Le Crime de l’omnibus

Chapitre 4

 

 

Le boulevard Rochechouart est par excellencele quartier des estaminets borgnes que, dans la langue parisienne,on appelle des caboulots.

On y trouve bien aussi des cafés respectableset des débits où d’honnêtes ouvriers viennent boire un litre sur lecomptoir ; mais les établissements susnommés y sont enmajorité.

Les caboulots, d’ailleurs, ne sontpas fréquentés exclusivement par des gens de mauvaise vie. Il yvient des bohèmes qui ne travaillent guère, c’est vrai, mais quin’ont jamais rien eu à démêler avec la police. Les ateliers depeintres abondent dans ces parages, et les rapins flâneurs ne sontpas difficiles sur la dualité des consommations et sur le choix dessociétés. Il leur suffit que le patron ouvre des crédits à sespratiques et ne se montre pas trop exigeant sur la tenue ;qu’on puisse venir en blouse chanter à plein gosier, et jouer auxdominos pendant toute une journée ou toute une soirée, sans êtreobligé de renouveler trop souvent.

L’ami Binos était de ceux-là, et il avaitdepuis longtemps pris ses habitudes dans un de ces jolis endroits.Il perchait rue Myrrha, sous les toits, et le Grand-Bockétait situé entre la rue Clignancourt et le boulevard Ornano, àdeux pas de chez lui.

Ce cabaret indépendant ne payait pas de mine àl’extérieur. Sa devanture à carreaux n’était pas nettoyée souvent,et des rideaux sales dérobaient à la vue des passants les mystèresde la salle du fond, où il y avait un billard plein de trous et desbancs de bois disposés tout exprès pour que les ivrognes pussent ydormir à l’aise. Mais l’intérieur était décoré de fresques dues aupinceau fantaisiste de Binos, qui avait couvert les murs de figuresétranges et incongrues. Ce travail exécuté gratuitement lui avaitvalu les bonnes grâces du maître de la maison, le père Poireau,plus connu sous le nom de père Poivreau, à cause de son goût pourl’absinthe. Il en absorbait régulièrement un demi-litre par jour,et il ne s’en portait pas plus mal, quoiqu’il fût gris dèsl’aurore, et qu’il se couchât ivre à peu près tous les soirs.

Binos était là comme chez lui ; il yavait un compte ouvert, et il y jouissait d’un œil presqueillimité. Il y passait environ douze heures sur vingt-quatre, et ily faisait, comme on dit, la pluie et le beau temps. Quand il luiplaisait de disserter sur le grand art, les habitués n’ycomprenaient rien, mais ils l’écoutaient comme un oracle.

Et il s’y était fait des amis qu’il était sûrd’y rencontrer parce qu’ils n’en sortaient guère, et qui tenaient àhonneur de le régaler lorsqu’il avait soif, car il ne frayait pasavec tout le monde. Il laissait de côté les jolis messieurs,danseurs attitrés de la Boule-Noire et de laReine-Blanche,qui se rassemblaient volontiers chez le pèrePoivreau pour jouer la poule. Il dédaignait même les petitsdébitants du voisinage qui entraient là quelquefois pour faire uncent de piquet. Il ne se familiarisait qu’avec les gens bienposés : un marbrier du cimetière de Saint-Ouen, pour lequel ildessinait des projets de tombeaux extravagants ; un rentier,qui s’appelait M. Piédouche, et qui avait très bon air ;un droguiste retiré des affaires, qui ne brillait pas dans laconversation, parce qu’il était sourd, mais qui admirait lesartistes en général et Binos en particulier.

Celui-là était, à vrai dire, lesouffre-douleur du malicieux rapin, qui ne lui épargnait pas lescharges d’atelier ; mais le bonhomme ne se fâchait jamais, etrecherchait avec persistance la compagnie de son persécuteur.

Binos avait au contraire pourM. Piédouche une sympathie doublée d’un certain respect. Lesmanières rondes et décidées de M. Piédouche l’attiraient, saparole le charmait. M. Piédouche était un causeur des plusagréables. Il avait beaucoup vu et beaucoup retenu. Il connaissaitbeaucoup de pays et beaucoup de gens. Il parlait de tout en hommeavisé, et il était de bon conseil. Discret avec cela, au point dene jamais raconter ce qu’il faisait, ni ce qu’il avait fait dans sajeunesse.

Binos pensait qu’il avait servi dans l’armée,mais il n’en était pas sûr, et à force de chercher ce que pouvaitbien être cet aimable compagnon, il avait fini par s’imaginer qu’ilétait attaché à la haute police politique ou diplomatique. Et iln’en avait que plus de goût pour lui. La police, c’était samarotte, et il ne manquait pas une occasion d’amener laconversation sur ce sujet intéressant, que Piédouche, d’ailleurs,ne traitait qu’avec une extrême réserve.

Mais depuis trois jours, Binos attendaitinutilement au Grand-Bockson partenaire préféré.M. Piédouche n’y venait plus, et cette éclipse inattenduecontrariait énormément Binos, qui brillait du désir de le consultersur l’affaire de l’omnibus.

Piédouche était devenu invisible, précisémentle lendemain de cette tragique aventure.

Binos déplorait amèrement cette fâcheusecoïncidence et demandait son Piédouche à tous les échos duGrand-Bock, mais personne n’avait vu Piédouche, et le pèrePoivreau n’était point en état de donner des nouvelles de ce fidèlehabitué de son établissement.

On savait que Piédouche demeurait dans lequartier, les uns disaient place d’Anvers, les autres, rue deDunkerque ; mais il ne recevait pas chez lui ses connaissancesdu café, et Binos lui-même ne connaissait pas son adresse,quoiqu’il la lui eût demandée plusieurs fois. Piédouche avaittoujours évité de la donner exactement, et le mystère dont ilentourait sa vie n’avait pas peu contribué à persuader au rapinqu’il appartenait à la police.

Son absence inexpliquée ne pouvait queconfirmer Binos dans son opinion. Il était convaincu que Piédouchevenait d’être chargé de quelque mission secrète, et qu’on ne lereverrait pas d’ici un certain temps. Et il se désolait, car ilavait compté sur ses lumières et même sur son concours pour tirerau clair l’histoire fort embrouillée qu’il s’était vanté dedémêler.

Il avait juré solennellement à Paul Freneusede découvrir la femme qui avait joué de l’épingle et son complicede l’impériale. Il comprenait maintenant qu’il s’était trop avancé,et qu’à lui tout seul il n’arriverait à rien. Il s’avouait àlui-même son impuissance, et cet aveu l’humiliait à ce point qu’iln’osait plus se montrer chez son ami de la place Pigalle. Or,Freneuse n’était pas homme à se déplacer pour rencontrerBinos ; quand Binos venait à l’atelier, Freneuse lui faisaitbon accueil, en souvenir d’une ancienne camaraderie qui avait prisnaissance à l’École des Beaux-arts, aux jours déjà lointains deleur jeunesse ; mais, depuis qu’ils étaient entrés dans la viepar la même porte, ils avaient suivi des routes si différentes queles liens de cette camaraderie s’étaient un peu relâchés. Freneuseallait dans le monde et y tenait parfaitement sa place ;Binos, débraillé de costume et d’allures, aurait fait tache dans unsalon. Freneuse avait les estaminets en horreur, et Binos n’ensortait guère. D’où il résultait qu’ils ne s’étaient pas rencontrésdepuis trois jours.

Binos s’était établi en permanence auGrand-Bock. Il ne s’éloignait que pour aller faire un tourà la Morgue, à seule fin de savoir si la jeune fille de l’omnibus yétait encore ou si quelqu’un l’avait reconnue. Et il revenaittoujours de cette lugubre excursion sans avoir rien appris denouveau. Personne ne s’était présenté pour réclamer la morte, et leterme fixé par le règlement venait d’expirer le matin du troisièmejour. On allait procéder à l’inhumation, avait dit le greffier del’établissement. Le pauvre corps allait être jeté dans la fossecommune, et le secret du crime allait être enterré avec la victimedans le cimetière des hôpitaux.

La certitude de ce très prochain dénouementconsterna Binos et lui donnait des remords. Il en était à sedemander s’il ne ferait pas bien de porter tout bonnement aucommissariat l’épingle empoisonnée et de raconter au commissaire lascène de l’omnibus, sans se préoccuper de la répugnance de l’amiFreneuse à se mêler de cette affaire. Mais il aurait bien mieuxaimé opérer lui-même, en collaboration avec ce Piédouche qui, à sonestimation, était plus habile que tous les policiers du monde.

Pendant que l’imprudent rapin se morfondait àattendre ce personnage, Paul Freneuse, qui aurait pu fournir àBinos d’importantes indications, se tenait coi chez lui et nedésirait pas du tout le voir. Paul Freneuse, toutes réflexionsfaites, avait pris le parti de rester tranquille jusqu’à nouvelavis, c’est-à-dire jusqu’à ce que M. Paulet lui donnâtl’adresse de cet agent d’affaires qui s’était si subtilement dérobéle soir de la représentation des Chevaliers du brouillard.Paul Freneuse travaillait avec acharnement et pensait beaucoup plusà Mlle Marguerite qu’au couple suspect auquel ilavait donné la chasse.

Donc, le troisième jour, vers midi, aprèsavoir déjeuné d’un plat de choucroute, arrosé de plusieurs chopesde bière, Binos se promenait mélancoliquement à travers la premièresalle de son caboulot de prédilection. Le front soucieuxet la pipe aux lèvres, il allait à chaque tour coller son visagecontre la porte vitrée, espérant toujours qu’il verrait poindrePiédouche sur le boulevard. C’était l’heure où il arrivaitd’habitude pour jouer au billard ou aux dominos. Mais Piédouche neparaissait pas.

Le père Poivreau sommeillait sur son comptoir,entre une bouteille d’absinthe et un verre vide : le droguisteretiré, qui répondait au nom de Pigache, lisait le journal dans uncoin, et prenait sans doute un grand intérêt à cette lecture, caril ne soufflait mot, et il ne bougeait pas plus qu’une pierre,quoique Binos lui eût déjà lancé quelques lardons qui ne letouchaient guère, puisqu’il était sourd. Binos, exaspéré par lesennuis de l’attente, se préparait à lui faire une méchante farce enmettant le feu à son journal avec une allumette, lorsque la portede l’estaminet s’ouvrit brusquement.

– Bonjour, les camarades ! Salut,père Poivreau ! dit une grosse voix qui réveilla le maître del’établissement et fit lever la tête au droguiste, plongé dans lalecture de son journal.

– Piédouche ! s’écria Binos. Enfin,vous voilà ! Ce n’est pas malheureux. Il y a trois jours queje vous demande à tout le monde.

– Pour m’offrir un verre define, je parie, dit en riant l’illustre Piédouche, quiparaissait être de joyeuse humeur.

– Pour ça, d’abord… et puis encore pourautre chose. Ah çà, qu’est-ce que vous êtes devenu ? Vous avezdonc été malade ?

– Moi, malade ! Jamais !Regardez-moi ce torse-là ! Est-ce que j’ai l’air d’un conscritexempté pour faiblesse de constitution ?

– Non, parbleu ! mais on a beau êtresolide, on n’est pas l’abri d’une indisposition. J’ai souventmal aux cheveux, moi qui me porte comme le Pont Neuf. Etquand j’ai vu que vous manquiez à l’appel trois jours de suite,j’ai été inquiet. Si j’avais su votre adresse, je serais alléprendre de vos nouvelles.

– Oh ! ce n’était pas la peine. Jene rentre jamais chez moi que pour dormir, et encore ! Je suisparti en voyage mardi soir, et je ne suis revenu que ce matin.

– Tout s’explique alors. Est-ce que vousêtes allé loin ?

– Non, à quinze lieues de Parisseulement… pour affaires… un petit héritage qui vient de me tombersur la tête.

– Ça vaut mieux qu’une tuile ou un pavé…mes compliments, mon vieux… voilà un accident qui ne m’arriverajamais.

– Bah ! qui sait ? Mais, enattendant, c’est moi qui régale, ce matin.

» Père Poivreau, un carafon et desverres !… et de la vieille, hein ? Tiens ! il avaitdeviné ce que je voulais, le vieux lascar… le cognac est déjàservi… et il a posé le plateau sur la table, à côté du respectablePigache. C’est pour que j’invite ce vieillard… Bon ! je nedemande pas mieux que de me fendre d’une consommation de plus.Aujourd’hui, je suis à la rigolade.

– Parbleu ! si j’héritais,j’inviterais tous les passants. Mais je ne tiens pas à boire dansle voisinage du père Pigache.

– Pourquoi ça ? qu’est-ce qu’il vousa fait, le pauvre birbe ?

– Oh ! rien. Seulement, j’ai unehistoire à vous raconter… et une consultation à vous demander… pourmoi tout seul.

– Eh bien, il ne nous entendra pascauser. Il est sourd comme un pot.

– C’est vrai. Je n’y pensais plus. Enparlant bas, je n’aurai pas peur qu’il saisisse un seul mot. Nouspouvons nous asseoir près de ce droguiste.

– Des confidences intimes ! dessecrets ! voilà du nouveau, par exemple ! Est ce que vousconspirez contre le gouvernement ? Diable ! ça ne m’iraitpas du tout.

– Oh ! je le pense bien, dit Binos,qui prit ce propos pour un aveu. Je comprends que vous ne pouvezpas vous mêler de ces choses-là. Quand on appartient àl’administration… mais il ne s’agit pas de ça… il s’agit d’uneaffaire privée.

– Une affaire ! ça me va.Expliquez-la-moi, mais trinquons d’abord, dit Piédouche qui venaitde remplir les trois verres, et de prendre place coude à coude avecPigache.

– À votre santé, papa, reprit-il, enfrappant sur l’épaule de son voisin.

– Pas mal, et vous ? répondit levieux d’un air ahuri.

– Il croit que je lui demande comment ilse porte, ricana Piédouche. Faut-il qu’il en ait pilé de cesdrogues pour avoir l’oreille si dure ! Laissons-le tranquilleet narrez-moi votre histoire. Il boira, si le cœur lui en dit, ets’il ne boit pas, nous sécherons le carafon à nous deux.

Binos, déjà accoudé sur la table, ne demandaitqu’à entrer en matière. Il entama le récit du voyage en omnibus, encommençant par le commencement et sans omettre un détail. Tout yétait, depuis l’épisode de la place cédée au départ jusqu’à lacatastrophe de l’arrivée. Il décrivit dans un langage coloré lestrois personnages de ce drame, les deux complices et leur victime,la scène muette qui s’était passée à la descente du Pont Neuf, etla stupeur des employés au moment où l’on avait constaté que lavoyageuse était morte pendant le trajet.

Rien ne manquait à ce tableau émouvant,seulement il se mit en scène au lieu de parler de son ami. Ils’attribua carrément le rôle que Paul Freneuse avait joué. Sonamour-propre y trouvait son compte, et de plus il jugeait inutilede compromettre un camarade qui ne se souciait pas de figurer dansune affaire de ce genre.

M. Piédouche l’écouta avec une attentionsoutenue et un intérêt marqué. Il se permit cependant deux ou troisfois de sourire, et il finit par s’écrier :

– En voilà une aventure ! Maiscomment diable vous trouviez-vous à minuit moins un quart dans lequartier de la Halle aux vins ?

– J’avais passé la soirée à chercher unefemme domiciliée dans les environs… un modèle, balbutia Binos, quin’avait pas prévu cette interpellation.

– Ah ! bon ! il fallait donc ledire ; c’est très intéressant, l’histoire de cette mortsubite, mais… sur quoi voulez-vous me consulter ?

– Je voudrais savoir ce que vous pensezde cet étrange accident.

– Mais, répondit Piédouche en haussantles épaules, je n’en pense rien du tout. Je ne suis pasmédecin.

– Moi non plus. Et pourtant, je suis sûrque cette pauvre fille a été assassinée dans l’omnibus.

– Allons donc ! Par qui et comment,s’il vous plaît ?

Là-dessus, Binos aborda la seconde partie durécit qu’il préparait depuis trois jours. Il raconta la découvertede l’épingle empoisonnée et du fragment de lettre, l’expérience quiavait coûté la vie à un chat, puis ses visites réitérées à laMorgue, ses incertitudes et les résolutions auxquelles il s’étaitarrêté, après avoir mûrement réfléchi. Il conclut en adjurantPiédouche de l’aider de ses lumières et d’entrer en campagne aveclui pour retrouver l’abominable couple qui avait perpétré cetteœuvre scélérate.

Piédouche était devenu sérieux. Il hochait latête, d’un air entendu, à chaque observation que formulait Binos,et il absorba coup sur coup trois petits verres avant derépondre.

– Ma foi ! dit-il enfin, je commenceà croire que cette mort n’est pas naturelle. Avez-vous exposé lesfaits au commissaire de police ?

– Je m’en suis bien gardé, car jeprétends me passer de lui. Il sera temps de le prévenir quand jesaurai où prendre la femme qui a fait le coup et son complice.

– Vous avez bien raison. Les commissairescherchent volontiers midi à quatorze heures… on vous auraitsoupçonné. Mais, dites-moi… vous avez, je suppose, conservél’épingle et la lettre déchirée ?

– Ah ! je vous en réponds ! Jeles porte sur mon cœur. Voyez plutôt.

Ce disant, Binos tirait de la poche de savareuse un étui où il serrait habituellement sa pipe favorite. Ill’ouvrit, et il y prit les deux pièces à conviction que Freneuselui avait remises. L’épingle tenait dans la gaine la place du tuyaude la pipe absente, et la lettre tenait la place du fourneau.

– Voilà une cachette ingénieuse, dit enriant Piédouche.

– Vous comprenez bien que j’ai peur deperdre les objets et surtout de me piquer, s’écria le rapin. Maisje ne vous empêche pas de les examiner, et même je vous en prie.Seulement, maniez l’épingle avec précaution.

– Je ne la manierai pas du tout, ça seraplus sûr. Je me contenterai de déchiffrer, si vous le permettez, cequ’il y a d’écrit sur ce chiffon de papier.

– Comment ! si je le permets !c’est-à-dire qu’il me tarde de savoir ce que vous en pensez. Moi,je trouve que la preuve du crime est au bout de chaque ligne.

Pendant que Piédouche dépliait le papierfroissé, Binos, en levant la tête, s’aperçut que le père Pigachesouriait d’un air malin.

Le bonhomme n’avait pas été distrait de lalecture de son journal par une conversation que sa surditél’empêchait d’entendre ; mais il y voyait clair, etl’exhibition de l’épingle paraissait le réjouir infiniment.

– Ah ! mon gaillard, dit-il en lamontrant du doigt, vous faites des reliques avec les affiquets devotre bonne amie ! Voilà ce que c’est que d’être jeune. Elleest jolie, hein ! la belle qui attachait son chapeau avecça ?

– Touchez pas ! ça mord, lui criaBinos.

Et, pour plus de sûreté, il refermal’étui.

– Bon ! bon ! ne soyez pasjaloux, mon garçon, reprit le sourd. Ça n’est plus de mon âge, cesbêtises-là.

– Lis donc tes faits divers etlaisse-nous en repos, vieille baderne, grommela Binos.

– Vous dites que je suis bien conservé…vous me flattez, jeune homme ; mais je ne vous en veux pas,répondit gravement Pigache en se rejetant sur son journal qu’ildévorait toujours jusqu’à la dernière ligne.

– Décidément, nous n’avons pas besoin denous gêner. Il est encore plus sourd que je ne le croyais, et lepère Poivreau s’est remis à ronfler sur son comptoir ; vouspouvez y aller de votre avis sur la lettre, mon cher.

– La lettre ne prouve pas grand’chose,murmura Piédouche. Il n’y a pas une phrase qui présente un senscomplet.

– Non, mais on peut lire entre leslignes. Elle est arrivée depuis un mois… elle, c’estévidemment la petite qu’on a lardée dans l’omnibus. Je reviensà mon premier projet… le projet de la tuer avec une épingle,c’est clair… Elle sort fort peu, mais elle va quelquefois lesoir… toujours la petite… le coquin qui a écrit ça ne savaitpas chez qui, mais il savait où… dans le quartier de la Halle auxvins, parbleu ! Et il l’a attendue au retour.

– Cher ami, vous êtes très fort… plusfort que moi, car je n’aurais jamais trouvé tout ce que vous medites là. Mais, pour l’épingle, je pourrai, si vous le désirez,savoir dans quel poison elle a été trempée. Je connais un chimistequi est de première force sur ces affaires-là. Il fera desexpériences, des analyses… tout le diable et son train.

– Ça me va ! s’écria Binos.

– Seulement, il faudrait me confierl’objet, ajouta Piédouche.

– Vous confier l’épingle ! ditBinos. Mais je ne demande pas mieux. Je suis sûr que vous n’enferez pas un mauvais usage, et elle sera tout aussi bien chez vousque chez moi.

– Je vous offrirais bien d’assister auxessais, reprit Piédouche, mais ça pourrait contrarier mon chimiste…parce que… Vous comprenez, il est expert assermenté près destribunaux, et il ne s’agit pas ici d’une expertise légale… Si jelui racontais l’histoire de l’omnibus, il craindrait peut-être dese compromettre en mettant sa science au service d’un particulierqu’il ne connaît pas… tandis qu’à moi, qui suis son ami, il nedemandera aucune explication… ou bien il se contentera de celle quej’inventerai.

– C’est juste… emportez l’épingle, moncher, et l’étui par-dessus le marché… à une condition,pourtant…

– Laquelle ?

– À condition que vous allez me promettrede travailler avec moi. J’ai juré de retrouver les coupables, etsans vous, je ne ferais rien de bon.

– D’où vient que vous avez une si hauteidée de mes talents de chercheur ? demanda Piédouche enriant.

– Ma foi ! au point où nous ensommes, je puis bien vous le dire, s’écria Binos. Je me figure quevous avez travaillé autrefois dans cette partie-là.

– C’est très flatteur pour moi… surtoutsi vous n’êtes pas comme bien des gens qui ont des préjugés contrela police et contre tout ce qui s’y rattache.

– Moi ! si je n’étais pas artiste,je voudrais être agent secret, c’est-à-dire, entendons-nous… pasmouchard à gages… j’aimerais à chasser à l’homme en amateur… pourmon compte ou pour le compte de mes amis… comme M. Lecoq, dansles romans de Gaboriau.

– M. Lecoq, si je ne me trompe,avait été du métier.

– Moi, non. J’ai manqué ma carrière. Maisvous en auriez été que je ne vous en voudrais pas pour ça.

– Quoi qu’il en soit, dit Piédouche avecun sourire discret, je vous prie de croire que je n’en suis pasmaintenant.

– Raison de plus pour vous occuper de monaffaire. Si vous étiez attaché à la préfecture, ça vous gêneraitpour marcher avec moi ; tandis que, libre comme vous l’êtes,vous pouvez prendre la direction des recherches que je veuxentreprendre.

– Rien ne s’y oppose en effet, mais… sielles aboutissaient à un résultat, que nous enreviendrait-il ?

– Le plaisir de venger la mort d’unepauvre fille assassinée par des scélérats.

– C’est quelque chose, j’en conviens. Laquestion est de savoir si nous avons chance de réussir. Vous m’avezdit, je crois, que la victime n’a pas été reconnue à laMorgue ?

– Malheureusement, non, et on l’enterrece soir.

– Diable ! il n’y a pas une minute àperdre. Si l’on ne découvre pas qui elle est, on ne découvrira pasceux qui l’ont tuée. Et j’avoue que je ne vois pas du tout commentnous pourrions savoir son nom.

– Il n’y a qu’un moyen, c’est de trouverson domicile.

– Si vous croyez que c’est facile…

– Non ; mais ce n’est pasimpossible. Nous avons déjà une indication. Relisez la lettredéchirée. À la troisième ligne, il y a rue des… et non pasrue de…

– En effet, ce pluriel est un point dedépart.

– Parfaitement… et j’aurais déjà courutoutes les rues dont le nom est au pluriel si je n’avais été retenuici par l’espoir de vous y rencontrer. Voilà trois jours que jen’ai, pour ainsi dire, pas quitté le Grand-Bock.Poivreauvous le certifierait, s’il n’était pas ivre… et j’invoquerais letémoignage du père Pigache, si l’animal n’était pas sourd.

– Que voulez-vous ! J’étais occupé àhériter. Ce retard n’en est pas moins très fâcheux, et il faudraittâcher de le réparer. En consultant l’almanach Bottin, nous auronsla liste complète des rues qui nous intéressent, et alors nouspourrions nous partager la besogne. Vous visiteriez la moitié deParis, pendant que je visiterais l’autre. Il y aurait d’ailleursune méthode à suivre pour abréger les recherches. Cette malheureusefille avait pris, m’avez-vous dit, le dernier omnibus de la Halleaux vins ?

– Oui… celui qui n’arrive à destinationqu’à minuit passé.

– Donc elle rentrait chez elle pour secoucher. Donc, elle devait demeurer dans les parages de la placePigalle. Donc, il serait sensé de commencer par ce quartier. Yconnaissez-vous une rue des… ?

– J’en connais plusieurs : la ruedes Martyrs… la rue des Abbesses…

– Eh bien, inspectons ces deux-là avanttoutes les autres.

– Hum ! la rue des Martyrs estterriblement longue. Elle part de l’église Notre-Dame de Lorette,et elle grimpe jusque sur la butte Montmartre.

– Comment ! s’écria Piédouche enriant, vous boudez déjà au travail !

– Non, mais je crains de perdre dutemps.

– Alors, attaquons d’abord la rue desAbbesses.

– C’est tout près d’ici, la rue desAbbesses, dit Binos, et elle n’est pas très longue ; rien nes’oppose à ce que nous commencions par là. Je dis : nous,parce que vous me paraissez disposé à m’accompagner. Ça me va commeun gant. Sans vous, je ne ferais rien de bon. Je ne sais pas encoreparler aux portiers. Je ne sais que leur faire des charges. Vousallez m’enseigner le métier, et lorsque j’en posséderai lespremiers éléments, vous verrez que je ne m’en tirerai pas tropmal.

– J’en suis convaincu, prononça gravementPiédouche. Vous verrez d’ailleurs que ce n’est pas très difficile.Il ne s’agit que d’avoir de l’aplomb et un peu de perspicacité.Mais si vous voulez que votre apprentissage vous profite, il fautque vous preniez les renseignements vous-même. Je serai là, et jevous soufflerai.

– Parfait ! Alors, entrons encampagne tout de suite.

– J’aime cette noble ardeur, et je suistout à vous. Vous permettez que j’emporte l’épingleempoisonnée ?

– L’épingle et la lettre, si vous voulez.Je serai beaucoup plus tranquille quand elles seront entre vosmains, car, dans mon logement, il n’y pas un meuble qui ferme àclef, et toutes mes poches sont plus ou moins percées.

– Diable ! il serait fâcheux deperdre des pièces à conviction si précieuses, et puisque c’estcomme ça, je garde tout… en dépôt, bien entendu, et à charge devous restituer les objets à première réquisition, dit Piédouche eninsérant le papier déchiré dans l’étui où l’épingle était déjà.

Le père Pigache, qui avait enfin achevé lalecture de son journal, le regardait faire en souriantniaisement.

– Ça vous étonne, papa, que j’empoche cesbibelots-là, lui cria Piédouche. Il n’y a pourtant pas de quoi. Çaprouve tout bonnement que mon ami Binos a confiance en moi.

– Vous dites ? demanda le bonhommeen tendant l’oreille.

– Rien du tout, vieille cruche, ricanaBinos, qui était déjà debout.

Piédouche alla secouer le maître del’établissement pour le réveiller, paya la consommation et sortit.Binos le suivit sur le boulevard, et ils s’acheminèrent côte à côtevers la place Saint-Pierre, qui s’étend au pied de la butteMontmartre. On peut passer par là pour aller à la rue des Abbesses,et sans doute Piédouche avait ses raisons pour adopter cetitinéraire.

Piédouche était toujours très proprementhabillé, et il ne tenait peut-être pas à prendre les chemins lesplus fréquentés lorsqu’il circulait en compagnie d’un rapin vêtud’une vareuse fort sale et coiffé d’un chapeau mou à bordsextravagants.

– Mon cher, dit-il, au moment où ilsentraient dans la rue d’Orsel, je me figure que cette pauvre fillene devait pas être dans ses meubles… je me figure ça d’après ladescription que vous m’avez faite de son costume.

– C’est vrai que sa toilette n’était pasbrillante, murmura Binos. Tenue de Jenny l’ouvrière. Elle devaitloger dans une mansarde.

– Oui, et en garni. Je vous demande çaparce que je suis d’avis de commencer notre inspection par leshôtels.

– Bonne idée ! excellenteidée ! Ah ! vous avez du flair, vous ! Moi, jen’aurais jamais pensé à ça. Et puisque vous raisonnez si bien,dites-moi donc un peu pourquoi l’on a tué la petite… pas pour lavoler assurément… on n’a trouvé sur elle que quatorze sous.

– Comment ! vous n’avez pasdeviné ? C’est une vengeance de femme, parbleu ! Elleavait enlevé l’amant ou le mari d’une dame qui a mal pris lachose.

– C’est possible… et cependant ellen’avait pas une figure à voler les hommes des autres.

– Pardon ! vous m’avez dit vous-mêmequ’elle était remarquablement belle.

– Oui, mais l’air modeste et réservécomme une jeune fille qui n’a jamais quitté sa mère.

– Peuh ! il ne faut pas toujours sefier aux apparences. Les demoiselles sages ne circulent pas seulesà minuit dans les omnibus. Du reste, nous n’avons pas à nousoccuper de ça pour le quart d’heure. Quand nous saurons qui elleest, il sera temps de chercher pourquoi on l’a supprimée.

– Brigadier, vous avez raison, dit Binos,qui était toujours de l’avis de Piédouche.

Ils marchaient vite, et ils avaient déjàdépassé le théâtre de Montmartre. Un peu au delà, commence la ruedes Abbesses, qui remonte jusqu’à la rue Lepic. C’est une des mieuxhabitées de ce quartier, et les garnis, qui foisonnent sur leboulevard extérieur, y sont assez rares. Les maisons y ont uneapparence bourgeoise et respectable ; on y trouve la mairie etle bureau de poste du dix-huitième arrondissement. Elle estd’ailleurs assez peu fréquentée, et l’on peut y causer tout à sonaise sans gêner la circulation. Bientôt, Piédouche s’arrêta aumilieu de la chaussée, et montrant à Binos une porte bâtardesurmontée d’un vitrage en saillie :

– Mon cher, dit-il, voilà unboui-boui qui ne paye pas de mine et qui, précisément àcause de cela, vaut bien que vous preniez la peine d’y entrer.

– Avec vous ? ajouta Binos.

– Mais non, sans moi.

– Comment ! vous voulez que j’entreseul dans ce garni !… et que j’interroge sans vous la personnequi le tient ! Que le diable m’emporte si je sais quoi luidire ! Demander des renseignements sur une locataire dontj’ignore le nom, ce n’est pas commode.

– Vous vous embarrassez là de bien peu dechose. Il y a trois ou quatre manières de procéder.

– Laquelle prendriez-vous ?

– La plus simple. Je tirerais de ma pocheune jolie pièce de cent sous et je la laisserais voir au maître del’établissement… si vous avez affaire à un simple portier, la piècede deux francs suffira… et je le prierais poliment de m’apprendres’il ne loge pas une jeune fille faite de telle et telle façon. Ily a gros à parier qu’on ne refusera pas de vous répondre… et sil’on vous répond que non, ce sera la vérité, car ces gens-là saventce que parler veut dire, et ils verront bien que vous ne lâcherezla pièce qu’en échange d’une indication utile.

– Il me semble que vous joueriez cettecomédie-là mieux que moi.

– Non, car je n’ai jamais vu la filledont vous voulez savoir le nom, et je la décrirais fort mal. Tandisque vous, qui l’avez examinée à loisir, vous en ferez un portraitsi ressemblant qu’on la reconnaîtra tout de suite.

– Le fait est que je la peindrais demémoire… j’ai même pensé à la peindre… couchée sur une dalle de laMorgue… un sujet réaliste pour le Salon de l’année prochaine.

– Eh bien, alors… allez de l’avant. Quivous retient ?

– Ma foi ! je peux bien vousl’avouer. Ce qui me retient, c’est que je n’ai sur moi ni la piècede cinq francs, ni la pièce de quarante sous. J’ai oublié monporte-monnaie à la maison.

– N’est-ce que cela ? Voici le mien,dit Piédouche en tirant de sa poche une jolie bourse de cuir. Il ya dedans de quoi délier la langue de tous les logeurs deMontmartre, et je vous prie de ne pas vous gêner avec moi.

Binos hésita un instant pour la forme, mais ilaccepta en disant :

– Ce n’est qu’une simple avance, cherami… une avance que je vous rembourserai un de ces jours, etd’ailleurs, je vais tâcher de ménager vos finances… j’auraipeut-être le renseignement pour trente sous… Mais, j’y pense… unefois que je l’aurai, si je l’ai, je ne serai pas beaucoup plusavancé… Je suppose qu’on me dise que la personne en questiondemeurait là, mais qu’elle a disparu depuis trois jours… quedevrai-je faire ?

– Vous vous informerez adroitement de seshabitudes… des gens qu’elle recevait… vous demanderez si elle alaissé dans sa chambre des bagages… des papiers… quel nom elle adonné en entrant… et quand vous saurez tout cela, vous n’aurez plusqu’à courir à la Morgue et à faire votre déclaration au greffier,qui préviendra la police. Le logeur sera appelé ; ilreconnaîtra sa locataire, puisqu’elle n’est pas encore enterrée…dès lors, vous aurez une base d’opérations, et vous pourrezcommencer une enquête sérieuse.

– Avec vous, j’espère ?

– Avec moi, si vous y tenez. Je ne mesoucierais pas trop de m’en mêler ostensiblement, mais je ne vousmarchanderai pas mes avis, si vous croyez en avoir besoin.

– Piédouche, mon vieux, entre nous c’està la vie et à la mort, s’écria Binos dans un accès d’enthousiasme.Je vais franchir le seuil de ce local qui ne ressemble point à unpalais et débuter sous vos auspices dans la diplomatie privée. Puisje reviendrai vous faire mon rapport, car je compte bien que vousallez m’attendre.

– Très volontiers. Là-haut, sur la placequi est devant la mairie. Et ne vous pressez pas. J’ai le temps. Sinous sommes tombés juste, poussez l’interrogatoire… Renseignez-vousà fond… N’oubliez pas surtout de demander si la locataire disparueavait des papiers… Il importe, pour la suite de vos opérations, quesa personnalité soit établie par des pièces authentiques.

– C’est compris, cher ami. Et maintenant…à la tour de Nesle ! déclama le rapin en se précipitant versle garni désigné par le sagace Piédouche, qui se mit à remonterlentement la rue des Abbesses.

La porte de l’allée était ouverte, et Binosentra d’un pas délibéré.

– Quel homme ! murmura-t-il. Sic’est bien là que logeait la petite, Piédouche est le plus grandpolicier des temps modernes, car il m’a conduit directement au bonendroit. Ma parole d’honneur, je serais presque tenté de croirequ’il la connaissait.

L’allée n’était pas large. Deux hommesauraient eu de la peine à y passer de front. Elle n’était pas nonplus très bien éclairée. Binos avançait avec précaution, enétendant les bras pour tâter les murs des deux côtés. Il finit parsentir à gauche une solution de continuité dans la muraille, et unevoix lui cria :

– Qu’est-ce que vous demandez ?

– Je voudrais parler au concierge,répondit Binos.

– Il n’y a pas de concierge ici, repritla voix, qui était celle d’une femme.

– À la propriétaire, alors.

– C’est moi la propriétaire. Qu’est-cequ’il vous faut ? Est-ce que vous venez pour louer ?

– Non. Je viens pour une de voslocataires.

– Connais pas. Je ne loge que deshommes.

– Pourtant, on m’avait dit…

– Quoi ?… Expliquez-vous… etd’abord, avancez, que je vous envisage.

Binos ne demandait pas mieux que de semontrer, mais il n’y voyait goutte, et il ne savait de quel côtétourner pour s’aboucher avec la revêche personne qui l’interpellaitsi rudement. À force de tâtonner, cependant, il finit parrencontrer sous ses doigts une porte vitrée et un vasistas ouvert.La porte était entrebâillée. Il la poussa, et il entra dans uneloge qui n’était pas beaucoup mieux éclairée. La lumière n’ypénétrait que par un œil-de-bœuf garni de verres dépolis quitamisaient le jour douteux venant d’une cour intérieure. Et il eutquelque peine à apercevoir une petite vieille toute ratatinée quise chauffait devant un feu de coke presque éteint.

– Bon ! parlez maintenant, luicria-t-elle, je sais à qui j’ai affaire.

Binos aurait bien voulu pouvoir en direautant, car il ne comprenait rien à cette réception. Binos,désarçonné, se demandait par où il allait commencer. Impossibled’employer le procédé recommandé par Piédouche. L’exhibition de lapièce de cinq francs n’aurait produit aucun effet, par l’excellenteraison que la vieille qu’il s’agissait d’amadouer en la luimontrant n’aurait pu voir briller le métal entre les doigts del’étranger qui allait la questionner. Mais Binos ne restait jamaislongtemps dans l’embarras. Si la diplomatie n’était pas son fort,la timidité n’était pas son défaut, et il avait une tendancenaturelle à mettre, comme on dit, les pieds dans le plat.

– Vous prétendez que vous savez à quivous avez affaire, commença-t-il audacieusement. Parions quenon.

– Si je pariais, tu perdrais, mon petit,répliqua la dame du logis, en fixant sur lui deux yeux gris quibrillaient dans l’obscurité comme les prunelles d’un chat. Je teconnais comme ma poche.

– Ah ! bah ! dites un peucomment je m’appelle.

– Je ne sais pas ton nom, mais je saisque tu fais ton état de barbouiller de la bonne toile avec demauvaises couleurs. T’es peintre, mon garçon, et pas peintred’enseignes. Je t’ai rencontré cinquante fois sur le boulevardClichy avec ta boîte à couleurs.

– Alors, j’avoue, la mère, et je vousferai votre portrait quand vous voudrez.

– Je n’ai pas besoin de mon portrait. Ily a cinquante ans que je me regarde dans les glaces. Ça me suffit.Et puis, je te défends de m’appeler « la mère », vu queje n’ai pas d’enfants… ni de mari non plus, Dieu merci !

– Bon ! je dirai :mademoiselle.

– Pas de charges d’atelier, gamin. Je neles aime pas. Qu’est-ce que tu veux ?

– Savoir si vous n’avez pas eu chez vousune jeune personne qui m’intéresse.

– Allons donc ! T’y voilà, mon gars.J’avais deviné que tu venais de sa part.

– De la part de qui ? demanda Binosassez interloqué.

– De la part de l’Italienne,parbleu ! de la Bianca.

– Ah ! si vous l’avez deviné… cen’est pas la peine que je vous contredise, murmura Binos, quivoulait laisser parler la vieille.

– C’est donc toi qui l’a débauchée,vilain crapaud ? Je m’en doutais, que la nigaude avait donnédans les rapins. Un fichu goût qu’elle avait là. Tu en as profité,mais tu as fait une canaillerie. Cette petite n’avait pas pour deuxliards de vice, et je mettrais ma main au feu qu’elle était sage,quand elle a eu la mauvaise chance de te trouver sur son chemin. Oùl’as-tu levée, dis, monstre ? Est-ce au marché Saint-Pierre,où elle allait acheter tous les matins des herbes pour sondéjeuner…, ou bien le soir, sur la place Pigalle, quand ellerevenait de prendre sa leçon de chant ?

– Je jure sur votre tête que je n’aiséduit personne.

– Tais-toi, serpent. Il y a trois joursqu’elle n’est pas rentrée… Elle qui n’avait jamais découché… Osedonc me dire que tu ne l’as pas emmenée dans ton taudis.

– Un peu, que je l’ose ! s’écriaBinos, qui jubilait d’entendre ces reproches immérités, car ils luiapprenaient qu’il était tombé juste.

Cette Italienne qui avait disparu depuis troisjours ne pouvait être que la jeune fille morte en omnibus. Ilsavait déjà qu’elle s’appelait Bianca, et il ne tenait qu’à luid’en savoir davantage.

– C’est bon ! tu as beau essayer defaire le malin avec moi, ça ne prend pas. Que la petite soit oùelle voudra, je m’en moque. Mais tu viens réclamer sonbaluchon, n’est-ce pas ? Eh bien, tu lui diras de mapart que, si elle veut l’avoir, faudra qu’elle prenne la peine devenir le chercher.

» Elle peut bien se déranger, continua lavieille ; elle n’est pas devenue princesse depuis qu’elle estavec toi.

– Pardon ! balbutia Binos, je vousai déjà dit que…

– Oh ! je me doute bien qu’elle nese soucie pas de me revoir, parce qu’elle sait que je ne mâche pasles mots, quand j’ai des vérités à dire. Je la traiterais comme unecoureuse, et elle ne l’aurait pas volé, car c’est honteux, cequ’elle a fait, et si j’avais su que ça finirait comme ça, c’estmoi qui ne l’aurais pas logée.

– Mais, ma bonne dame…

– Il n’y a pas de bonne dame qui tienne.Quand j’y pense, ça me tourne le sang. Ah ! la saintenitouche ! parions qu’elle ne t’a pas conté comment elle estentrée chez moi. Tiens ! c’était le soir, et il pleuvait à nepas laisser un chien coucher dehors. V’là qu’elle arrive dans maloge avec un gamin qui portait sa malle… fallait voir ça… une boîteen bois blanc où il n’aurait pas tenu deux robes et six chemises.« Madame, qu’elle me fait avec un drôle d’accent,pourriez-vous me donner une chambre pas chère ? Je n’ai pasbeaucoup d’argent, mais je payerai tous les jours. » Moi,pendant qu’elle me disait ça, je passais l’inspection de safrimousse, et j’avais vu du premier coup que ce n’était pas unerouleuse, comme il n’en manque pas dans le quartier. Je lui demandesi elle a des papiers ; elle me sort un passeport italien…Astrodi, Bianca, dix-huit ans, cantatrice… je te demande unpeu !… cantatrice, une pauvre diablesse qui arrivait à pied dela gare de Lyon pour économiser la dépense d’un fiacre !…c’est comme si tu disais que tu es peintre, toi qui n’es bon qu’ànettoyer les palettes et à essuyer les pinceaux.

– Merci !

– Tu vas p’t-être me soutenir que tu faisdes tableaux qui sont reçus à l’Exposition ! Va conter cetteblague-là à Bianca, si tu l’oses. Ça prendra, puisque tu lui asdéjà fait gober que tu la rendrais heureuse ; mais avec moi,non, il n’y a pas mèche. Je sais ce que tu vaux, rapin, et c’estpour ça que je t’en veux d’avoir débauché la petite. Quand je penseque, depuis un mois qu’elle était ici, il n’est pas entré un hommedans sa chambre… ni une femme, non plus… elle ne connaissaitpersonne… et elle ne sortait que pour aller chez un maître de chantqui était de son pays, à ce qu’elle disait… Après ça, c’étaitpeut-être pour aller filer le parfait amour dans ton grenier.

– Jamais de la vie ! Je ne laconnaissais pas…

– Possible, mais tu as fait saconnaissance… Si je comprends pourquoi elle s’est toquée de tonmuseau, par exemple !… faut que tu l’aies enjôlée en luichantant : Je suis artiste ; vous aussi… Nous sommesfaits l’un pour l’autre… Une mansarde et mon cœur. Et elle a cruça ! Jour de Dieu ! que les filles sont bêtes !

Binos protesta d’un geste. Il n’interrompit lavieille que juste assez pour l’exciter à bavarder, et ce systèmelui réussissait fort bien, car en cinq minutes de monologue, ellevenait de lui apprendre à peu près tout ce qu’il voulait savoir, etcela sans qu’il l’interrogeât.

– Mais je perds mon temps, repritl’irascible logeuse, et j’ai autre chose à faire que de causer à unoiseau de ton espèce. Je trouve que je t’ai assez vu comme ça.Décanille !

– Pas avant que vous m’ayez dit…

– Quoi ? qu’est-ce qu’il te fautencore ? Est-ce que tu t’es mis dans le toupet que je vas terendre les frusques de la petite ? Pas si bête. Tu seraiscapable d’aller les mettre au clou. On ne prêterait pas dessus lessix francs qu’elle me doit pour trois jours de location, mais ça nefait rien. J’ai sa malle, et j’en réponds. Tu lui diras de ma partque si elle veut venir la réclamer, je la lui rendrai sans retenirmes six francs. Elle n’a pas trop d’argent, la malheureuse… surtoutmaintenant qu’elle va être obligée de te nourrir.

– Ah ! dites donc, vous ! Jesuis bon enfant, mais je ne permets à personne de…

– De te jeter au nez tes vérités. Que tule permettes ou non, ça m’est bien égal. Tu lui diras aussi que sachambre est louée, et que je ne la logerais pas quand elle medonnerait vingt francs par jour. Je ne veux pas de farceuses dansmon garni… ni de fainéants non plus… ça signifie que, si jamais onte met à la porte de ton taudion, il n’y aura pas de place ici pourtoi.

– Eh ! sacrebleu ! je n’ai pasenvie de devenir votre locataire. J’aimerais mieux coucher dehors.Et si vous m’aviez laissé parler, vous sauriez qu’il n’est pasquestion de tout ça. Mais je n’ai pas encore pu placer un mot.Voulez-vous m’écouter à la fin… oui ou non ? Je ne suis pasvenu ici pour des prunes.

– Non, puisque tu viens pour Bianca.

– À propos d’elle, oui ; mais cen’est pas elle qui m’envoie. Elle est morte.

– Morte ! s’écria là vieille.Ah ! cette blague-là est trop forte !

– Ça n’est pas une blague. La jeune filleque vous appelez Bianca est morte, et si vous croyez que je mens,vous n’avez qu’à aller à la Morgue. Elle y est.

– À la Morgue ! répéta la logeuse ense levant brusquement. Tu te fiches de moi. Ce n’est paspossible.

– Allez-y voir, répliqua Binos. Seulementdépêchez-vous. Elle y est depuis trois jours, et on val’enterrer.

– Depuis trois jours !… depuisqu’elle n’est pas rentrée ici !… mais alors ce ne serait doncpas toi qui…

– Puisque je vous dis que je ne laconnaissais pas… je l’ai vue pour la première fois de ma viecouchée sur une table de marbre derrière un vitrage.

– Alors, comment as-tu deviné qu’ellelogeait chez moi ? demanda la vieille en regardant Binos entreles deux yeux.

– Je n’ai rien deviné du tout. J’ai penséqu’elle devait demeurer dans ce quartier-ci, et qu’elle n’était pasdans ses meubles. Et je me suis mis dans la tête de visiter tousles garnis. J’ai commencé par le vôtre, et je suis bien tombé. Dupremier coup, vous m’avez appris son nom, que je ne savais pas…

– Ah çà, tu es donc de la police,toi ? et moi qui te prenais pour…

– Pour ce que je suis, la mère. JacquesBinos, artiste peintre. Je suis entré à la Morgue, j’y ai vu lamalheureuse exposée… elle est si belle que ça m’a remué… et quandj’ai su que personne ne l’avait reconnue, j’ai commencé desrecherches en amateur. Et j’ai bien fait. Au moins maintenant, onpourra mettre son nom sur l’acte de décès… et sur la croix de boisque je planterai sur sa fosse.

– Son nom ! son nom ! faudraitencore prouver que c’est bien ma locataire, Bianca Astrodi, qu’on aportée là-bas.

– Mais c’est vous qui le prouverez. Ilfaut bien que vous alliez la reconnaître.

– Moi ! jamais ! J’en feraisune maladie. Rien que de penser à la boîte aux noyés, ça me donnela chair de poule.

– Je comprends ça, ma chère dame, mais iln’y a pas moyen de vous éviter cette corvée. Je vais de ce pasfaire ma déclaration au commissaire, et il vous enverra chercherimmédiatement.

– Ah ! gredin, si tu me joues cetour-là, tu me le payeras.

– Je ne peux pas garder pour moi ce quej’ai appris. Vous-même, vous ne voudriez pas qu’on jetât votrelocataire dans le même trou que les morts qu’on dissèque àl’amphithéâtre.

– Tais-toi, tu me fais froid. Ah !mon Dieu ! la pauvre fille ! comment ça lui est-ilarrivé ? Elle ne s’est pas jetée à l’eau, j’espère. Non.Alors, elle aura été écrasée par une voiture.

– On l’a trouvée morte dans l’omnibus àla station de la place Pigalle.

– Comment, c’était elle ! J’ai vu çasur le Petit Journal… et dire que je ne me suis doutée derien… c’est pourtant arrivé le soir où elle n’est pas rentrée… etmoi qui me figurais qu’elle courait la pretantaine !

– Ça prouve qu’on peut se tromper.Maintenant, vous ne m’accuserez plus.

– De l’avoir enlevée, non. Mais c’estégal… c’est louche, cette mort-là. Bianca ne pesait pas lourd, maiselle se portait comme un charme. Faut qu’on l’ait empoisonnée.

– Peut-être bien. Mais qui ? Vousm’avez dit qu’elle ne voyait personne.

– Ici, non ; mais elle sortait tousles soirs, et quelquefois aussi dans le jour.

– Où allait-elle ? voilà ce qu’ilfaudrait savoir.

– Ce n’est fichtre pas moi qui tel’apprendrai. Bianca n’était pas bavarde, et moi je ne suis pascurieuse. Ça fait que je ne sais rien du tout. Elle parlait biend’un maître de chant qui lui donnait des leçons et qui demeuraitdans le quartier du Jardin des Plantes… même que ça m’avait parudrôle… vu que, de ce côté-là, il n’y a que des joueurs d’orgue deBarbarie… et à moins que ce ne fût pour apprendre à chanter dansles cours ou dans la rue… Une fois aussi, au commencement qu’ellelogeait chez moi, elle m’a dit qu’elle avait des parents à Paris,mais qu’elle ne savait pas où ils demeuraient… j’ai cru qu’elle sevantait…

– Mais elle ne mentait pas en disantqu’elle allait du côté du Jardin des Plantes, car elle est mortedans l’omnibus qui venait de la Halle aux vins. Ce qu’il y ad’étonnant, c’est que son professeur, ou ses parents, si elle enavait, n’aient pas été voir à la Morgue. Ils avaient dû lire lesjournaux. Ils auraient bien pu s’inquiéter de sa disparition.

– Oh ! ils ne s’occupent guèred’elle. Ils n’ont jamais mis les pieds ici, depuis un mois qu’elley était.

– Elle arrivait par la gare de Lyon,murmura Binos en se parlant à lui-même ; c’est drôle qu’elleait été se loger à Montmartre.

– Ce n’est pas drôle du tout. Elle neconnaissait pas Paris, et un Italien que j’ai logé l’année passéelui avait indiqué ma maison.

– Alors, elle venait directementd’Italie.

– De Milan. C’est sur son passeport.

– Et vous l’avez, sonpasseport ?

– Un peu, que je l’ai, mon petit !Il est là-haut dans sa malle, avec d’autres papiers, ses hardes etson saint-frusquin, qui ne doit pas être gros. Elle est fermée àclef, sa malle, et elle a emporté la clef.

– La clef ! On l’a trouvée dans sapoche avec un porte-monnaie qui ne contenait que des sous.

– Parbleu ! elle n’était pas riche,la pauvre fille. Et avec ça elle était méfiante ; quand ellesortait, elle avait toujours soin de fermer son coffre. J’auraisbien pu le faire ouvrir par un serrurier quand j’ai vu qu’elle nerentrait pas, mais je l’aimais, c’te petite… et puis, je croyaisqu’elle reviendrait. Et je ne l’aurais pas mise à la porte, si elleétait revenue. Je me serais contentée de la sermonner… parce que,vois-tu, moi, mon garçon, je suis pas méchante… Tu n’as qu’àt’informer dans le quartier… on te dira que Sophie Cornu n’a jamaisfait de peine à ses locataires.

– J’en suis persuadé… quoique vous ayezété dure pour moi tout à l’heure.

– Faut pas m’en vouloir, mon garçon, jete prenais pour un de ces clampins qui rôdent sur le boulevardClichy pour empaumer les pauvres filles qu’ils rencontrent. C’estpas de ta faute, ni de la mienne, mais tu marques mal… Et j’ai dansl’idée que tu ne travailles pas souvent.

– Tous les jours un peu, ma chèredame.

– Je veux bien le croire, si ça peut tefaire plaisir. Et du moment que ce n’est pas toi qui as enlevéBianca, je n’ai plus rien contre toi. Je suis même contente det’avoir vu, quoique tu m’aies apporté une fichue nouvelle. Aumoins, je sais ce qu’est devenue la petite, et j’empêcherai qu’onla mette dans la fosse commune… quand ça devrait me coûtercinquante francs pour acheter un terrain.

– À la bonne heure ! j’avais biendeviné que vous aviez bon cœur. Alors, vous allez vous transporterà la Morgue ?

– Saperlipopette ! c’est ça qui nem’amuse pas !

– Il le faut pourtant. Je voudrais bienvous éviter cet ennui-là ; mais si j’y allais à votre place,ça ne serait pas du tout la même chose. Moi, je ne connaissais pascette jeune fille, tandis que vous qui la logiez et qui avez tousses papiers…

– Oui, je pourrais dire son nom etprouver que je ne me trompe pas. Es-tu sûr au moins qu’elle y estencore ?

– Je suis sûr qu’elle n’est pas enterrée.Si elle n’est plus exposée, vous n’aurez qu’à parler au greffier,qui vous la montrera.

– Brr ! ça va me tourner le sang. Etaprès que je l’aurai reconnue, comment ça sepassera-t-il ?

– Vous n’aurez à vous occuper de rien. Lapréfecture de police enverra chez vous prendre sa malle. Onexaminera les papiers de la pauvre morte, et qui sait ?… Ondécouvrira peut-être ces parents dont elle vous a parlé.

– Ça, je n’y compte pas. Et puis, à quoiça servirait ? Des drôles de parents, ceux-là. Ils nes’inquiétaient pas plus d’elle que d’un chien perdu.

» Mais, mon gars, ce n’est pas tout ça.Si je sors, faut que quelqu’un garde ma maison, et ma bonne est aulavoir. Je vais prier une voisine d’aller la chercher, et je nepeux pas t’enfermer ici. File, et reviens me voir demain, si tuveux. Je te recevrai mieux que je ne t’ai reçu aujourd’hui. Et, sile cœur t’en dit, tu m’accompagneras à l’enterrement.

– Je crois bien que le cœur m’endira ; mais si j’y vais, ce sera à une condition : c’estque nous partagerons les frais.

– Partager les frais, allons donc !T’as pas le sou. Et moi, Dieu merci ! j’ai de quoi lui payerune jolie pompe funèbre. Nous causerons de ça demain, petit, maisdécampe. Je n’ai pas le temps de flâner.

Binos ne demandait qu’à disparaître, et, s’ilse confondait en gracieusetés et en offres généreuses, c’est qu’ilsentait la nécessité de se concilier l’hôtesse pour donner suite àdes projets dont il ne lui avait pas soufflé un mot. Binos avaitpleinement réussi dans son ambassade, Binos triomphait, Binos secroyait de première force en diplomatie, absolument comme les gensqui ont gagné au jeu parce qu’ils avaient de belles cartes en main,et qui s’imaginent que leur succès est dû à leur talent.

Il prit congé de Sophie Cornu, et il seprécipita dans la rue. L’illustre Piédouche lui avait donnérendez-vous devant la mairie de Montmartre. Il courut l’yrejoindre, et il l’aborda en levant les deux bras au-dessus de satête pour lui annoncer de loin qu’il apportait une bonnenouvelle.

Peu s’en fallut qu’il ne jetât son chapeau enl’air en signe d’allégresse.

– Eh bien ? lui demanda Piédouche,qui était beaucoup plus calme.

– Eh bien, répondit Binos, j’ai trouvé ceque nous cherchions. Vos indications était justes, mon cher, et jeproclame que vous êtes un grand homme. La petite logeait là depuisqu’elle est à Paris, c’est-à-dire depuis un mois. Et la vieilletoquée qui tient le garni est en train de mettre son tartan pouraller la reconnaître à la Morgue. Elle m’a dit le nom de la morteet tout…

– Alors, elle a les papiers ?

– Les papiers, les hardes, tout est dansla malle. Et tout sera remis au commissaire de police, dès quel’identité aura été constatée.

– C’est parfait ! Mais… luiavez-vous dit ce que vous pensiez de cette mort en omnibus ?Sait-elle que la petite a été assassinée ?

– Elle ne s’en doute pas. Je suis plusmalin que je n’en ai l’air, et j’ai compris tout de suite que, sije lui parlais d’un crime, elle renâclerait, parce qu’elle auraitpeur de se compromettre ; tandis qu’en lui laissant croire quesa locataire est morte naturellement, j’étais sûr qu’elle ne seferait pas prier pour aller la reconnaître.

– Tous mes compliments, mon cher. Vousavez manœuvré comme un vieux routier. Et je pense que maintenantvous pouvez vous passer de ma coopération. Vous en savez aussi longque moi.

– Ah ! mais non, s’écriaBinos ; sans vous je ne ferais que des bêtises. Ainsi, je nevois pas du tout par où je devrais commencer… à moins que je ne medécide à aller tout longuement conter notre affaire au commissairede police.

– Tout plutôt que ça, dit vivementPiédouche. Le commissaire vous prendrait pour un fou. Ces gens-làne donnent pas dans les imaginations, et vous n’avez rien depositif à lui apprendre. La logeuse vous a dit que la petite nerecevait qui que ce fût. Vous ne pouvez donc soupçonnerpersonne.

– Elle m’a dit que la petite avait desparents à Paris et qu’elle sortait tous les jours pour allerprendre une leçon de chant.

– Des parents à Paris, c’est bien vague.Et la leçon de chant n’était peut-être qu’un prétexte. Oùperchait-il, ce professeur de chant ?

– La vieille ne l’a jamais su.

– Eh bien, il faut avant tout découvrirl’adresse du professeur en question.

– Il paraît qu’il demeure du côté duJardin des Plantes. Et il n’y a que vous au monde qui soyez capablede le trouver.

– Je tâcherai, et j’y réussiraipeut-être, mais les recherches prendront du temps. C’est un miracleque nous soyons tombés du premier coup sur le garni qu’ellehabitait… un miracle qui ne se reproduira pas.

– Diable ! mais on va procéder àl’inhumation… et une fois que la pauvre enfant sera enterrée,comment pourra-t-on constater qu’elle a été empoisonnée par unepiqûre ?

– C’est ce que me dira mon savant ami,quand il aura expérimenté l’épingle. S’il me déclare que le poisondont l’assassin s’est servi ne laisse pas de traces, il n’y a rienà faire ni maintenant ni plus tard. Si, au contraire, il en laisse,il sera toujours temps de les constater. Et alors, les preuvesmorales que j’aurai pu rassembler auront une valeur. Le premierpoint, c’est de savoir qui avait intérêt à supprimer cette jeunefille.

Binos baissait le nez et ne semblait pas trèsconvaincu.

– Mon cher, reprit Piédouche, si vousn’avez pas confiance en moi, ne vous gênez pas pour me le dire. Jene tiens pas du tout à me mêler de cette affaire-là.

– Mais si, mais si. J’ai en vous uneconfiance illimitée.

– Alors, laissez-moi agir à ma guise. Jevous demande carte blanche.

– Oh ! bien volontiers. Je me metssous vos ordres, et je m’en rapporte absolument à vous.

– À la bonne heure ! comme ça, jepourrai travailler avec quelque chance de réussir. À une condition,cependant…

– Je m’y soumets d’avance.

– À condition que vous ne parlerez de moià personne. Si l’on savait que j’entreprends cette campagne…

– On ne le saura pas. À qui voulez-vousque j’en parle ?

– À vos camarades, parbleu ! Vous enavez dans tous les ateliers du quartier. Et je les soupçonne den’être pas très discrets. Je soupçonne même que vous avez déjàbavardé. Depuis trois jours que vous me cherchez, vous n’avez pasgardé l’histoire pour vous tout seul, je le parierais bien.

– Je vous jure, Piédouche, que…

– Ne jurez pas, cher ami. Je lis dans vosyeux que vous en avez parlé à quelqu’un. Dites-moi à qui, j’aimemieux ça.

– Ma foi ! on ne peut rien vouscacher. Oui, j’ai pris un confident, mais ce confident est ungarçon sérieux qui se taira, j’en suis sûr, car cette aventure nel’intéresse pas du tout, et il n’y pense déjà plus. Il a autrechose à faire, et d’ailleurs il ne croit pas à un crime. C’est PaulFreneuse, le peintre. Il aura peut-être la grande médaille auprochain Salon, et il gagne soixante mille francs par an.

– Oh ! je le connais de réputation…et de vue. Lui avez-vous dit que vous comptiez sur moi ?

– Non. Il ne sait même pas que vousexistez, je vous en donne ma parole d’honneur… et je vous la donneaussi de ne jamais prononcer votre nom devant lui… il croira quej’opère tout seul… sans auxiliaire.

L’avisé Piédouche réfléchit un instant. Lesdernières affirmations de Binos avaient rasséréné son visage queles aveux d’indiscrétion avaient assombri, et après un courtsilence, il dit d’un ton décidé :

– J’ai votre parole et j’y compte. C’estpourquoi je veux bien me charger de votre affaire. Tenez-voustranquille et venez demain au Grand-Bock. J’auraipeut-être du nouveau à vous apprendre. Maintenant, il faut nousséparer.

– J’obéis, illustre maître, dit gaiementBinos, en serrant la main de Piédouche, qui s’achemina aussitôtvers le boulevard extérieur.

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