Le Crime de l’omnibus

Chapitre 7

 

 

À Paris, les pauvres gens habitent surtout lesquartiers excentriques, les quartiers qui, avant la suppression dumur d’enceinte, se trouvaient en dehors des limites de l’octroi etoù par conséquent il faisait moins cher vivre.

Et quand les pauvres gens quittent ce monde,on les enterre de préférence au-delà des fortifications.

Les grands cimetières situés dans l’intérieurde la ville sont à l’usage exclusif des privilégiés qui ont lemoyen d’acquérir un terrain à perpétuité.

On y a bien réservé un coin séparé pour lafosse commune, de même qu’on est obligé de souffrir que lesindigents circulent sur les grands boulevards ; mais la classemoyenne des morts, celle qui ne peut acheter qu’une concessiontemporaire, n’y est plus admise.

On l’a reléguée dans les deux cimetièressuburbains de Saint-Ouen et d’Ivry.

Au village, le champ du repos appartient àtous. Le valet de ferme y dort dans la même terre que le seigneurdu château. Les distinctions sociales finissent à la tombe.

Et dans Paris, la ville égalitaire parexcellence, les riches seuls ont le droit de laisser leursos ; on y tolère encore les misérables, passagèrement, de mêmeque, pendant leur vie, la charité publique leur accordel’hospitalité d’une nuit ; mais on ne tarde guère àbouleverser leur triste sépulture pour faire place à d’autres.

Le peuple a protesté en baptisant de nomsbizarres les enclos lointains où l’on a exilé ses morts.

Il appelle Cayenne le cimetière deSaint-Ouen ; il appelle celui d’Ivry le Champ desNavets.

Ivry est sinistre. C’est là qu’on enfouit lesguillotinés. Saint-Ouen n’est que triste.

Le Père-Lachaise, Montmartre et leMontParnasse ont un caractère. Les cyprès ont eu le temps d’ypousser ; les monuments funéraires ne ressemblent pas tous àdes bâtisses neuves ; la mousse verdit les pierres tombalesdes générations qui ont précédé la nôtre. Il y a des souvenirs dansl’air.

Saint-Ouen date, pour ainsi dire,d’hier ; Saint-Ouen n’a pas d’histoire. C’est un jeunecimetière, un cimetière banal et dépourvu de toute majesté.

Dans la plaine désolée qui s’étend au nord deParis, on a pris un terrain quelconque, on l’a entouré de murs, eton l’a livré aux fossoyeurs. Pas d’arbres qui le distinguent deschamps voisins. C’est sec et nu, et ce n’est pas silencieux.

On y entend le sifflet des locomotives, latrompette des tramways, et même les orchestres des guinguettes,car, à partir de la barrière, le chemin qui y mène est bordé desdeux côtés de cabarets et de bals champêtres.

Sur cette route poudreuse, le lendemain de lavisite que M. Paulet et sa fille avaient faite à l’atelier,roulait vers midi une voiture de place dont l’intérieur étaitoccupé par Paul Freneuse et Pia Astrodi.

Binos, perché sur le siège, causait avec lecocher. Freneuse aurait bien mieux aimé se priver de la compagniede ce rapin dont les allures débraillées et le langage inconsidérélui étaient devenus insupportables ; mais Binos avait assistéà l’enterrement de Bianca, et sans lui, Freneuse n’aurait pas puretrouver l’endroit où reposait la victime du crime del’omnibus.

Ou, du moins, il lui aurait fallu demander cerenseignement au conservateur du cimetière, et il trouvait plussimple de se faire conduire par Binos, qui d’ailleurs avait juré laveille de se tenir convenablement, de respecter la douleur de Pia,et surtout de ne pas la désoler davantage en lui racontant queBianca avait été assassinée.

Après le brusque départ de la belleMarguerite, les deux artistes avaient eu ensemble une conversationanimée et même orageuse. Freneuse avait reproché à Binos d’avoirannoncé brutalement à Pia la mort de sa sœur ; Binos s’étaitmoqué des délicatesses de Freneuse et de la préférence qu’ilaccordait à une petite poseuse, qui, selon lui, n’était pas dignede servir de femme de chambre à la splendide et opulenteMlle Paulet.

Binos déclarait qu’il fallait être fou pourdédaigner ce Rubens échappé de son cadre et pour brûler sesvaisseaux, comme Freneuse l’avait fait, en prenant le parti de lapauvre Italienne.

Sur quoi, Freneuse s’était fâché tout rouge etlui avait signifié de ne plus se mêler de ses affaires et de nejamais lui parler du meurtre, vrai ou supposé, de BiancaAstrodi.

Binos ne demandait pas mieux que de se taire,par la raison qu’il avait promis à Piédouche de garder le secretsur ses opérations passées et futures.

Binos avait accepté de bonne grâce lesconditions que lui imposait son ami, et l’on avait fini pars’entendre.

Il avait été convenu que le lendemain on iraittous ensemble à Saint-Ouen, et qu’après la visite à la tombe, Binoslaisserait Freneuse seul avec Pia.

La malheureuse enfant était horriblementchangée, et elle ne cessait pas de pleurer, quoi que fît son amipour sécher ses larmes.

Il était allé de bon matin la chercher rue desFossés-Saint-Bernard, chez le père Lorenzo, et elle avait faillis’évanouir en le voyant apparaître sur le seuil de la chambrettequ’elle occupait au dernier étage de la maison.

C’était la première fois que Freneuse mettaitle pied dans cette chambre dont le modeste ameublement avait étéacheté avec l’argent que Pia gagnait en posant pour lui, et dans unautre temps, – la veille encore, – sa présence y aurait apporté lajoie.

Mais l’enfant n’était plus la même depuisqu’elle connaissait l’affreuse nouvelle apportée par Binos. Ellepâlit en voyant Freneuse, elle chancela, mais elle eut la force dese dérober quand il s’avança pour la recevoir dans ses bras, etelle resta devant lui immobile et muette.

On voyait qu’elle était frappée au cœur.

Son ami lui dit doucement qu’il venait luidemander de l’accompagner au cimetière, où il allait porter desfleurs sur la tombe de Bianca ; mais il s’abstint de faire lamoindre allusion à la visite de M. Paulet et à l’étrangeattitude de sa fille, qui s’était conduite dans l’atelier comme sielle eût été en pays conquis.

Il crut devoir s’abstenir aussi de luiraconter la scène qui s’était passée dans l’omnibus et la partqu’il y avait prise. À quoi bon raviver par ce triste récit lesdouleurs de la pauvre fille ? Et qu’importait à Pia que lamort de sa sœur fût vengée ? Freneuse d’ailleurs doutaitencore que cette mort fût le résultat d’un crime, et il aimaitmieux penser le contraire.

Pia se remit assez vite, mais, à la grandesurprise de l’artiste, elle hésita d’abord à le suivre. Pour ladécider, il fallut qu’il lui rappelât que, sans lui, elle nepourrait jamais trouver la fosse où reposait sa sœur.

Le voyage avait été silencieux, jusqu’aumoment où le fiacre s’était arrêté sur la place Pigalle, à la portede la maison de Freneuse et à deux pas de l’endroit où, quelquesjours auparavant, Freneuse s’était aperçu que la jeune fille quis’appuyait sur son épaule n’était plus qu’un cadavre.

Mais là, comme Freneuse descendait de voiturepour appeler Binos qui l’attendait au café le plus prochain, Piaavait murmuré :

– Non, non, je n’irai pas.

L’artiste avait deviné qu’elle s’était juré àelle-même de ne plus entrer dans cet atelier oùMlle Paulet devait revenir, et cette découverte luiavait donné à réfléchir.

Binos était survenu, mais il s’étaitvolontairement relégué sur le siège, et Freneuse s’était retrouvéen tête-à-tête avec sa protégée qui persistait à se taire.

Ils arrivèrent, sans avoir échangé une parole,à l’entrée d’un chemin très court qui part de la grande route pouraboutir au cimetière.

Binos sauta à terre et vint ouvrir laportière. Pia évita de s’appuyer sur son bras pour descendre, etFreneuse ne fut pas trop surpris de la répugnance qu’elle montraità accepter les services de ce mauvais garçon qui, la veille,n’avait eu d’yeux que pour la belle Marguerite.

Il y avait là des gens des divers métiers quivivent de la mort : marbriers tenant boutique d’urnesfunéraires et de colonnes tronquées ; jardiniers vendant despots de fleurs ; guides médaillés pour faire visiter auxétrangers les beautés du cimetière, sans compter lescochers de corbillard occupés à se rafraîchir au cabaret ducoin.

L’apparition de Pia mit tout ce monde enrumeur. La pauvre enfant n’avait pas pris le deuil. Elle ne pouvaitpas le prendre. Il lui aurait fallu, pour se conformer à l’usage,s’habiller à la française, et elle ne possédait pas d’autresvêtements que ceux de son pays natal.

Elle portait donc la coiffe blanche et la juperouge des femmes de Subiaco. C’est un costume qu’on rencontresouvent dans les rues du quartier des Martyrs, mais très rarement àla porte des cimetières.

Les filles des Abruzzes meurent pourtant toutcomme de simples Parisiennes, et l’on aurait pu croire que celle-làvenait attendre à la porte du cimetière de Saint-Ouen le convoid’une de ses pareilles ; mais la présence de Freneuse nes’accordait guère avec cette supposition. L’élégance de sa tenue nepermettait pas de penser qu’il fût parent de la petite auxcotillons écarlate, et cependant il était descendu de voiture avecelle.

Il est vrai que Binos avec sa vareuse et sonchapeau mou pouvait fort bien passer pour un modèle endisponibilité. Freneuse s’aperçut qu’on les regardait un peu plusqu’il ne l’aurait voulu, et il se hâta de faire ses achats.

Il n’avait que l’embarras du choix. Desmarchandes en plein vent étalaient toutes sortes d’objets demauvais goût, couronnes d’immortelles, couronnes de fausses perles,cadres en verre abritant des bouquets artificiels.

Rien de tout cela ne lui plaisait, et ils’adressa à un jardinier qui lui vendit quatre pots de fleursfraîches et qui lui fournit un commissionnaire pour les porter.

Mais Pia était restée en arrière pourmarchander une petite croix de perles noires qu’elle paya de sonargent. Binos, qui n’achetait rien, et pour cause, avait pris lesdevants. Il était déjà dans le cimetière, et Freneuse fut assezsurpris de voir qu’il appelait de la voix et du geste une femme quimarchait devant lui, une femme affublée d’un vieux tartan toutpassé et coiffée d’un chapeau extravagant, un chapeau comme ceuxqu’on portait du temps où les manches à gigot étaient à lamode.

« Est-ce qu’il va nous servir encore unplat de son métier ? se demanda Freneuse. Qu’est-ce que c’estque cette vieille sorcière accoutrée comme les ânes savants qu’onexhibe dans les foires ? Et il me fait la farce de l’accosterau moment où nous allons entrer dans le cimetière ! En vérité,cet animal-là ne respecte rien, et j’ai eu bien tort de l’amener.Il est vrai que je ne pouvais pas me passer de lui.

» Allons, bon ! voilà maintenantqu’il m’amène sa diseuse de bonne aventure. Il est fou, ma paroled’honneur ! »

Binos, en effet, avait passé son bras souscelui de la vieille et la traînait plutôt qu’il ne la conduisait,car elle ne paraissait pas très disposée à le suivre.

Pia, cependant, s’avançait pour rejoindreFreneuse ; mais elle s’arrêta dès qu’elle vit le rapin revenirsur ses pas, flanqué de cette étrange compagnonne.

– Il est capable de mettre en fuite cettepauvre enfant, dit entre ses dents Freneuse. Je vais mettre ordre àces facéties déplacées.

Et il alla droit à Binos, qui luicria :

– Je te présenteMlle Sophie Cornu, qui m’honore de son amitié etqui a payé de sa poche le terrain où repose Bianca Astrodi.

» Mme Cornu, je vousprésente mon ami Paul Freneuse, artiste du premier ordre, reçu àtoutes les expositions et trois fois médaillé.

La vieille regardait de tous ses yeuxFreneuse, qui donnait au diable Binos et ses présentations.

– À la bonne heure !grommela-t-elle, voilà ce que j’appelle un peintre.

» C’est vous qui avez votre atelier danscette grande maison sur la place Pigalle. Je vous connais bien. Jeconnais tout le quartier. Est-ce vrai que vous êtes l’ami de cepropre-à-rien de Binos ?

Freneuse était rouge de colère, et peu s’enfallut qu’il ne tournât le dos à Sophie Cornu. Mais elle ne luilaissa pas le temps de répondre.

– Bon ! reprit-elle, qui ne dit motconsent. Je vous demandais ça parce que vous avez l’air d’unmonsieur, vous, au lieu que Binos… après ça, vous lui faitespeut-être nettoyer votre palette.

» Et la petite, là-bas, c’est uneposeuse, hein ?

– Comment ! respectableMme Cornu, dit le rapin, vous ne devinez pas quic’est ? Regardez-la un peu et cherchez la ressemblance.

La logeuse se mit à examiner Pia, qui n’osaitfaire un pas, et elle s’écria :

– Tu as raison, mon gars. C’est tout leportrait de ma défunte locataire. Pourquoi ne m’as-tu pas dit toutde suite que c’était sa sœur ? Tu m’as pourtant assez parléd’elle hier à l’enterrement de Bianca. Appelle-la donc au moins,que je l’embrasse.

La Cornu avait la voix claire, et Pia devaitentendre ce qu’elle disait. Freneuse s’interposa, pour arrêter leseffusions de la vieille.

– Madame, lui dit-il sévèrement, cetteenfant est accablée de chagrin, et je vous prie de mesurer vosparoles. Je sais que vous avez eu la charité de faire enterrer sasœur à vos frais, mais vous devriez comprendre que vous l’affligezen lui rappelant ce triste souvenir.

– Je n’ai pourtant pas l’intention de luifaire de la peine… et la preuve, c’est que je ne vais plus soufflerun mot… tant que nous serons dans le cimetière… car après… faudrabien que je cause avec elle et même qu’elle vienne chez moichercher la malle de sa sœur. Mais la tourmenter, ah ! il n’ya pas de danger. Vous ne me connaissez pas, vous, mais demandez àBinos si je suis méchante. Tenez ! savez-vous pourquoi jeviens ici ce matin ? Je viens causer avec un marbrier pourqu’il taille une jolie pierre qu’on mettra sur la tombe…

– C’est un soin qui me regarde, ditvivement Freneuse.

– Ah ! mais non. Si vous voulez,nous partagerons les frais, mais je tiens à payer. Et puisque jesuis là, vous ne m’empêcherez pas d’aller voir si le jardinier aporté les fleurs que je lui ai commandées hier. Oh ! soyeztranquille, je ne vous gênerai pas, je vais marcher devant… Binosme donnera le bras… Vous nous suivrez avec la petite.

Freneuse aurait eu plus d’une objection àformuler, mais cet arrangement le débarrassait de la vieille et durapin. Il les laissa filer, et il revint prendre Pia, qui n’avaitpas bougé.

Il la trouva en pleurs, et il n’eut pas lecourage d’entamer des explications. Ils suivirent ensemble l’alléeque Sophie Cornu et Binos avaient prise. Le commissionnaire portantles pots de fleurs que Freneuse venait d’acheter formaitl’arrière-garde.

Pia avait essuyé ses larmes et marchait d’unpas ferme ; mais elle ne disait rien et elle ne levait pas lesyeux.

Après avoir dépassé un rond-point qui setrouve à peu de distance de l’entrée du cimetière, ils entrèrent àla suite de Binos et de la vieille dans un chemin que bordaientd’un côté trois rangées de tombes de modeste apparence, et del’autre un vaste champ au milieu duquel on voyait une longuetranchée qui venait d’être ouverte tout récemment.

Cette tranchée, c’était la fosse commune.

Au delà, il y avait comme une forêt de croixde bois noir, de misérables croix, serrées les unes contre lesautres comme l’avaient été dans la grande ville, où la placemanque, les pauvres dont elles marquaient la tombe, des croixdéjetées, courbées, presque déracinées par le vent.

On voyait de loin des femmes errer à traversce funèbre labyrinthe, à la recherche de la place où reposait unmort aimé ; on les voyait se baisser pour lire les noms à demieffacés par la pluie, et tomber à genoux sur la terre fraîchementremuée.

Paul Freneuse se rappela que sans cettevieille femme qu’il avait si mal reçue, le corps de Bianca auraitété jeté dans ce fossé banal qui sert de sépulture aux abandonnés.Il se dit que si Pia pouvait venir prier sur une tombe séparée,elle devait cette consolation à Sophie Cornu, et la logeuse de larue des Abbesses lui parut moins laide et moins ridicule.

En la regardant avec plus d’attention, ildécouvrit même que sa physionomie n’était pas antipathique.

« Elle a raison, pensait-il ; Pia nepeut pas se dispenser d’aller retirer la malle et les papiers deBianca Astrodi… car enfin il importe que cette enfant s’assure quela morte était bien sa sœur. Il faut absolument que je la décide àfaire certaines démarches indispensables… et elle paraît peudisposée à m’écouter. Je serais presque tenté de croire qu’elle m’apris en aversion. Elle n’a pas ouvert la bouche depuis que noussommes partis de la maison du père Lorenzo. Elle n’a fait quepleurer.

» C’est peut-être la présence de Binosqui la désole. Pourvu qu’il ne lâche pas quelque allusion à la fintragique de Bianca ! Il est si bavard !

» Heureusement, je n’aurai plus besoin delui quand il nous aura menés à l’endroit où elle est enterrée, etje le prierai tout simplement de s’en aller. Je pourrais même lerenvoyer dès à présent, puisque Sophie Cornu sait où est lafosse ; mais il me demanderait pourquoi, et je n’ai pas envied’entamer des explications avec lui, tant que nous serons dans lecimetière. »

Binos, d’ailleurs, avait pris les devants. Ilmarchait si vite que la vieille avait beaucoup de peine à lesuivre, et il lui tenait sans doute des propos intéressants, car ilne cessait de gesticuler avec une animation extraordinaire.

« Que diable peut-il bien lui dire ?se demandait Freneuse. Il est capable de lui raconter le drame del’omnibus. Et je vois d’ici ce qu’il résulterait de sesindiscrétions. La Cornu irait colporter l’histoire dans tout lequartier, et ces bruits finiraient par arriver aux oreilles ducommissaire, qui ouvrirait une enquête. La justice s’en mêlerait…et ils en viendraient peut-être à ordonner l’exhumation de cettemalheureuse Bianca. Pia en mourrait de chagrin.

» Et Dieu sait à quoi servirait cetteabominable cérémonie ! Je parierais maintenant qu’il n’y a paseu de crime, et que ni l’homme de l’impériale ni la femme del’intérieur n’ont à se reprocher la mort de la jeune fille. Ilsétaient ensemble au spectacle, quoique la veille ils n’eussent pasl’air de se connaître. Qu’est-ce que ça prouve ? Qu’ils ontfait connaissance dans la rue, en sortant de l’omnibus. D’ailleurs,je saurai le nom de l’homme et son adresse quand je voudrai. Il mesuffira de demander ces renseignements à M. Paulet.

» Quant à l’épingle, Binos a rêvé qu’elleétait empoisonnée. Mirza a dû mourir tout simplement d’uneconvulsion. C’est la maladie des chats. »

Tout en lâchant ainsi la bride à sonimagination, Freneuse continuait de cheminer à côté de Pia, plustaciturne que jamais, et il tâchait de ne pas se laisser tropdistancer par Binos, qui marchait en éclaireur, flanqué deSophie.

Bientôt l’avant-garde tourna à droite, etFreneuse s’engagea après elle dans une allée latérale que bordaitune rangée de cyprès rabougris.

Cette allée devait conduire à la fosse deBianca, car on voyait déjà qu’on entrait dans la partie réservéeaux concessions temporaires.

Les terrains avoisinants n’avaient plusl’aspect désolé du champ concédé aux sépultures indigentes. Etcependant ce n’était pas un quartier habité à perpétuité par desdéfunts opulents. Il n’y avait guère là que des entourages enbois ; point de marbre, peu de pierres tumulaires ; àquoi bon des monuments à des morts qui ne sont locataires que pourcinq ans ?

Mais beaucoup de tombes avaient été fleuriesrécemment, et l’on rencontrait des femmes qui s’en allaient,l’arrosoir en main, soigner le jardinet planté par elles sur lafosse d’un enfant.

Après avoir fait cent pas dans ce cheminétroit, Binos et la vieille s’arrêtèrent et disparurent derrière uncyprès un peu mieux venu que les autres.

– C’est là, dit Freneuse, en regardant ducoin de l’œil Pia qui était horriblement pâle. Du courage, monenfant ! appuie-toi sur mon bras, et restons ici, si tu ne tesens pas la force d’aller plus loin.

– Merci, murmura l’Italienne ;j’irai jusqu’au bout… j’irai seule.

À ce moment, Binos reparut au bord de l’alléeet leur fit signe d’approcher. Ils n’étaient plus qu’à quelques pasde l’endroit ; ils avancèrent, et bientôt Freneuse entendit lavoix enrouée de Sophie Cornu qui disait :

– Comment ! c’est vous,Mme Blanchelaine ! Je veux que le feu prenne àma maison si je m’attendais à vous trouver ici !

« À qui diable en a cette vieillefolle ? » se demandait Freneuse.

Le rideau de cyprès l’empêchait de voir lapersonne à laquelle s’adressait Mme Cornu, et lenom de Blanchelaine lui était complètement inconnu. Mais ilenrageait d’avoir laissé Binos s’accointer d’une bavarde quiaccostait une femme à deux pas de la tombe de Bianca, et il sepromettait de fausser compagnie le plus tôt possible à la logeusede la rue des Abbesses.

Il continua cependant à avancer, et le rapin,qui s’était placé en sentinelle au bord de l’allée, lui montra dudoigt un monticule pierreux qu’on avait déjà entouré d’unebalustrade en bois, payée sans aucun doute par la généreuse Sophie.À deux pieds de cette clôture béait une fosse, fraîchementcreusée ; et plus loin, une autre, puis une autre encore. Il yen avait une dizaine à la file, régulièrement espacées et prêtes àrecevoir les morts du jour.

C’était horrible à voir, et Freneuse fit deson mieux pour cacher à Pia ce vilain spectacle.

La pauvre petite était bien pâle, mais elleeut la force de s’avancer jusqu’à l’entourage de la tombe de sasœur, de s’agenouiller et de planter en terre la petite croixqu’elle avait achetée à la porte du cimetière.

Puis elle se mit à prier à mains jointes, etle front appuyé contre la balustrade.

Freneuse, afin de ne pas la troubler, reculadoucement et rentra dans l’allée où il avait laissé l’homme chargédes quatre pots de fleurs.

– Aide-moi à les porter, dit-il à Binosen le tirant par la manche de sa vareuse. Je ne veux pas que cecommissionnaire vienne troubler la prière de Pia.

– Bon ! je les porterai bien à moitout seul, répondit le rapin. Mais cette bonne Sophie a été volée.Le jardinier qu’elle a payé hier pour fleurir la tombe ne s’est pasdérangé.

– Elle est insupportable, ta Sophie.Est-ce qu’on vient dans un cimetière pour bavarder comme dans uneboutique ? Et qu’est-ce que c’est que cette femme qui causeavec elle ?

– Ma foi ! je n’en sais rien. Toutce que je peux te dire, c’est qu’elle est mise comme une princesse.La Cornu a de belles connaissances.

» Hé ! commissionnaire ! avanceà l’ordre, que je te débarrasse de tes potiches.

Pendant que Binos s’emparait des vases,Freneuse, qui s’était rangé pour le laisser passer, se trouvaitadossé au cyprès derrière lequel se tenaient les deux femmes, et ilentendit ces mots prononcés par une voix claire :

– C’est donc vrai, ce qu’on m’a dit, mabonne Mlle Cornu… qu’une de vos locataires a étéportée à la Morgue ? Vous rappelez-vous que la dernière foisque vous êtes venue me consulter, je vous ai annoncé un malheur.J’aime mieux qu’il ne soit pas tombé sur vous. Mais j’étaisinquiète, et je suis allée chez vous. Là, on m’a dit que vous étiezpartie pour Saint-Ouen, et j’avais tant de désir de vous voir quej’ai pris une voiture pour vous rattraper. Je suis arrivée lapremière.

– Parbleu ! s’écria la Cornu, moi,je suis venue en omnibus. Mais… vous saviez donc où la petite a étéenterrée ?

– On m’avait dit son nom. Je suis entréechez le conservateur du cimetière, qui m’a indiqué l’endroit. Maisje vois que vous n’êtes pas seule.

– Non, j’ai rencontré à la porte unindividu de ma connaissance… ce maigriot qui a une barbe de bouc…c’est lui qui m’a avertie avant-hier que la petite était à laMorgue.

– Est-ce que cette jeune fille qui priesur la tombe est avec lui ?

– Oui… et avec un autre… un peintre… Oùdonc est-il passé ?

– Un peintre ?… en effet, cetteenfant est habillée à l’italienne ; un modèle, sansdoute ?

– Comme vous dites,Mme Blanchelaine, et c’est la sœur de la morte.

– Sa sœur ! ce n’est paspossible ! s’écria la dame.

– Mais si. Elle s’appelle Astrodi, commel’autre… et elle lui ressemble, à croire que c’est elle.

– C’est étrange !

Freneuse n’avait pas perdu un mot de cedialogue, qui ne lui apprenait rien sur l’amie de Sophie Cornu. Ils’étonna qu’elle prît tant d’intérêt à la mort de Bianca, et ilvoulut la voir. Il remonta doucement l’allée, et il se glissa entredeux cyprès, de façon à se placer sur la même ligne que les deuxfemmes, mais à quelques pas d’elles.

Pia priait toujours, et Binos se donnaitbeaucoup de peine pour faire passer les pots de fleurs par lesinterstices de la balustrade.

À gauche, Freneuse aperçut d’abord le tartande la Cornu qui lui tournait le dos, puis une personne élégammentvêtue qui lui faisait face, et il lui sembla à première vue que lafigure de cette personne ne lui était pas inconnue.

Il remarqua aussi qu’elle le regardait de tousses yeux, et il devina qu’elle demandait son nom tout bas àMlle Sophie.

Tout à coup, un souvenir illumina sonesprit.

– C’est la femme que j’ai vue à laPorte-Saint-Martin, le soir de la représentation des Chevaliersdu brouillard, murmura-t-il.

La rencontre était plus que singulière, etelle jeta Freneuse dans des perplexités infinies.

Depuis quelques jours, il ne croyait plus aucrime de l’omnibus, et tout à l’heure encore il venait de trouverd’excellentes raisons pour se démontrer à lui-même que les idées deBinos étaient absolument chimériques et que Bianca Astrodi étaitmorte d’une mort naturelle.

Et maintenant tous ses soupçons luirevenaient.

Pourquoi cette femme se trouvait-elle là prèsde la tombe de Bianca ? Les explications qu’elle donnait àSophie Cornu avaient tout l’air de prétextes imaginés pourjustifier sa présence. Pourquoi aussi s’était-elle écriée :« Ce n’est pas possible ! » lorsque la logeuse luiavait déclaré que la jeune fille qui priait était la sœur de lamorte ?

Toutes ces réflexions, Freneuse les fit en uneseconde, et il se demanda en même temps quel parti il allaitprendre.

Aborder cette femme et l’interroger ? Dequel droit ? Il n’avait contre elle aucune preuve, et ellen’était pas tenue de lui répondre. Et puis, une scène à deux pas dePia qui allait tout voir et tout entendre ! Il y aurait eu dequoi tuer la pauvre enfant, dont la sensibilité n’était déjà quetrop surexcitée.

Ne valait-il pas mieux dissimuler sesimpressions et observer d’un air indifférent la conduite qu’allaittenir la dame qu’il avait tant de motifs de suspecter ?

« Par la Cornu, qui est liée avec elle,je pourrai toujours savoir où elle demeure et ce qu’elle fait,pensait-il ; et même je n’aurai pas besoin de mener l’enquêtemoi-même. Binos s’en chargera très volontiers. »

Ce raisonnement très juste le décida às’abstenir. Il se contenta de manœuvrer de façon à se rapprocherdes deux femmes qui continuaient à causer, et, quoiqu’ellesparlassent assez bas, il put saisir cette phrase dite parl’inconnue :

– Puisque vous êtes en compagnie, machère, je vais vous quitter, mais nous nous reverrons dans lajournée.

– J’irai chez vous, s’écria la logeuse.J’ai un tas de choses à vous dire, et d’ailleurs, il y a longtempsque vous ne m’avez donné une consultation.

– À votre service, chère Sophie.Seulement, venez seule.

Et, se penchant à l’oreille de Sophie, la dameajouta une autre recommandation que Freneuse n’entendit pas, maisqu’il devina.

« Elle lui défend de me donner sonadresse, » pensa-t-il.

Sur quoi, les deux amies se serrèrent la mainà l’anglaise, et la mystérieuse personne s’en alla sans avoir faitmine de s’apercevoir qu’il y avait là deux hommes quil’examinaient.

Car Binos avait fini par se préoccuper ausside l’apparition de cette femme qui s’était montrée juste au momentoù ils arrivaient, et il se promettait bien d’interroger sur soncompte la providentielle Cornu.

Pendant ce temps-là, Pia achevait sa prière etse relevait tout en pleurs. Elle resta quelques instants appuyéesur la balustrade, les yeux fixés sur la terre qui couvrait lecorps de sa sœur, puis elle se retourna vers Freneuse.

Elle ne pleurait plus, et sa figure pâle avaitpris une expression que son ami ne lui avait jamais vue.

– Merci, lui dit-elle d’un ton ferme,merci et adieu !

– Comment, adieu ! s’écria Freneuse.J’espère que tu ne vas pas t’en aller sans moi. Le fiacre qui nousa amenés nous conduira place Pigalle ; tu déjeuneras àl’atelier, et après, nous reprendrons la séance interrompuehier.

– Non, je ne poserai plus.

Freneuse allait se récrier, mais il se souvintà temps que la tombe de Bianca était là devant lui, et que cen’était pas le moment de discuter avec une jeune exaltée qui, sansdoute, ne tarderait guère à changer d’avis.

– Eh bien, dit-il, je te donne congéaujourd’hui. Tu es profondément affligée, et il est trop juste quetu prennes un peu de repos. J’attendrai que ta douleur soitapaisée, mais tu me permettras bien de te reconduire rue desFossés-Saint-Bernard.

– En passant par la rue des Abbesses, ditla Cornu qui s’était rapprochée sournoisement. Il faut bien qu’ellevienne reconnaître les effets et les papiers de sa sœur. Je n’aipas envie de les garder.

– C’est inutile, Madame, murmura l’enfantsans s’émouvoir. Je ne réclame rien de ce qui lui a appartenu.

– Tu auras beau ne pas réclamer la malle,je te la rendrai tout de même. Je sais maintenant où tu loges, etje te l’enverrai.

» Mais je n’ai plus rien à faire ici pourle quart d’heure, et il faut que j’aille sur la route de Saint-Ouensecouer ce gredin de jardinier qui a reçu mon argent et qui n’a passeulement envoyé un pot de giroflées. Je file.

– Pas sans moi, Mademoiselle, s’écriaBinos. Je m’attache à vos pas.

Il lui offrit son bras, et elle l’accepta engrommelant des paroles qui n’étaient certainement pas descompliments. Pia donna un dernier regard à la tombe où Binos avaitplanté les fleurs achetées par son ami et descendit dansl’allée.

« Tout à l’heure, je vais laconfesser, » se dit Freneuse en se plaçant près d’elle.

Pia marchait les yeux baissés et persistait àne pas dire un mot. Freneuse, décidé à employer les grands moyenspour la faire parler, attendit qu’ils fussent sortis de l’allée decyprès, et lui dit doucement :

– Petite, tu me fais beaucoup depeine.

– Moi ? murmura l’enfant, sans oserle regarder.

– Oui, toi. Je comprends que tu aies duchagrin et que tu désires te reposer pendant quelques jours ;mais pourquoi ne veux-tu plus revenir à mon atelier ? As-tu àte plaindre de moi ?

– Non, M. Paul. Je n’ai reçu de vousque des bienfaits.

– Tu ne me dois pas de reconnaissance.Comment ne me serais-je pas intéressé à toi qui étais seule aumonde… du moins, je le croyais, et maintenant ce n’est que tropvrai… mais m’abandonner ainsi… je ne l’ai pas mérité, que jesache…

» Voyons, explique-toi. T’aurais-jeblessée, sans m’en douter ?

Pia tourna la tête pour essayer de cacher seslarmes.

– Là ! tu pleures. J’ai donc deviné.Je t’ai affligée involontairement. Eh bien, dis-moi ce que je t’aifait… quand ce ne serait que pour m’empêcher de recommencer.

– Rien, M. Paul. Vous avez toujoursété bon pour moi qui n’étais qu’une pauvre fille… et je seraispeut-être morte de faim, si vous ne m’aviez pas recueillie dans larue. Jamais je n’ai été si heureuse que depuis que je vous connais…et je ne le serai jamais plus.

– Alors, pourquoi veux-tu mequitter ?

– Parce qu’il le faut.

– Allons ! ce n’est pas sérieux. Quit’oblige à partir ?

– Je veux retourner à Subiaco.

– Et qu’y feras-tu, à Subiaco ?Comptes-tu poser pour les peintres qui vont s’y établir pendantl’été ? Tu n’y gagnerais pas ta vie. Dans les montagnes,toutes les femmes sont si belles que les artistes n’ont quel’embarras du choix.

– Non, M. Paul, je ne poserai pluspour personne. Je reprendrai mon ancien métier. Je garderai leschèvres.

– Tu es folle. Si tu avais encore ta mèrelà-bas, je m’expliquerais cette lubie ; mais il ne te resteplus même un parent dans ton pays, tu me l’as dit souvent.

– Et ici, personne ne m’aime plus.

– Alors, je ne compte pas, à ce qu’ilparaît ! Écoute, Pia, c’est fort mal à toi de parler ainsi… etsi je ne te connaissais pas comme je te connais, je serais tenté decroire que tu n’as pas de cœur. Comment ! je t’ai toujourstraitée en amie, je t’ai donné mille preuves d’estime etd’affection, et tu viens de but en blanc me déclarer que tu ne veuxplus me voir. En vérité, je ne te reconnais plus.

» Je pourrais te rappeler que ton départme mettrait dans le plus grand embarras, puisque, si tu ne posaispas, je ne pourrais pas finir mon tableau…

Pia éclata en sanglots, et Freneuse repritavec une émotion sincère :

– Mais j’aime mieux te dire que ce n’estpas seulement le modèle que je regretterais, si tu persistais dansta résolution. Je me suis attaché à toi, et je prendrais monatelier en horreur si tu n’y revenais plus.

– Je ne peux pas !… je ne peuxpas !… dit l’enfant d’une voix étouffée.

» Je le voudrais… mais c’est plus fortque moi… vous avez bien vu que j’ai failli mourir hier.

Cette fois, Freneuse comprit. La vérité qu’ilsoupçonnait un peu lui apparut clairement, et ce fut à son tour dese taire.

Il cherchait un moyen de calmer Pia, sans luipromettre de fermer sa porte à Mlle Paulet, et ilfaut lui rendre cette justice qu’il pensait beaucoup moins à sonexposition manquée qu’à la douleur touchante de la pauvre Italiennequi s’était laissée aller à un amour sans espoir.

Ils marchèrent silencieusement jusqu’aurond-point du cimetière.

Binos, qui avait de longues jambes, avait prisles devants avec Sophie Cornu, qui trottinait comme un rat.

– Consentirais-tu à poser encore pour moiailleurs que dans mon atelier ? demanda tout à coupFreneuse.

Pia secoua tristement la tête.

– Dans un endroit où je ne recevraisjamais que toi six heures par jour.

» Je suis en retard, et il me faut delongues séances pour être prêt à l’ouverture du Salon, ajouta-t-ilen souriant.

– Si je croyais que ce fût possible,murmura la jeune fille.

– Tu ne t’envolerais pas vers le pays desorangers, acheva gaiement Freneuse. Très bien ! je n’endemande pas davantage. Jure-moi seulement que tu ne partiras passans me revoir, et que tu attendras de mes nouvelles dans tachambre de la rue des Fossés-Saint-Bernard.

– Je vous le jure sur l’âme de masœur ! répondit Pia en levant sur lui ses grands yeux baignésde larmes.

– C’est bien. Je vais te débarrasser deBinos et de cette vieille femme. Tu m’accompagneras jusqu’à maporte… jusqu’à ma porte seulement, et ensuite le fiacre tereconduira chez toi.

Freneuse avait eu une idée. Pia ne la devinaitpas encore, mais elle ne pleurait plus.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer