, M. deMaulévrier, tout en retournant chez Mme de Gesvres, tout ens’imprégnant de plus en plus de la beauté et de l’esprit de cettefemme, ne cessa de conserver les habitudes sous l’empire desquellesil était toujours demeuré. Il gardait sa pose éternelle d’homme dumonde élégant, courtois, quoiqu’un peu railleur, mais, après tout,irréprochable. Malgré ses dehors introublés, M. de Maulévriersentait cependant chaque soir davantage que cette belle créature,cette reine de causeuse et de canapé, exerçait sur lui unepuissance que nulle femme n’avait exercée, même dans le temps qu’ilétait plus jeune et qu’il festonnait des romans en action sur lespatrons de ceux qu’il lisait. Comment fallait-il appeler cettepuissance ? Était-ce de l’amour ? À coup sûr, c’était del’amour à son aurore ; car l’amour commence par une admirationnaïve ou cachée, la préoccupation incessante, beaucoup de désirs etun peu d’espoir. Or, l’espoir de ce fat de Maulévrier étaitimmense, et la vanité d’avoir pour conquête, dans les chroniques dela médisance parisienne, une femme d’un esprit et d’une beauté desi haut parage faisait terriblement flamber ses désirs.

Quant à elle, elle sentait un intérêt nouveau se glisser dans savie, et ce n’était pas seulement l’intérêt de l’intérêt qu’oninspire, ce n’était pas seulement celui d’un deces commencements sans la fin,qui pour elle n’avaient été que trop nombreux. C’était quelquechose de plus fort et de mieux accueilli. Elle espérait que, si cetintérêt grandissait et devenait de l’amour, il emporteraitl’apathique ennui dans lequel trempait sa vie depuis si longtemps.Elle avait vu M. de Maulévrier à travers les larmes de Mmed’Anglure : c’était quand elle ne le connaissait pas ;maintenant elle trouvait que la tête allait fort bien à l’auréole,et que tant de larmes avaient eu raison de couler ; maiscomme, hors ces larmes, celle qui les versait n’était qu’une faibletête après tout, Mme de Gesvres s’apitoyait fort sur ce que cepauvre Maulévrier n’avait pas trouvé en Mme d’Anglure la femme quiconvenait à ce qu’il avait de distingué dans l’esprit et peut-êtred’exigeant dans le cœur. Ainsi, pour elle, comme pour tous,Maulévrier devait être un homme à passion romanesque et profonde.Il passait pour passionné comme il passait pour supérieur, sansavoir jamais fait pour cela que se donner la peine de naître etd’avoir des yeux noirs assez beaux.

Dans ces dispositions mutuelles l’un vis-à-vis de l’autre, ilsne tardèrent pas à vivre sur ce pied d’intimité qui précède lesaveux et les autorise entre gens qui ne sont plus des enfants, etqui sont libres de disposer de leurs sentiments et de leurs heures.Le mari de Mme de Gesvres ne bougeait de Russie, et quant àl’esclavage de M. de Maulévrier et à son amour pour Mme d’Anglure,tous les jours cette chaîne et cet amour allaient diminuant. Commecelle-ci vivait tranquillement à la campagne, croyant àl’antipathie de son amant pour son amie, et à un amour qui depuisun temps immémorial ne lui renvoyait qu’une seule lettre pour unedouzaine, ils avaient toute facilité pour s’adorer et pour se ledire. Quoique ce fût à Paris, rue Royale, et dans un boudoir quin’avait jamais été un désert, ils pouvaient cependant se créer unesolitude aussi grande que celle de Juan et d’Haïdée aux bords desmers méditerranéennes.

Malheureusement, le Juan était un gentilhomme accompli quisavait son Byron par cœur, et qui avait passé sa jeunesse à faireune épouvantable consommation de gants blancs et à réfléchir sur lavie, les deux seules ressources qui nous soient restées, à nousautres jeunes gens qui n’avons pas vu Napoléon ; et la Haïdéeétait, ma foi, d’une beauté aussi grande que Haïdée elle-même, maisni si jeune, ni si naïve, ni si divinement ignorante, ni siprédisposée à l’amour. La prédisposition de Mme de Gesvres étaitcelle de toutes les femmes très spirituelles des sociétés avancées,l’ennui d’être et l’horrible peur de vieillir pour rien.

Grâce donc à ce misérable ennui et à cette terreur prévoyante,grâce aussi peut-être à l’immense convoitise qui saisit toute femmequand il s’agit de souffler l’amant et d’escamoter le bonheur d’uneautre, Mme de Gesvres résolut de remplacer Mme d’Anglure et defaire sauter, à force de manèges, toutes ces hautes convenancesdans lesquelles se dressait M. de Maulévrier. « Il est parfaitde manières », se disait-elle ; mais elle voulait voirces manières oubliées un jour dans l’égarement de la passion.Jamais elle ne sentirait mieux sa puissance que quand cet homme simesuré, et d’une si froide élégance qu’elle ressemblait presque àdu dédain, se permettrait toutes les audaces à ses pieds et n’ycraindrait plus toutes les bassesses. Pour l’y amener, elledépensait chaque soir un esprit de démon et des façons siréniennes.C’était une bataille désespérée qu’elle livrait ; elle nes’illusionnait pas sur l’empire qu’une femme commence à prendre àtrente ans avec un homme de l’âge et du monde de M. de Maulévrier.Elle était fausse avec lui, quoiqu’elle ne songeât qu’à le rendreheureux et à être heureuse comme lui par un amour vrai. Elle étaitfausse parce qu’elle voulait lui inspirer une passion dont elle eûtressenti l’influence, et qu’il faut mentir aux passions pour lesexciter. De tous les mensonges avec lesquels on attise l’amour,elle répétait sur tous les tons, d’une voix qui semblait émue,celui avec lequel les femmes savent donner le vertige aux plusinébranlables cerveaux : « Je ne voudrais pour rien vousaimer. Ce serait là le plus grand malheur de ma vie. »

Cette manière d’être ne pouvait pas manquer d’agir très vivementsur M. de Maulévrier. Il n’avait jamais eu affaire à si fortepartie ; il n’avait jamais connu que des femmes plus ou moinscharmantes, mais plus ou moins vulgaires, malgré leur ramaged’oiseau bien appris et la distinction de leurs révérences. Mmed’Anglure, qui avait pris possession officielle de sa personnedepuis deux ans, avait une tendresse d’âme incomparable ; maiscette tendresse naïve manquait d’adresse : mal irréparable,car il faudrait que les anges du ciel eux-mêmes, s’ils couraientles salons de Paris, eussent la rouerie de leurs plus divinssentiments. M. de Maulévrier, qui, dans toutes ses liaisons,n’avait jamais rencontré personne de la volée de Mme de Gesvres, sesentait outrageusement asservi. Il rattachait ce masque de fat, quiest souvent un masque de fer, quand, entr’ouvert par elle, dansleurs longs tête-à-tête, elle plongeait dessous le regard de lafemme qui cherche si elle est aimée. L’aimait-il ? il lecroyait, du moins ; mais, homme du monde, frotté decivilisation parisienne, il croyait dans les intérêts de son amourde le cacher sous des airs de superbe désinvolture. La vanitéfaisait en lui tort à l’amour. En elle, au contraire, la vanitéaurait servi l’amour, si l’amour eût pu exister. Elle se montait latête pour qu’il existât, mais cela suffisait-il ?

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer