L’Amour Impossible

Chapitre 2Patte de velours

Quand la comtesse d’Anglure entra, Mme de Gesvres se leva et fitquelques pas au-devant d’elle, la main ouverte et la bouchesouriante, comme on va au-devant d’une amie trop longtemps absente.Bien loin de repousser cette main qui lui était offerte, Mmed’Anglure la serra comme aux jours de leur amitié la plus tendre.Ni l’une ni l’autre de ces deux femmes ne songeait à faire ce qu’onappelle du drame ; elles étaient de trop bonne compagnie et deleur époque pour copier en miniature cette grande scène de Schillerentre Marie Stuart et Élisabeth d’Angleterre, à propos du comte deLeicester. On est obligé de le reconnaître, pour les gens aux yeuxde qui le plus grand péché d’élégance est de mettre ses impressionspersonnelles à la place des usages reçus, le drame et tout ce qui yressemble ne saurait guères plus exister, ou, s’il existe, ne doitavoir plus d’autre théâtre que la conscience, derrière les paroleset les actes qui servent toujours à la violer. Quels que fussentdonc les sentiments de Mme d’Anglure, elle était trop comtesse pourles montrer à sa rivale, et cela en présence de l’amant qu’ellevenait presque réclamer. Son émotion ne lui fit pas transgresserces lois du monde, contre lesquelles se révoltent des moralistes deroman, et dont la gloire est de ressembler à ce qu’il y a de plusbeau dans la nature humaine, – à la pudeur et à la fierté.

Ainsi tout resta parfaitement convenable entre ces troispersonnes dont les sentiments étaient sans doute si agités et sidivers. Les deux femmes s’embrassèrent, et après avoir légèrementsalué M. de Maulévrier, qui s’était incliné devant elle comme s’ilsavaient été étrangers l’un à l’autre, Mme d’Anglure s’assit sur lacauseuse de Mme de Gesvres. Joli spectacle que ces deux femmesenfermées dans la courbe gracieuse du meuble consacré aux mollesseset aux intimités de ces créatures languissantes ! On eût ditdeux charmantes couleuvres s’enlaçant sur un tapis de fleurs et secaressant de leurs dards sans oser encore se blesser. Alorscommença, entrecoupée de petits mots d’amitié et de familiaritésravissantes, une conversation fort insignifiante dans le fond, maisqui, comme dissimulation et souplesse, eût fait certainementbeaucoup d’honneur à la barbe grise des plus vieux et des plusrusés diplomates de l’Europe. Mme d’Anglure dit qu’elle s’était siennuyée à la campagne, auprès de sa belle-mère, qu’elle n’avait purésister à l’envie de partir. C’était là toute son histoire, etelle la fit en quelques mots, avec une simplicité d’accent àlaquelle on se serait volontiers mépris. La marquise lui renvoya laballe dans ce sens, et la conversation, ricochant d’une idée à uneautre, dériva bientôt aux élégants commérages des femmes entreelles, quand elles veulent se tenir en dehors de leurs sentiments.Cette conversation, à côté de leur position réciproque, ne dut pascoûter beaucoup à Mme de Gesvres. Elle était calme, puisqu’ellen’aimait pas M. de Maulévrier et qu’elle venait de le lui dire dansle moment même, mais Mme d’Anglure ne l’était pas, et réellement lamarquise, qui dédaignait un peu trop peut-être le caractère de sonamie, et qui savait qu’avec son amour aveugle pour M. de Maulévrierelle était fort capable de provoquer un éclat, dut s’étonner que lacomtesse se jouât si librement, et avec une facilité si animée,dans l’écume légère d’une causerie toute de gaieté et de riens,quand elle devait avoir le cœur dévoré de la plus sombre jalousie.Cette jalousie, que Mme d’Anglure nourrissait depuis plusieursmois, avait marqué sa trace partout sur les lignes de ce suavevisage, délicat comme le velouté des fleurs. Elle était extrêmementchangée. L’idéale beauté du teint s’était évanouie. Malgré lesruches qui garnissaient le chapeau lilas qu’elle portait et quiencadraient l’ovale de cette figure, atteint déjà, on voyait que lajoue avait perdu sa rondeur voluptueuse, et qu’elle commençait àêtre envahie par le vermillon âcre et profond que donne la fièvredes passions contenues. Ce rapide et cruel changement frappad’autant plus la marquise, que la force des sentiments qu’ilattestait n’emporta pas une seule fois Mme d’Anglure. Elle demeuraaussi désintéressée en apparence dans les mille hasards de lacauserie, que si elle n’avait pas étudié la femme avec qui ellejouait de paroles légères et de façons caressantes. Tout encherchant à deviner ce qu’elle croyait le secret de la marquise,elle ne livra point une seule fois le sien. L’instinct de laconservation, naturel à tous les êtres, l’éleva pendant tout letemps de sa visite au niveau d’une femme d’esprit.

M. de Maulévrier contemplait avec un sentiment douloureux cetétrange spectacle. Il était frappé, comme Mme de Gesvres, du ravagede ces quelques mois sur la beauté qu’il avait aimée ; etcomme, si fat qu’il fût, il avait de l’âme autant qu’en ont leshommes parfaitement civilisés, il était épouvanté et attristé enmême temps. La mesure que gardait la comtesse l’étonnait bien unpeu aussi, mais comme il était mieux exercé à lire que la marquisedans les moindres mouvements de Mme d’Anglure, où la marquise nevoyait que du calme, il voyait, lui, à de certains frémissementsdes lèvres, à de certains éclairs dans le regard, que l’oragegrondait et brûlait sous ces menteuses surfaces.

Quoique son aplomb d’homme du monde lui fût venu en aide, etqu’il eût rougi de se montrer moins dégagé que les deux femmesqu’il avait devant lui dans les allures d’une conversation quin’exprimait aucun des sentiments réels de qui la faisait, iln’avait pas cependant cette dissimulation aisée, ce charme demensonge silencieux, ce tact inné avec lequel Mme de Gesvres et Mmed’Anglure évitaient tout ce qui eût pu amener une explosion. Encomparaison de ces deux lutteuses, il se trouvait gauche, parcequ’il se sentait contraint, et il était contraint parce qu’il étaithomme, et parce qu’où les femmes passent en se glissant comme desreptiles les hommes ne se frayent un passage qu’en brisant toutcomme des éléphants.

Cette visite de Mme d’Anglure, qui ressemblait à unereconnaissance de la position de l’ennemi, dura presque une heure,une mortelle heure à la pendule de Mme de Gesvres, mais un sièclesans doute au cœur de la malheureuse comtesse, qui devait compterles minutes autrement que le bronze inerte et glacé. Dans cetteheure de tortures dévorées, la marquise ne donna pas à son ennemie(car la comtesse l’était devenue) le plus petit des avantages. Ellefut de la sérénité la plus désespérante. Elle ne dit pas un mot quipût faire croire que M. de Maulévrier fût plus pour elle qu’unhomme bien né à qui tous les salons étaient naturellement ouverts.Elle n’évita point une seule fois de le regarder et de luirépondre. Elle aurait eu une passion dans le cœur qu’elle n’enaurait jamais eu l’embarras ; mais la passion était absente,et la sagacité de la jalousie, la seule sagacité qu’eût la pauvrepetite d’Anglure, fut considérablement désorientée par un naturelsi plein de vérité et si bien soutenu. Intérieurement, Mmed’Anglure éprouvait une véritable colère de ce qu’elle croyait unecomédie parfaitement jouée. Comédienne elle-même, elle s’irritaitd’avoir affaire à une comédienne aussi habile qu’elle ; ellese voyait battue à plate couture, et elle s’en prenait à son peud’esprit et à celui que dans le monde on donnait à Mme de Gesvres.Son dépit était aussi furieux qu’amer. C’étaient des sensationstrop vives pour résister longtemps à leur violence. Aussi, fortheureusement pour elle, l’instinct qui l’avait préservée de touteouverture imprudente, l’instinct de la femme du monde, luiinspira-t-il de s’en aller.

Mais cet instinct eut beau réclamer dans son âme, elle ne putsupporter l’idée qu’en s’en allant elle laisserait M. de Maulévrieravec Mme de Gesvres, et si ce fut une faute que de vouloir arracherson amant à celle qu’elle supposait sa rivale, oui ! si ce futune faute après les dissimulations sublimes qu’elle avaitréalisées, elle la commit.

– Adieu, ma chère, – dit-elle à Mme de Gesvres ; je suisbien heureuse de vous avoir revue. Adieu, je vous quitte, il esttard. Maintenant que me voilà revenue de cette vilaine campagne oùje me suis tant ennuyée, nous pourrons nous voir tous lesjours.

Et elle se souleva de la causeuse, mais elle y retomba assiseavec une négligence adorable, pour renouer un des rubans de sonmanchon.

– Monsieur de Maulévrier, – dit-elle alors, en nouant gravementle ruban détaché, et avec ce ton que seules les femmes du mondeconnaissent et qui sauverait l’inconvenance des propositions lesplus hasardées, – voulez-vous me donner le bras jusqu’à mavoiture ? et si vous n’avez pas la vôtre, je vous jetteraichez vous en passant ; vous êtes sur mon chemin.

Maulévrier se vit pris sans pouvoir dire non. Il se prépara doncà sortir avec la comtesse. Celle-ci, soulagée des contraintes de lasoirée par ce qu’elle venait de décider, tendit encore une fois sapetite main gantée à la marquise, qui, peut-être, sentit alors lagriffe d’abord si bien cachée, et elle sortit avec un aird’aiglonne qui remporte sa proie à son nid.

– Comme elle l’aime et comme elle est changée ! – fit lamarquise de Gesvres restée seule ; et, disant cela, comme elleétait debout, son œil se porta sur la glace où elle se vit, elle,toujours belle, ne changeant pas, astre magnifique, éternel,immuable.

On change, – ajouta-t-elle avec une tristesse amère qui vengeaitbien ceux qui l’avaient vainement aimée ; – on change parcequ’on aime et qu’on souffre, mais du moins on ne s’ennuiepas !

Et elle se mit, tout en bâillant, à sonner Laurette pour venirla déshabiller.

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