Le Crime de l’omnibus

Chapitre 9

 

 

Elle ne payait pas de mine, la maison où lepère Lorenzo logeait ses pensionnaires, rue desFossés-Saint-Bernard. C’était une vieille et noire bâtisse à sixétages, beaucoup plus haute que large et irrégulièrement percée defenêtres étroites dont pas une n’était de la même dimension que savoisine. Avec sa façade verdie par la pluie et étranglée entre deuxconstructions de meilleure apparence, elle ressemblait assez à unetranche de pâté moisi.

On entrait dans cette baraque par une alléesombre que fermait une barrière à hauteur d’appui et quiaboutissait à une cour humide et aussi mal éclairée que le fondd’un puits.

Au rez-de-chaussée, il y avait deux salles.L’une était un cabaret dont la porte s’ouvrait directement sur larue, car Lorenzo vendait à boire aux passants ; l’autreservait de réfectoire aux modèles des deux sexes qui gîtaient chezcet habile compère.

Le soir, à nuit close, et le matin, dèsl’aube, on y voyait une jolie réunion de brigands calabrais et depaysannes des Abruzzes. Il y avait là des familles entières, depuisle grand-père à barbe blanche jusqu’aux fillettes de quatre ansassises sur les genoux de robustes matrones aux plantureusesépaules.

On y parlait des patois farouches, et il s’enexhalait des odeurs d’ail et de tabac qu’on sentait jusqu’au Jardindes Plantes.

Tout ce monde couchait dans des chambresdisposées comme des dortoirs et vivait en assez bonne intelligence.Les coups de couteau y étaient rares, quoiqu’on s’y querellâtsouvent.

Le père Lorenzo avait discipliné seslocataires et leur inspirait sinon du respect, du moins une terreursalutaire. Encore vigoureux, malgré ses soixante-cinq ans, lebonhomme n’entendait pas raillerie sur les mœurs, ni sur lepayement des loyers. Il exerçait depuis quinze ans, et jamais iln’avait eu maille à partir avec la police française. Il passaitcependant pour avoir longtemps tenu la campagne à la tête d’unebande qui détroussait les voyageurs et rançonnait les propriétairesaux environs de Terracine.

Mais la fortune change les hommes. Ayantamassé à ce métier une honnête aisance, et sa tête étant mise àprix dans les États romains, il s’était dégoûté un beau jour decoucher à la belle étoile et de se nourrir de châtaignes crues.

Et comme il était ambitieux, au lieu de seretirer tranquillement des affaires, il avait pris passage à Naplessur le paquebot de Marseille ; puis il était venu à Paris poury faire fructifier ses économies.

Dieu avait béni ses efforts. L’établissementqu’il dirigeait était en pleine prospérité. Il avait achetél’immeuble avec les profits qu’il faisait en hébergeant et ennourrissant ses compatriotes. Et les pensionnaires ne luimanquaient jamais, car il avait des correspondants dans tous lesvillages du sud de l’Italie, et de temps à autre il y allaitracoler lui-même.

Ce n’était point d’ailleurs un méchant homme.Il ouvrait des crédits raisonnables, et même il prêtait de petitessommes aux modèles sans ouvrage. Il se chargeait de leur procurerdu travail, ayant ses entrées chez presque tous les peintres, et ilallait quelquefois jusqu’à rapatrier à ses frais les sujets dontles ateliers de Paris ne voulaient plus.

C’était avec lui que Freneuse avait traitépour le logement et l’entretien de Pia.

Et comme les arrangements pris par l’artisteétaient fort avantageux pour Lorenzo, cet honnête bandit traitaitla jeune fille avec infiniment d’égards et de considération.

Il avait même fini par s’attacher à elle, etil aurait risqué sa peau pour la défendre, si quelque garnements’était avisé de la serrer de trop près ou seulement del’insulter.

Et Pia s’accommodait fort bien de demeurerdans ce vilain caravansérail, où la plus pauvre ouvrière parisiennen’aurait pas voulu se loger.

Il est vrai qu’elle vivait complètement àpart, quoiqu’elle ne dédaignât point de parler aux autres habitantsde ce phalanstère, lorsqu’elle les rencontrait par lesescaliers.

Elle occupait une chambre au dernier étage dela maison, sous les toits, une chambre mansardée qui avait abritédes joueurs d’orgue et des singes, au temps où l’on permettaitencore aux pauvres gens de l’Italie méridionale d’envoyer leursenfants mendier en France.

Et de ce misérable réduit, elle avait su faireun nid charmant.

Ce n’était pas par la richesse del’ameublement que brillait la mansarde où Pia se plaisait tant.

Un lit de fer, quelques chaises de paille, unetable de bois blanc, un miroir, un coffre où elle serrait son lingeet ses vêtements, une grande cruche et une large écuelle pour latoilette ; sur les murs blanchis à la chaux, deux esquisses,crayonnées par Freneuse. C’était tout.

Mais Pia avait tiré bon parti de la gouttièrequi bordait son unique fenêtre, car elle y avait établi, au méprisde toutes les ordonnances de police, une volière et un jardin. Lejardin tenait tout entier dans une caisse, et la volière ne logeaitqu’un pinson ; mais les fleurs étaient fraîches, et le pinsonchantait du matin au soir.

Et puis, de cette lucarne, on avait une vuemerveilleuse. La maison du père Lorenzo faisait face aunord-est.

À droite, de l’autre côté de la rue,s’alignaient les magasins et les voies en échiquier de l’Entrepôtdes vins ; un peu plus loin, les vieux arbres du Jardin desPlantes commençaient à verdir.

À gauche, au-delà des ponts et au-dessus destoits accidentés, se dressait la colline du Père-Lachaise,couronnée de cyprès dont les sombres silhouettes se détachaient surle ciel clair.

Tout un coin de Paris, vu d’en haut, comme levoient les oiseaux du ciel.

Le lendemain de son voyage à Saint-Ouen, Pia,qui s’était levée avant l’aube, après une nuit sans sommeil, rêvaitaccoudée sur la barre d’appui de sa fenêtre.

L’air était tiède, et la brume matinale sedissipait aux premiers rayons du soleil printanier qui dorait lestoits.

Une belle journée commentait, une de ces fêtesque Dieu donne quelquefois aux déshérités de la grande ville, àceux qui n’ont pas de quoi s’offrir d’autre spectacle que celui duréveil de la nature.

Les marchandes babillaient sur le pas de leurporte, et les enfants jouaient dans la rue.

Les locataires de Lorenzo se préparaient àprendre leur volée pour arriver avant midi aux ateliers du quartierPigalle et du quartier du Luxembourg.

On entendait des dégringolades à travers lesescaliers, et par les fenêtres des dortoirs, partaient comme desfusées de joyeux éclats de rire qui faisaient lever la tête auxpassants. Le vieux bandit devenu propriétaire fumait sa pipe sur leseuil de son cabaret et souriait d’aise dans sa barbe de fleuve ensupputant tout bas les recettes qu’il allait encaisser le soir.

C’était la saison où tous ses hôtes gagnaientde l’argent, et les rentrées ne se faisaient pas attendre.

Lorenzo s’étonnait bien un peu de ne pas avoirvu descendre Pia, qui était toujours prête la première ; maisil n’entrait jamais chez elle sans qu’elle l’y appelât.

Et Pia ne songeait guère à l’appeler, pas plusqu’elle ne songeait à aller acheter son frugal déjeuner.

Sa pensée s’envolait vers cette place où Paull’avait quittée la veille, en lui faisant jurer de ne pas partirsans le revoir.

Et elle se demandait ce qu’il avait voulu direen lui parlant de poser ailleurs que dans son atelier.

Poser encore pour lui, poser seule avec lui,c’était le seul espoir qui lui restât, et elle n’y croyaitguère.

« Il a compris ce que je souffrais, et ila eu pitié de moi, pensait-elle tristement. Il est si bon ! Ilm’a promis de me donner de ses nouvelles bientôt, il me l’a promispour me calmer, pour m’empêcher de partir. Il croit que jeréfléchirai, que le courage me manquera pour le fuir, et que jereviendrai. Mais il ne viendra pas, lui. Pourquoiviendrait-il ? Je ne suis qu’une pauvre fille qui vis de sesbienfaits. C’est à moi d’aller lui demander comme une grâce de merecevoir encore.

» Et je n’irai pas. J’y trouverais cettefemme, et j’aimerais mieux mourir que de reparaître devant elle.Non, je n’irai pas. J’attendrai deux jours ; si je ne le voispas, je lui écrirai pour lui dire adieu, j’irai prier une dernièrefois sur la tombe de Bianca, et alors… »

Pia en était là de ses réflexions, lorsqu’onfrappa doucement à la porte de sa chambre.

Elle se retourna, pâle et frissonnante.

– Si c’était lui ! murmurait-elle,clouée sur la place par l’émotion.

Il y eut un silence, puis on se remit àfrapper un peu plus fort.

Elle aurait voulu répondre, mais la voix luimanqua. Puis l’idée lui vint tout à coup que ce ne pouvait pas êtreFreneuse qui frappait. Freneuse n’était pas patient, et la clefétait en dehors. Freneuse serait entré.

À ce moment, la clef tourna dans la serrure,et la porte s’ouvrit lentement.

Pia avait deviné. Ce n’était pas Freneuse.Mais la surprise qu’elle éprouva en voyant la personne qui entraitn’en fut que plus vive.

Cette personne était une femme très élégammentvêtue de noir, qui avait assez bon air et une physionomie assezavenante. On aurait pu la prendre pour une dame de charité entournée chez ses pauvres.

Pia, qui n’était point accoutumée à recevoirdes visites de ce genre, crut à une erreur, et elle allait le dire,lorsque l’inconnue vint à elle, lui prit les deux mains etl’embrassa sur le front.

Et Pia, tout interloquée, n’osa pas sesoustraire à ses caresses inattendues.

– Je vois, ma chère enfant, commença ladame en s’asseyant sur une des trois chaises de paille quigarnissaient la mansarde, je vois à votre étonnement que vous ne meremettez pas… et c’est bien naturel d’ailleurs ; car vousm’avez à peine entrevue.

– Excusez-moi, Madame… je ne m’ensouviens pas, murmura la jeune fille.

– Hier, j’étais tout près de vous… ilm’en coûte de vous rappeler des moments bien cruels… j’étais prèsde vous pendant que vous priiez pour celle qui n’est plus.

Pia tressaillit et regarda la femme avec plusd’attention.

– Au cimetière de Saint-Ouen… près de latombe de votre sœur.

La mémoire revint à la jeune fille. Elle avaità peine remarqué, la veille, la personne qui causait avec SophieCornu, mais il lui parut que c’était bien la même.

– Je venais de prier aussi sur la fossede notre chère Bianca…

– Vous, Madame ! dit Piastupéfaite.

– Cela vous surprend, parce que vous nesavez pas que je l’aimais comme si j’eusse été sa mère.

– Vous la connaissiez !

– Depuis deux ans. Je l’avais rencontréeà Milan chez des amis de mon mari qui voyageait alors avec moi enItalie. Je m’étais attachée à elle, et elle avait fini parm’accorder toute sa confiance.

– Elle ne m’a jamais parlé de vous.

– Pas plus qu’elle ne vous a dit pourquoielle était venue à Paris.

– Pardonnez-moi, Madame. Elle me l’adit.

La dame se mordit les lèvres, mais elle neperdit point contenance.

– Ainsi, reprit-elle, vous saviez queBianca cherchait son père… qui était aussi le vôtre !

– Je le savais.

– Mais vous ne savez pas que c’est grâceà moi qu’elle l’a retrouvé.

– Notre père ! quoi ! elle l’arevu… et je l’ignorais ! Non, non, c’est impossible.

– Elle ne l’a pas revu ; mais, aprèsde longues recherches, j’ai appris qu’il habitait une petite villedu midi de la France… et Bianca, renseignée par moi, lui aécrit…

– Et elle me l’a caché !… c’estétrange.

– Elle m’a bien caché à moi qu’elle avaitune sœur… à moi qui lui ai donné tant de preuves de mon amitié etde mon dévouement. C’est hier seulement que j’ai appris par hasardqui vous étiez.

» Elle poussait jusqu’à l’excès ladiscrétion ou plutôt la réserve. Ainsi, elle ne vous a jamais ditoù elle demeurait.

– Non… quoique je le lui aie demandé biensouvent.

– C’était moi qui l’avais adressée àcette brave femme qui tient une maison garnie rue des Abbesses etqui a porté hier des fleurs au cimetière. À elle non plus, à cetteexcellente Mme Cornu, Bianca n’avait jamais parléde vous ; Bianca lui disait qu’elle allait prendre une leçonde chant lorsqu’elle allait chez vous.

» Moi, je ne savais pas qu’elle sortaitle soir. Elle ne venait chez moi que le matin. Et elle nem’entretenait que de votre père. Elle ne songeait qu’à lerevoir.

– Mais… elle ne l’a pas revu ?demanda la jeune fille avec émotion.

– Hélas ! non… et c’est ce qui l’atuée.

– Que voulez-vous dire ?

– Vous a-t-on raconté comment votre sœurétait morte ? demanda la dame après un silence.

– On m’a raconté qu’elle était mortesubitement, murmura Pia, qui avait les larmes aux yeux.

– Elle est morte de chagrin.

– Quoi !…

– Elle avait une maladie de cœur… et soncœur s’est brisé. Elle venait d’apprendre que votre père refusaitde la recevoir, qu’il la reniait…

– Est-ce possible ?

– Ce n’est que trop vrai. À la lettresuppliante qu’elle lui avait écrite pour lui rappeler qu’il avaitdeux filles, il a répondu par une lettre très dure. La pauvreenfant n’a pas eu la force de supporter ce coup.

– Ah ! c’est affreux ! sanglotala jeune fille en s’affaissant sur une chaise qui se trouva là fortà propos, car elle serait tombée, comme elle était tombée dansl’atelier de Paul Freneuse.

La dame se leva, essuya avec un mouchoir debatiste les larmes qui inondaient le visage de Pia, et lui ditdoucement :

– Ne vous désespérez pas, mon enfant. Leshommes sont oublieux, et votre père a cédé sans doute à un premiermouvement de colère en apprenant que celle qu’il avait abandonnées’était faite chanteuse pour vivre… mais son cœur peut changer… ilchangera, je l’espère… ce qu’il a refusé à sa fille aînée, il ne lerefusera pas à vous… il viendra à votre secours…

– Non ; car je ne lui demanderairien, dit Pia en relevant la tête. Il n’entendra jamais parler demoi.

La dame, à ces mots, changea de visage.

– J’aime votre fierté, dit-elle après unsilence, et je n’aurais pas le courage de vous désapprouver si vouspersistiez dans votre résolution de ne pas implorer un appui quevotre sœur n’a pu obtenir.

» Mais il est temps que je vous apprennequi je suis et pourquoi je suis venue.

» Je me nommeMme Blanchelaine. Mon mari a de la fortune. Noushabitons Paris, mais nous faisons chaque année un voyage pendant labelle saison… Nous sommes allés trois fois en Italie, et nous yretournerons certainement, car nous aimons par-dessus tout votrebeau pays.

» C’est, je vous l’ai dit, dans une denos excursions que nous avons connu votre sœur et que je me suisattachée à elle.

» La nouvelle de sa mort m’a consternée,et j’ai béni le hasard qui m’a appris que ma chère Bianca avait unesœur, car je me suis juré de reporter sur cette sœur toutel’affection que m’avait inspirée celle que nous pleurons.

» J’ai su où vous demeuriez.Mme Cornu me l’a dit. Elle l’a appris hier, aucimetière. Je l’ai priée de prendre des informations sur vous, etun artiste qui vous connaît, un M. Binos, lui a raconté quevous n’aviez d’autre ressource pour vivre que de poser dans lesateliers.

» Alors, j’ai pensé à vous offrir unecondition meilleure.

– Je vous remercie, Madame, mais je n’aibesoin de personne, murmura la jeune fille.

– Je le sais, mon enfant. Je sais quevous êtes sage, économe, que vous avez toujours mené une conduiteexemplaire, et qu’à force de travail vous avez pu amasser quelqueargent.

» Mais… pardonnez-moi de vous dire cela…je ne vois pas d’avenir pour vous dans la profession que vousexercez… vous ne serez pas toujours belle, et quand vous aurezatteint l’âge où vous ne pourrez plus servir de modèle auxartistes…

– Je n’attendrai pas ce moment-là ;je suis résolue à ne plus jamais poser.

– Que comptez-vous donc faire ?

– Je vais retourner à Subiaco, où je suisnée, et où ma mère est morte.

– À Subiaco ! Quelle singulièrecoïncidence ! Nous y sommes allés, il y a deux ans, mon mariet moi. Nous n’avons fait qu’y passer, mais nous avons trouvé vosmontagnes si charmantes, que nous sommes décidés à nous y établirce printemps et à y rester jusqu’à la fin de l’été. Pourquoi n’yviendriez-vous pas avec nous ?

– Moi, Madame ! vous ne songez pasque je ne suis qu’une pauvre fille, que là-bas je reprendrai lemétier que je faisais avant de venir en France. Je garderai leschèvres.

– Les nôtres, alors, ditMme Blanchelaine avec un bon sourire. Nous enachèterons un troupeau tout exprès. Car mon mari fait toutes mesvolontés, et je tiens à ne pas me séparer de vous.

» Écoutez-moi, ma chère Pia. Vous êtesseule au monde, puisque votre père a repoussé Bianca et puisquevous ne voulez pas tenter de toucher son cœur…

– Jamais ! dit vivement Pia. Il nesaura jamais que j’existe.

– Eh bien ! moi qui ai tout ce qu’ilfaut pour être heureuse en ce monde, il me manque un bonheur… jen’ai pas d’enfants… c’est le grand chagrin de ma vie… et j’avaisfait un rêve qui s’est tristement évanoui… j’avais rêvé d’adoptervotre sœur, si son père refusait de la reconnaître… de la traiteret de l’aimer comme ma fille… mon mari partageait mes idées… nousl’aurions mariée un jour, et plus tard nous lui aurions laissénotre fortune. La mort nous a enlevé Bianca… mais vous nous restez,et il dépend de vous de me rendre l’espoir que j’ai perdu.

» Pia, ma chère Pia, voulez-vous que jesois votre mère ?

– Ma mère ! répéta Pia en baissantla tête, hélas ! je l’ai perdue.

– Je la remplacerai, dit vivement ladame. Votre sœur que j’aimais tant ne m’aurait pas refusé lebonheur qu’il dépendait d’elle de me donner. Je n’avais pas osé luiproposer de l’adopter, parce que je pensais que son pèreconsentirait à la recevoir ; mais quand j’ai appris que cethomme n’avait pas de cœur, qu’il repoussait sa fille, ma résolutiona été bien vite prise. Si la mort n’avait pas surpris Bianca, jeserais allée lui dire : « Venez, notre maison vous estouverte. Venez, nous ne nous quitterons plus. » Et je suiscertaine qu’elle serait venue.

– Ma sœur ne m’aurait pas abandonnée.

– Oh ! non. Elle m’aurait parlé devous… elle m’aurait amenée ici… je vous aurais suppliée de ne pasla quitter… vous n’auriez pas résisté à mes prières et aux siennes…vous auriez consenti à demeurer avec elle chez moi… et j’aurais eudeux filles au lieu d’une. Dieu l’a rappelée à lui ; mais vousvivez, vous, Pia ; vous êtes orpheline comme elle, seule aumonde, sans amis, sans parents, puisque votre père a eu la barbariede renier ses enfants. Vous ne fuirez pas la nouvelle famille quivous tend les bras.

– Je vous remercie de votre bonté,Madame, murmura la jeune fille, mais je vous l’ai dit, je veuxretourner en Italie.

– Et moi je vous ai dit que nous yallions, mon mari et moi… que nous avions le projet de passer l’étéprécisément dans votre ville natale… Il est donc tout naturel quenous fassions le voyage ensemble.

» Quand voulez-vous partir, ma chèrePia ?

– Je ne sais pas.

– Nous choisirons le jour qui vousconviendra, mon enfant.

– Vous êtes trop bonne, Madame, mais jene puis pas vous promettre de vous accompagner.

– Pourquoi ? n’êtes-vous pas décidéeà quitter la France ?

– Oui.

– Alors, il vaut mieux que ce soit leplus tôt possible… surtout si, comme vous venez de me le déclarer,vous ne voulez plus poser dans les ateliers. Si vous restiez ici,vous épuiseriez promptement vos ressources, puisque vous netravailleriez plus.

– Je n’y resterai pas. Il est possibleque je parte demain. Mais je ne puis pas partir avant d’avoir vuquelqu’un qui doit venir me dire adieu.

– Quelqu’un s’intéresse à vous !Ah ! vous me rendez bien heureuse. Je voudrais le connaître,cet ami qui vous est resté fidèle dans le malheur… je voudrais leconnaître pour lui parler de mon projet de voyage en Italie et pourlui promettre de le remplacer auprès de vous.

– Alors, demanda Pia, après avoir hésitéun instant, vous ne trouverez pas mauvais que je le consulte.

– Non seulement je ne le trouverai pasmauvais, mais je vous y engage vivement. Et si vous voulez me direson nom et son adresse, j’irai le trouver, je lui expliquerai ceque je veux faire pour vous, et je le prierai de se joindre à moipour vous décider à accepter ma proposition. S’il a pour vous unvéritable attachement, il l’appuiera, car il verra bien qu’ellepart du cœur.

– Eh bien, Madame, c’est le peintre quim’a conduite hier à Saint-Ouen.

– Quoi ! ce M. Binos !s’écria la dame, qui savait fort bien à quoi s’en tenir. Mais cen’est pas un artiste sérieux. Mme Cornu, quilogeait votre sœur, m’a dit qu’il passait son temps à courir lescafés au lieu de travailler.

» Et en vérité, ma chère Pia, si c’est àce pauvre garçon que vous voulez demander conseil…

– Il ne s’agit pas de lui, Madame. Je leconnais, je sais ce qu’il vaut, et j’espère ne jamais lerevoir.

» Je vous parle de M. PaulFreneuse.

– Le peintre qui demeure sur la placePigalle ?

– Oui, Madame.

– C’est dans son atelier que vous avezappris la mort de votre sœur… et vous n’avez posé que pour luidepuis votre arrivée à Paris.

– Qui vous a dit cela ? demanda Piaassez étonnée.

– Mme Cornu, qui letenait de ce Binos.

– Eh bien, il a dû lui dire aussi que jedevais tout à M. Freneuse, que je n’ai vécu que de sesbienfaits, que sans lui…

– M. Freneuse vous devait bien aussiquelque chose. Où aurait-il trouvé un modèle qui vous valût ?Mais… est-ce que réellement il vous a promis qu’il viendrait avantvotre départ ?

– Il me l’a si bien promis qu’il m’a faitjurer de ne pas partir sans le voir.

– Et vous l’attendez ?

– Sans doute. Pourquoi douterais-je de saparole ?

– Mon Dieu ! je n’affirme pas qu’ily manquera, mais je serais bien surprise qu’il trouvât le temps dela tenir. Ne savez-vous pas qu’il va se marier trèsprochainement ?

– M. Freneuse va se marier,dites-vous ?… Non, ce n’est pas possible, murmura Pia, quiétait devenue horriblement pâle.

– Je vous assure, mon enfant, qu’il semarie, dit Mme Blanchelaine.

» Les bans sont publiés, et la cérémoniese fera le lendemain de l’ouverture du Salon.

– Comment savez-vous cela ?

– C’est M. Binos qui l’a dit àMme Cornu, et elle me l’a répété.

» M. Freneuse épouseMlle Marguerite Paulet, fille d’un richepropriétaire. C’est un très beau mariage pour lui, qui n’a que cequ’il gagne, car sa fiancée lui apporte une dot considérable, et,de plus, elle est charmante.

» Mais qu’avez-vous donc, ma chèreenfant ?

– Rien, Madame, répondit Pia encomprimant avec peine les sanglots qui l’étouffaient.

– Vous êtes attachée à M. Freneuse…je pensais que cette nouvelle vous ferait plaisir… mais je vois queje me suis trompée.

– Je n’y crois pas… s’il devait semarier, il ne m’aurait pas promis qu’il viendrait.

– Pourquoi ? n’est-il pas toutnaturel au contraire qu’il veuille terminer le tableau qu’il acommencé ? Ce tableau, paraît-il, est appelé à obtenir ungrand succès, et M. Freneuse tient beaucoup à ne pas manquerl’Exposition. Comment l’achèverait-il, si vous refusiez deposer ?

– Ainsi, ce serait parce qu’il a besoinde moi que…

– Il ne faut pas que cela vous étonne,chère petite. Les grands artistes sont égoïstes.

» M. Binos a expliqué tout cela àcette bonne Sophie Cornu. Il a même ajouté bien d’autres détails.Vous le connaissez… vous devez savoir qu’il est très bavard… qu’ilraconte à tout le monde ses affaires et même celles de sesamis.

– Qu’a-t-il donc dit ?

– Des choses que j’aurais tort derépéter.

– Ne craignez rien, Madame ; je suisprête à tout entendre. Et, si vous avez de l’amitié pour moi, vousm’éclairerez sur les intentions de M. Freneuse.

– Mon Dieu ! ma chère Pia, vousm’embarrassez beaucoup. Il m’en coûterait de vous enlever uneillusion… et d’un autre côté, si vous deviez sacrifier l’avenir queje vous propose… le sacrifier à un homme qui ne pense qu’à vousexploiter…

– Parlez, je vous en supplie !

– C’est que je crains non seulement devous affliger, mais encore de vous blesser.

– La blessure est faite, dit Pia d’unevoix sourde.

– Eh bien, ma pauvre enfant, il paraîtque M. Freneuse s’est aperçu… ou a cru s’apercevoir que… je nesais en vérité comment vous dire cela… enfin il s’est imaginé qu’ilvous avait inspiré un sentiment qui…

– Achevez, Madame. Il a cru que jel’aimais.

– Vous l’avez dit.

– C’est vrai. Je l’aime.

– Hélas ! je m’en doutais. Et jebénis Dieu qui m’a suggéré l’idée de venir ici… car il estpeut-être encore temps de vous sauver de vous-même, de vous guérird’une passion funeste.

» J’hésitais à vous dire la cruellevérité ; maintenant, je n’hésite plus. Sachez donc que, si cethomme vous a caché qu’il allait se marier, c’est qu’il craignaitque vous ne le plantiez là. Après la scène qui s’est passée dansson atelier, Mlle Paulet lui en a fait une autredevant M. Binos. Elle est jalouse de vous, et elle a défendu àson futur mari de vous voir. Il lui a juré que vous ne remettriezjamais les pieds chez lui, c’est-à-dire qu’il vous chassait.

– Non… je ne crois pas cela… ce seraitindigne… D’ailleurs, je l’ai revu le lendemain.

– Parce qu’il avait intérêt à ne pas sebrouiller avec vous. M. Freneuse joue un double jeu. Commehomme, il ménage sa fiancée, qui est riche ; comme peintre, ilménage son modèle, qu’il ne pourrait pas remplacer. Et je devineson plan. Tenez, Pia, soyez franche, convenez qu’il vous a proposéde poser pour lui dans un autre atelier que le sien ?

– Il n’a pas parlé d’un autre atelier… ilm’a demandé si je consentirais à lui donner des séances dans unendroit où il serait seul avec moi.

– Et vous avez accepté ?

– Non… j’ai répondu que j’attendais deses nouvelles…

– Et que vous ne partiriez pas sansl’avoir revu. C’est ce qu’il voulait ; il va venir.

– Ici ? demanda la jeune fille enfrissonnant.

– Sans aucun doute. Il sait que danscette chambre vous serez à ses ordres, jusqu’à ce qu’il ait finison tableau… à ses ordres et à sa merci…

– Je ne l’y attendrai pas, dit résolumentPia.

Pia s’était levée brusquement, et comme ellechancelait, la bonne Mme Blanchelaine avait passéson bras autour de sa taille pour la soutenir.

– Vous avez raison, mon enfant, dit-ellede sa voix la plus douce. Il ne faut pas que M. Freneuse voustrouve ici… il faut déjouer ses vilains calculs. Qu’il épouseMlle Paulet, parce qu’elle est riche, mais que dumoins il n’abuse pas de votre condescendance.

» Poser pour rendre service à cet hommequi s’est indignement moqué de vous, ce serait en vérité trop defaiblesse… et si j’en crois ce que rapporte de lui M. Binos,qui le connaît bien… il serait capable de profiter de votreisolement pour chercher à vous séduire…

» Il n’a pas essayé dans son atelier, oùsa fiancée pouvait venir à chaque instant, mais ici…

– Je veux partir, interrompit la jeunefille, partir dès ce soir.

– Ce soir, il serait peut-être trop tard.C’est hier qu’il vous a annoncé sa visite. Il viendra certainementaujourd’hui. Si vous tenez à l’éviter, vous n’avez pas une minute àperdre pour sortir de cette maison.

» La mienne vous est ouverte, Pia. Jevais vous y conduire, et je vous jure que je ne chercherai pas àinfluencer vos résolutions.

» Vous ne resterez chez moi qu’autantqu’il vous plaira d’y rester… toujours, si vous le voulez… quelquesjours seulement, si c’est votre volonté… le temps nécessaire pourvous défaire des objets qui garnissent cette chambre et pourretirer ceux que la pauvre morte a laissés chezMme Cornu.

– À quoi bon ? murmura Pia.

– Il le faut absolument, ma chère enfant.Vous ne pouvez abandonner ce qui a appartenu à votre sœur… Songezdonc qu’on vendrait à l’encan ses vêtements, son linge… ce seraitune profanation… et puis, il y a des papiers… dont vous pouvezavoir besoin plus tard.

» Je comprends que vous n’ayez pas lecourage d’entrer dans la maison qu’elle habitait ; mais il estinutile que vous y alliez. Je préviendraiMme Cornu, qui fera tout apporter chez moi.

– Eh bien, soit ! dit Pia, qui nepensait plus qu’à fuir Paul Freneuse, depuis qu’elle croyait qu’ill’avait trompée. Emmenez-moi, Madame, je suis prête à vous suivre,si vous me promettez que demain soir je pourrai quitter Paris.

– Je vous le promets, et quoiqu’il m’encoûte de me séparer de vous, je ne chercherai pas à vous détournerde voyager seule, si vous ne voulez pas attendre que mon mari aitterminé ses préparatifs de départ. Vous serez libre, absolumentlibre, Pia. Nous vous rejoindrons à Subiaco, et j’espère que là-basvous ne refuserez pas de nous voir.

» Mais le temps s’écoule. Venez, monenfant, venez, je vous en supplie !

Pia était dans un état d’exaltation qui ne luipermettait plus de raisonner.

– Me voici, Madame, dit-elle en seprécipitant vers la porte, que Mme Blanchelainevenait d’ouvrir.

Elle fit passer cette femme, et sans mêmeprendre le soin de retirer la clef, elle descendit l’escalier.

Elles n’y rencontrèrent personne. Les oiseauxd’Italie avaient pris leur volée.

Le père Lorenzo fumait sa pipe sur le seuil ducabaret. Il salua amicalement Pia, mais il n’était pas causeur, etil ne lui demanda point où elle allait.

Les gens bien mis lui inspiraient du respect,et la dame qui emmenait sa locataire avait une robe de soie.

Elle était venue dans un fiacre qui attendaità la porte. Elle y fit monter Pia ; elle s’y jeta après elle,elle donna une adresse au cocher, et elle baissa les stores aumoment où le cheval commençait à trotter vers le quai.

La précaution était sage, car une autrevoiture de place venait en sens inverse, une voiture dontl’impériale était chargée de divers ustensiles, et qui amenait deuxmessieurs.

Les deux fiacres se croisèrent, et siMme Blanchelaine aperçut, en écartant légèrement lestore, les voyageurs qui passaient à côté d’elle, ceux-ci ne virentni la dame, ni l’enfant qu’elle enlevait.

Une minute après, ces deux hommes sautaient àterre devant la porte du garni, au grand ébahissement de Lorenzo,qui n’était point accoutumé à tant de remue-ménage.

– Bonjour, vieux bandit, lui cria lepremier descendu qui fumait une pipe en terre et qui tenait à lamain une boîte à couleurs. Tu ne me reconnais pas,birbante ?

» Reconnais au moins l’illustrissimosignor Freneuse, bienfaiteur d’une de tespensionnaires !

– Tiens ! c’est vous,M. Freneuse ! dit Lorenzo en assez bon français.

Ce bandit en retraite parlait un peu toutesles langues, ayant eu l’occasion d’en apprendre des bribes avec lesvoyageurs de toutes les nations qu’il avait jadis emmenés dans lamontagne pour les rançonner, suivant l’usage de ses pareils, quitraitent amicalement leurs prisonniers jusqu’au jour où ils leurcoupent les oreilles ou la tête, si la rançon n’est pas payée.

– Oui, vieux Fra Diavolo, c’est moi, ditgaiement l’artiste. Fais-moi le plaisir d’aider le cocher àdescendre le chevalet qui est sur l’impériale de notre fiacre.

Lorenzo obéit sans mot dire, pendant queFreneuse payait la course.

– Tu ne t’attendais pas à celle-là,vénérable brigand, reprit Binos, toujours goguenard. Jamais tacassine n’avait été honorée de la visite de deux peintresde talent, et elle aura cet honneur-là tous les jours pendant troissemaines. Je te conseille d’illuminer ce soir.

» Et en attendant, si tu as encore unevieille bouteille de vin de Capri, tu vas me la servir. Je veuxtrinquer avec toi et avec tes pensionnaires. Pourquoi ne sont-ilspas aux fenêtres, tes pensionnaires ? Envolés, hein ?Toute la troupe est en route pour la pose ?

– Il n’est resté que la mamma Carlotta…son petit a la fièvre, grommela Lorenzo en posant contre le mur lechevalet et une toile recouverte d’une enveloppe.

Le fiacre, déchargé de ses voyageurs et deleurs ustensiles, roulait déjà vers le quai.

– Alors, ça va bien, les affaires ?reprit le rapin bavard. Avoue que ce métier-là vaut mieux quel’autre… celui que tu faisais là-bas, entre Rome et Naples.

» Dis donc, ne la dérange pas, laCarlotta. Elle est trop laide. Quand je ferai un tableau où il yaura une sorcière, je la retiens. Nous boirons bien la bouteille ànous deux. Le signor Freneuse la payera, mais il n’en use pas.

» As-tu seulement un garçon pour porterles appareils là-haut ? Combien d’étages ? Six au moins,sans compter l’entresol et le sous-sol.

– Vous venez donc travailler ici ?demanda le bonhomme.

– Oui, père Lorenzo, dit Freneuse. J’aimon tableau à finir.

– Tu le vois, ce tableau, interrompitBinos. Touche-le avec respect. C’est un chef-d’œuvre, et ils’achèvera chez toi.

– Quand le modèle ne veut pas venir chezle peintre, il faut bien que le peintre vienne chez le modèle,reprit Freneuse.

– Ah ! la Pia ! dit Lorenzo.C’est vrai. Elle a du chagrin, parce que sa sœur est morte.

– Tu la connaissais, sa sœur ?

– Je la voyais tous les soirs. Mais ellene me répondait pas quand je lui parlais. En voilà une qui auraitgagné de l’argent si elle avait voulu poser. Mais non. Elle étaitsauvage comme une grive.

– Et quand elle s’en allait, elle prenaitl’omnibus au boulevard Saint-Germain, pas vrai, papa ? demandaBinos.

– C’est bien possible, mais je n’en saisrien, et je n’ai jamais su où elle demeurait. Elle avait défendu àPia de me le dire.

– Pas du tout. Pia ne le savait pas plusque toi.

– Comment va-t-elle, Pia ? demandaFreneuse, que ces bavardages n’intéressaient guère.

– Elle n’est pas malade, signor, maiselle est bien triste. Elle pleure du matin au soir, et elle nemange rien.

– L’appétit lui reviendra, je l’espère,et la gaieté aussi. Je me charge de la guérir. Six heures de séancetous les jours, mon brave.

– Comment ! dans sachambre ?

– Oui, père Lorenzo. Elle n’est pasgrande, mais il y aura encore assez de place pour monter monchevalet, et le jour doit y être meilleur que dans mon atelier.

» Seulement, mon vieux, je ne veux pasqu’on jase dans ta maison. Pas un mot à tes locataires. Ils ne meverront pas, puisqu’ils sont toute la journée dehors.

– Capito, signor… C’est compris,M. Freneuse.

– Très bien… Alors, prends le chevaletsur ton dos ; Binos portera la toile… Moi, la boîte àcouleurs… Pia va être joliment surprise de nous voir arriverchargés comme des déménageurs…

– Oui… quand elle rentrera.

– Quoi ! elle est sortie ?

– Il n’y a pas cinq minutes. Et çam’étonne que vous ne l’ayez pas vue. Le fiacre où elle était apassé à côté du vôtre.

– Comment ! elle sort en fiacre,maintenant ! s’écria Binos. Après ça, je comprends qu’ellen’aime plus les omnibus.

– C’est singulier, dit Freneuse ;elle m’avait promis…

– Elle est partie avec une dame.

– Comment ! elle n’était passeule !

– Non. La dame qui l’a emmenée est venueen voiture ; elle est restée là-haut à peu près trois quartsd’heure ; et elle est descendue avec Pia : elle avaitgardé le fiacre, et elles sont montées dedans juste au moment où levôtre tournait le coin de la rue.

– Alors, nous les avons croisées…

– Et je comprends pourquoi nous ne lesavons pas vues. Les stores de leur sapin étaient baissés,dit Binos.

– C’est vrai… je me souviens, murmuraFreneuse, pensif.

– Quelle tête avait la dame ?demanda le rapin en s’adressant au logeur. Était-ce une dame,d’abord ?… ou une peintresse qui aura eu vent que Pian’avait rien à faire, et qui sera venue la chercher pourposer ?

– Elle a une robe de soie et un manteaude velours. Et ce n’est pas la première fois qu’elle vient.

– Alors, elle connaissait Pia ?

– Non, je ne crois pas. Un soir que lasœur était là-haut, cette femme est arrivée, et elle m’a demandéchez qui allait la personne qui venait d’entrer. Je lui ai réponduque ça ne la regardait pas, et elle est partie en grognant. Mais cematin elle savait bien ce qu’elle voulait, car elle m’a donné lenom de Pia Astrodi, et elle m’a dit qu’on l’attendait là-haut.

– Elle mentait évidemment. Pian’attendait personne que moi, s’écria Freneuse.

– Ça, tu n’en peux pas répondre, ditBinos. La petite ne raconte pas ses affaires, et la preuve, c’estqu’elle ne t’a jamais parlé de Bianca. Et il est probable qu’ellene voulait pas qu’on sût où elle allait, puisqu’elle a pris laprécaution de baisser les stores du fiacre.

– Es-tu bien sûr que ce soit elle qui lesait baissés ? Ce brusque départ sent un peu l’enlèvement, etla dame en question m’est suspecte.

» Pia ne t’a rien dit en partant ?ajouta Freneuse en s’adressant au logeur.

– Rien du tout, signor. C’est à peine sielle m’a regardé, répondit Lorenzo.

– Donc, elle va revenir, conclut Binos.Elle est dans ses meubles, et, quand on est dans ses meubles, on nedéménage pas comme ça, au pied levé.

– Tu as raison. Montons chez elle. Nousl’attendrons, dit Freneuse en se précipitant dans l’escalier faitcomme une échelle qui conduisait à la mansarde du sixième.

Binos suivit sans s’inquiéter des observationsdu logeur qui grommelait dans sa barbe.

« Ça contrarie ce vieux birbe de faire lecommissionnaire, » pensait le rapin, qui expliquait tout à saguise.

Il n’avait pas compris que Lorenzo lesavertissait que Pia emportait toujours, quand elle sortait, la clefde sa chambre, et qu’ils trouveraient probablement la porteclose.

En quoi, d’ailleurs, Lorenzo se trompait,puisque la clef était restée dans la serrure.

Binos en fit la remarque, en entrant après sonami, qui n’avait pas pris garde à ce fait assez singulier.

– C’est drôle, dit-il, je l’aurais crueplus soigneuse. Elle laisse sa chambre à la disposition du premiervenu. Encore si elle était allée faire une course dans levoisinage, ça s’expliquerait… mais elle est partie en voiture, cequi semble indiquer qu’elle restera un certain temps dehors.

» Il est vrai que chez elle il n’y a pasgrand’chose à voler.

Freneuse se taisait, mais, en voyant cettechambrette vide, il avait éprouvé comme un serrement de cœur, et ilse surprenait à chercher des yeux une lettre à son adresse.

Un pressentiment l’avertissait que Pia s’étaitenvolée pour toujours, et il lui paraissait impossible qu’elle fûtpartie sans lui écrire, quand ce n’eût été que pour lui direadieu.

Il se demandait aussi ce qu’était cette femmequi venait de l’emmener et que Lorenzo avait déjà vue un soircherchant à se renseigner sur Bianca Astrodi.

Et de vagues soupçons commençaient à germerdans son esprit.

– Nous y voilà, c’est le principal,reprit Binos, qui arpentait la mansarde en comptant ses pas, commes’il avait eu envie de la mesurer. Il ne te manque plus, pour teremettre à la besogne, que le modèle. Mais je serais curieux desavoir aussi comment tu vas t’arranger. La boîte est si petite, quec’est tout au plus s’il y a de la place pour ton chevalet.

» Pourvu que ce coquin de Lorenzo ne nousfasse pas attendre… Ah ! on frappe… C’est lui… Il est sichargé qu’il ne peut pas ouvrir… Ne te dérange pas, j’y vais.

Il y alla, en effet, pendant que Freneuses’accoudait à la fenêtre pour voir s’il n’apercevrait pas Pia dansla rue, et ce ne fut pas le père Lorenzo qu’il trouva sur lepalier.

En ouvrant brusquement la porte, Binos faillitrenverser la personne qui frappait.

Cette personne était un monsieur fort bientenu et de l’aspect le plus respectable, un monsieur comme on n’envoyait pas souvent dans la maison du père Lorenzo.

Il eut à peine le temps de se reculer pouréviter le choc, et il parut très surpris et même assez contrariélorsqu’il vit apparaître sur le seuil la figure barbue durapin.

– Pardon, balbutia-t-il, je me trompesans doute…

– Qui demandez-vous ? lui cria Binosd’une voix de tonnerre.

– Je cherche une jeune fille…

– Comment ! à votre âge ?

– Une Italienne qui exerce la professionde modèle…

– Allons donc ! vous n’allez pas mefaire accroire que vous êtes artiste, avec une binettecomme la vôtre !…

– Monsieur !

– Oh ! ne vous fâchez pas. C’est uncompliment. Vous êtes trop comme il faut pour être peintre. Vousavez l’air d’un conseiller à la cour de cassation.

» Comment s’appelle-t-elle, votreItalienne ?

– Pia Astrodi.

– Ah bah !

– L’homme qui tient cette maison m’a ditqu’elle habitait au dernier étage, et je…

– Il n’a pas blagué. C’est ici ;qu’est-ce que vous lui voulez, à Pia Astrodi ?

– J’ai à lui parler d’une affaire quil’intéresse personnellement.

– Ça veut dire que vous n’avez pas besoinde moi. Je comprends ça, mais je n’y peux rien. La petite estsortie.

– Alors, je reviendrai.

– Attendez donc ! attendezdonc ! s’écria tout à coup Binos, en dévisageant le visiteur.J’ai comme une vague idée que je vous ai déjà vu quelque part.

– C’est bien possible, Monsieur, car ilme semble aussi vous avoir rencontré… seulement, je ne me rappellepas dans quelle circonstance.

– J’y suis maintenant ! c’est vousqui êtes venu place Pigalle… à l’atelier… demander papa Paulet.

– En effet, Monsieur… et je me souviensmaintenant que, là-bas aussi, vous m’avez ouvert la porte.

– C’est exact, j’exècre les portiers,mais je les remplace au besoin. Entrez donc, Monsieur.

– Pardon, mais…

– Pia est sortie, mais elle va revenir…et en attendant, vous pourrez causer avec deux de ses amis.

» Hé ! Freneuse ! criaBinos.

Freneuse n’était pas loin. Il avait entendu cedialogue, et il s’était approché sans bruit.

Dès qu’il se montra, le visiteur ôta sonchapeau et prit un autre air. Évidemment, il trouvait que Freneusen’avait rien de commun avec le camarade mal appris qui s’étaitprésenté d’abord, et qu’on pouvait s’expliquer avec lui.

– Monsieur, dit-il poliment, j’ai déjà eul’honneur de vous voir, et je suis très heureux de vous rencontrerici, car je viens précisément de chez vous.

– Si je ne me trompe, Monsieur, vous êtesle notaire de M. Paulet, demanda Freneuse, qui se rappelaitparfaitement la première visite de ce personnage.

– Son notaire, non… J’étais le notaire deson frère, M. Francis Boyer, décédé tout récemment àAmélie-les-Bains.

– Ah ! très bien. M. Pauletm’avait parlé de la perte qu’il venait de faire… mais… je ne l’aipas revu depuis le jour où vous êtes venu le chercher à monatelier, et…

– Et vous vous demandez pour quel motifje désirais vous voir. Voici ce dont il s’agit…

– Non, non, pas ici, s’écria Binos enattirant le visiteur dans la chambre. Je vous recevais sur lepalier, parce que je ne savais pas à qui j’avais affaire… lapremière fois, je vous avais pris pour un commissaire de police…mais du moment que vous êtes notaire, c’est différent.

L’officier ministériel entra, sans se faireprier. La présence de Freneuse le rassurait.

– Monsieur, lui dit-il, je me nommeDrugeon ; vous savez sans doute que je suis venu à Paris pourentretenir M. Paulet du testament de son frère, mais vousignorez, je suppose, que ce testament l’a déshérité.

– En effet, j’ignorais cela, murmuraFreneuse, très surpris de ce début.

– M. Francis Boyer a laissé toute safortune à deux filles naturelles qu’il a eues en Italie et qui,n’ayant jamais été reconnues par lui, portent le nom de leur mère…Bianca et Pia Astrodi.

– Quoi ! s’écria Freneuse, Pia estla fille de ce M. Boyer !… la nièce deM. Paulet !

– Légalement, non, réponditMe Drugeon. Son père ne l’a pas reconnue. S’ill’avait reconnue, il n’aurait pas pu lui laisser tout son bien,puisque la loi française interdit de léguer à un enfant naturel cequ’elle permet de léguer à un étranger.

– Il vaut mieux hériter que d’avoir desparentés bourgeoises, dit sentencieusement Binos ; surtout sil’héritage est gros.

– Plus de cinq cent mille francs.

– Un demi-million qui tombe dans letablier de Pia !… Ah ! elle est forte, celle-là !…plus forte que nature ! Et cette petite bécasse qui va sepromener en fiacre, juste au moment où on lui apporte unefortune : quelle tête elle va faire, quand elle varentrer !

» Dis donc, Paul, j’ai dans l’idée que tune finiras jamais ton tableau. C’est pour le coup maintenantqu’elle ne voudra plus poser…

Et afin d’exprimer la joie que lui causaitcette nouvelle, Binos exécuta au milieu de la chambre un pas decaractère, à la grande stupéfaction de Me Drugeon,qui le prit pour un fou.

– Monsieur, dit Freneuse, moinsdémonstratif que son ami, mais plus sérieusement ému, je suis bienheureux d’apprendre que cette enfant va être riche, car elle estdigne de tous les bonheurs… et celui-là arrive à propos pourcompenser le malheur qui vient de la frapper… Sa sœur est mortesubitement.

– Bianca Astrodi, cohéritière de Pia. Letestament de M. Boyer instituait héritières par portionségales les deux filles de Bartolomea Astrodi, domiciliée à Subiacodans les États romains. Et, par suite du décès de l’aînée, latotalité du legs revient à la cadette.

– Pia ne s’en doute pas.

– Elle aurait pu ignorer toujours labonne chance qui lui est échue, car personne ne lesconnaissait ; M. Boyer ne s’était jamais préoccupé de sesfilles, et quand il s’est souvenu d’elles, au dernier moment de savie, il n’a pu dire où elles étaient.

» C’est tout à fait par hasard que j’aieu avant-hier des nouvelles de celle qui survit. Encore cesnouvelles étaient-elles fort incomplètes.

» Vous vous souvenez, Monsieur, que je mesuis présenté à votre atelier pour parler à M. Paulet, qui s’ytrouvait.

– Parfaitement. Et vous avez failli yrencontrer Pia. Elle venait d’apprendre la mort de sa sœur.

– Et de sortir de la maison lorsque j’ysuis arrivé. M. Paulet m’a dit cela… il m’a dit qu’il venaitde voir chez vous la légataire universelle de son frère…

– Qui le déshéritait au profit de safille naturelle. C’est très généreux de sa part, car faute durenseignement qu’il vous a donné, peut-être n’aurait-on jamaisdécouvert la filiation de Pia.

– Jamais, très probablement, Monsieur.Mais il fallait aussi trouver la personne de l’héritière, et… cen’est pas à M. Paulet que je dois d’y avoir réussi.

– Comment cela ? Rien ne lui étaitcependant plus facile que de vous dire où elle demeurait. Iln’avait qu’à me le demander.

– C’est ce que je l’ai prié de faire,mais il m’a répondu qu’il n’était pas chargé d’assurer l’exécutiond’un testament qui le dépouille au profit d’une étrangère.

– Voilà qui est singulier… Vous venez denous dire tout à l’heure que sans lui vous n’auriez pas su que Piaposait chez moi.

– Oui, le premier mouvement est toujoursle bon. Mais bientôt la mauvaise humeur a pris le dessus.M. Paulet n’a vraiment pas sujet d’être content, et l’on nepeut pas exiger qu’il prenne à cœur les intérêts de cette jeunefille, qui hérite à son détriment.

– Alors il a refusé de vous indiquer lemoyen de vous procurer l’adresse de Pia ?

– Absolument. Il m’a déclaré qu’il nevoulait plus entendre parler de l’héritière.Mlle Paulet, qui est survenue, pendant notreentretien, a fort approuvé la résolution de son père, et m’a engagéà ne plus me mêler de cette affaire, qui, a-t-elle dit, ne meregarde pas. Elle a même ajouté que cette Pia était une vagabondecomme sa sœur, qu’elle avait sans doute quitté Paris et que je lachercherais inutilement.

– Tiens ! tiens ! dit entre sesdents Binos, elle n’est pas fille de bourgeois pour rien. UnRubens ! qui est-ce qui aurait cru ça ?

– Heureusement, Monsieur, vous n’avez passuivi ce conseil, reprit Freneuse très ému.

– Non, répondit le notaire, j’aurais crumanquer à mon devoir d’honnête homme, si je n’avais fait ce quidépendait de moi pour que Pia Astrodi eût connaissance du testamentde son père naturel.

» J’ai retardé mon départ tout exprès, etje suis allé, dès hier, me renseigner à la préfecture depolice.

– À la préfecture ! s’écria Binos.Ah ! ils n’ont pas dû vous en dire long ! La sœur de Piaest morte d’une drôle de façon, et ils n’y ont vu que du feu.

– Pardon, Monsieur, reprit le notaire,c’est précisément la mort de cette sœur qui m’a mis sur la voie.Ils m’ont dit que Bianca Astrodi, décédée tout récemment, logeait àMontmartre dans un hôtel garni. Je m’y suis transporté ce matin, etla personne qui tient cette maison m’a appris que Pia demeurait ruedes Fossés-Saint-Bernard.

– C’est fort heureux, murmuraFreneuse ; hier matin, avant d’aller au cimetière, elle ne lesavait pas.

– Elle n’a pu me donner le numéro de lamaison, mais j’ai rencontré au coin du quai une Italienne encostume… je me suis informé…

– Et elle vous a indiqué la baraque dupère Lorenzo, interrompit Binos. Ce qui m’étonne, c’est que cevieux brigand vous ait laissé monter, car il venait de voir sortirPia.

– Il a paru assez étonné quand je lui aidemandé à quel étage elle habitait, et il a hésité à me répondre…mais il a fini par m’indiquer le sixième, sans ajouter que lapersonne n’y était pas. Je m’imagine qu’il m’a pris pour un agentde police.

– Ça ne m’étonnerait pas, grommela Binos.Il a vécu dans la crainte des sbires. C’est un ci-devantbandit.

– Monsieur, dit Freneuse en faisant signeau rapin de se taire, je vous remercie de votre généreuseintervention. Elle vient d’autant plus à propos que j’ai desraisons de m’inquiéter de l’absence de cette jeune fille. Je venaisterminer ici un tableau pour lequel Pia m’a servi de modèle. Ellem’avait promis de m’attendre, et le logeur vient de nous raconterqu’elle était partie en fiacre avec une femme élégamment vêtue…partie à l’improviste… sans dire quand elle rentrerait, ni même sielle rentrerait… C’est fort étrange, et je commence à craindrequ’on ne l’ait enlevée.

– Ce ne serait pas un malheurirréparable, répliqua en souriant Me Drugeon. Lesfilles qu’on enlève se retrouvent toujours.

– Oh ! il ne s’agit pas d’unenlèvement comme vous l’entendez. Pia n’a pas d’amoureux. Mais elleest riche maintenant… et l’on convoite peut-être sa fortune.

– Elle est riche, mais bien peu de gensle savent… et si vous supposiez qu’on en veut à sa vie, je vousferais observer que sa mort ne profiterait qu’à M. Paulet.

– Et assurément M. Paulet estincapable de commettre un crime pour hériter… c’est vrai…Cependant, il s’est passé des faits que vous ignorez et quipourraient bien se rattacher à cette histoire de succession… On nevous a pas dit comment Bianca Astrodi est morte.

– Subitement, je crois… et la veille dujour où M. Francis Boyer est décédé à Amélie-les-Bains… desorte qu’en ce qui concerne Bianca, le testament était caduc.M. Paulet se réjouissait déjà d’un événement qui lui rendaitla fortune de son frère… c’est moi qui lui ai appris qu’il y avaitune autre légataire, laquelle est très vivante. Il n’en peut pasdouter, puisqu’il l’a vue.

– Bianca a été assassinée, s’écria Binos,et ceux qui l’ont tuée tueront Pia ; c’est clair comme lejour. S’ils ne l’ont pas tuée plus tôt, c’est qu’ils ignoraientqu’elle héritait.

– Assassinée ! répéta le notaireabasourdi ; mais, Monsieur, vous n’y pensez pas. La police afait une enquête, et il a été reconnu que cette jeune fille avaitsuccombé à la rupture d’un anévrisme.

– Ah ! oui, parlons-en, de lapolice ! Elle n’y entend rien. Mais je suis là, moi. J’ai despreuves, et avec l’aide d’un camarade que je connais, je pincerailes gredins qui ont fait le coup. La question est de savoir si jeles pincerai avant qu’ils aient expédié la cadette comme ils ontexpédié l’aînée.

– Assez ! laisse-moi parler, ditFreneuse impatienté.

Et il reprit en s’adressant àMe Drugeon, que les discours de Binos avaient forttroublé :

– Monsieur, voici ce qui s’est passé.Bianca Astrodi est morte, un soir, dans un omnibus où je metrouvais, morte de la façon la plus étrange, sans pousser un cri,sans faire un mouvement. On ne s’est aperçu qu’elle était mortequ’au moment où la voiture arrivait à la station, et j’ai ramassédans la voiture une longue épingle qu’une femme, assise à côté deBianca, avait perdue ou jetée après s’en être servie.

» Le lendemain, j’ai constaté par hasardque cette épingle était empoisonnée. Un chat qui s’y est piqué esttombé foudroyé.

– Ah ! mon Dieu ! mais alors…si cette femme a tué la sœur…

– Elle peut aussi tuer Pia. Et je suis àpeu près sûr maintenant que c’est cette femme qui vient d’emmenerla malheureuse enfant que vous cherchez.

– Mais, Monsieur, s’écria le notaire, sivous ne vous trompez pas, votre devoir est de signalerimmédiatement à la justice tous les faits qui sont à votreconnaissance. Je m’étonne même que vous ayez tant tardé.

– J’ai eu tort, je le vois maintenant,dit Freneuse. Mais je ne croyais pas à un crime. Je ne savais pasalors que la morte était Bianca Astrodi, et que Bianca Astrodidevait hériter d’une fortune considérable. Le meurtre d’une jeunefille pauvre et inconnue me paraissait inexplicable, parce que jen’apercevais pas l’intérêt qu’on avait à la tuer.

» La nouvelle que vous venez dem’apprendre éclaire cette lugubre histoire. Évidemment, c’est auxhéritières de M. Francis Boyer qu’on en veut.

– Moi, je l’avais deviné, s’écria Binos.Aussi j’ai confisqué l’épingle meurtrière.

– Qu’en as-tu fait ? lui demandabrusquement Freneuse.

– Ah ! ah ! tu ne me défendsplus, à ce qu’il paraît, de te parler de mes opérations. Tureconnais que j’étais dans le vrai, et puisque tu fais amendehonorable, je ne te tiendrai pas rigueur.

» Apprends donc que j’ai remis cetteépingle à un homme qui s’est chargé de la faire examiner par unchimiste de premier ordre, à seule fin de déterminer la nature dupoison dont la pointe a été enduite.

» L’expérience, à l’heure qu’il est, doitêtre faite et parfaite. Il ne nous reste plus qu’à dénicher lafemme qui a piqué Bianca, et mon ami Piédouche s’en est chargé.C’est comme si nous la tenions, car il est de première force surles recherches. Il ne lui a fallu qu’une demi-heure pour découvrirle garni où logeait Bianca.

– Ah ! c’est lui qui t’y amené ?

– Tu le saurais depuis longtemps si tuavais pris la peine de me le demander. Mais dès que j’ouvrais labouche pour prononcer le nom de ce digne Piédouche, tu m’imposaissilence.

– Eh bien ! parle maintenant. Où enest-il, cet habile homme ? J’espère qu’il ne s’en est pas tenuà la découverte du logement de Bianca.

– Je l’espère aussi ; mais voilà lediable !… je ne l’ai pas revu depuis le jour où il m’a menérue des Abbesses.

– Et tu n’es pas allé chez lui poursavoir où il en est ?

– Non, par une excellente raison. Il aoublié de me donner son adresse.

– Comment ! tu as confié l’épingle àun individu dont tu ne connais pas le domicile !

– Oh ! je connais son café. Il n’yest pas venu hier, mais il y reviendra. C’est un habitué duGrand-Bock.

– Et tu comptes sur ce drôle pour trouverles coupables ! N’en parlons plus et tiens-toi en repos. Jeles trouverai, moi… J’ai revu, un soir au théâtre, la femme del’omnibus, et elle était avec son complice, l’homme qui était montésur l’impériale pour lui céder sa place… et cet homme est un agentd’affaires que M. Paulet a employé…

– Un agent d’affaires ? attendezdonc, dit M. Drugeon. M. Paulet m’a dit, en effet,qu’avant la mort de son frère, en prévision du testament qu’ilredoutait, il s’était servi d’un agent pour prendre desinformations en Italie sur Bartolomea Astrodi et sur ses deuxfilles.

– Vous l’a-t-il nommé ?

– Non, mais il me le nommerait, je n’endoute pas.

– Et moi, je l’espère. Voulez-vous,Monsieur, que nous allions immédiatement chezM. Paulet ?

– Très volontiers, si vous pensez qu’ilpuisse nous fournir un renseignement utile… excusez cetterestriction… les histoires d’omnibus et d’épingle empoisonnée sontsi nouvelles pour moi que je m’y perds.

– Je vous les expliquerai en route. Maisnous n’avons pas une minute à perdre.

– Et moi ? demanda Binos.

– Toi ! je te conseille de courir àton café pour voir si ton ami Piédouche y est, répliqua Freneuse,qui ne voulait plus de la coopération du rapin.

En ouvrant la porte, il se trouva nez à nezavec Lorenzo pliant sous le poids de la toile et du chevalet.

– La femme qui est venue chercher Pian’avait-elle pas des rougeurs sur la figure ? lui demanda-t-ilbrusquement.

– Oui, et des yeux noirs comme ducharbon, avec un grand nez, un nez romain, dit le vieux. Si ellevoulait poser les Médées, je lui trouverais de l’ouvrage.

– C’est bien elle, murmura Freneuse.Écoute, mon bonhomme. Tu vas déposer ici ce que tu portes, fermerla chambre et retirer la clef. Si Pia rentrait, tu l’empêcherais desortir et tu m’enverrais chercher à l’instant même. Et si la femmequi l’a emmenée osait revenir, c’est le commissaire de police qu’ilfaudrait chercher. As-tu compris ?

– Si, signor, dit Lorenzo, qui nes’étonnait jamais de rien.

Freneuse était déjà dans l’escalier. Lenotaire suivit. Il avait pris l’affaire à cœur, et il voulait latirer au clair.

– Allez, mes enfants, grommelait Binosresté en arrière, allez consulter votre bourgeois. Il n’y a encoreque le camarade Piédouche pour vous débrouiller ça… quand j’aurairemis la main sur lui…

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