Le Crime de l’omnibus

Chapitre 8

 

 

La rue de la Sourdière est une de celles queles transformations du vieux Paris n’ont pas atteintes. Elleconfine à la Butte-des-Moulins qu’on a rasée, mais elle est encoreaujourd’hui ce qu’elle était il y a cent ans, quoique tout aitchangé autour d’elle.

La rue Neuve-des-Petits-Champs et la rueSaint-Honoré ont beau faire du tapage au nord et au sud, le marchéSaint-Honoré a beau grouiller à l’ouest, la vieille rue de laSourdière reste paisible comme une grand’mère assoupie au coin deson feu.

On y vient quand on y a affaire, mais on n’ypasse pas. Elle ne mène à rien.

C’est une brave rue, une honnête rue. Lesmal-vivants n’y logent point, et les demoiselles qui font tous lesjours le tour du lac ne se doutent pas qu’elle existe. Elle a de larespectabilité, dirait un Anglais.

Ce n’est pas qu’elle soit habitée par desmillionnaires, mais les braves gens qui y demeurent ont tous dequoi vivre, et des mœurs douces. Le soir, en été, on y joue auvolant d’un trottoir à l’autre. On y apporte des chaises et l’on ycause. L’herbe y pousse entre les pavés, et l’on y voit parfoispicorer des poules. Le roulement d’une voiture attire les gens auxfenêtres. C’est la province en plein Paris.

Les maisons qui la bordent font bonne figureavec leurs hautes portes cochères, leurs cours silencieuses etleurs larges escaliers de pierre. Elles semblent avoir été bâtiespour abriter d’anciens magistrats, des chanoines retraités, ou toutsimplement des sages dégoûtés du monde.

Auguste Blanchelaine y avait élu domiciledepuis trois ans, et il n’était ni le moins tranquille, ni le moinsconsidéré des habitants de ce quartier bien famé.

Au premier étage d’un immeuble important, onlisait à droite sur une plaque de cuivre son nom, suivi de cettequalification : « Agent d’affaires ».

À gauche, sur une porte qui faisait vis-à-visà la sienne, brillait une inscription dont le sens n’était pasclair pour tout le monde : « Stella, élève deMlle Lenormand – Consultations de midi à cinqheures. »

Consultations sur quoi ? Bien des gens nel’auraient pas deviné, mais bien d’autres savaient à quoi s’entenir.

Il y a encore à Paris des commères qui sesouviennent de Mlle Lenormand, la devineresse de larue de Tournon, et qui croient fermement que quinze ans avant lesacre de Napoléon, elle avait prédit que Joséphine deviendraitimpératrice.

Stella, l’élève de cette illustre sorcière,avait pour clientes beaucoup de femmes de chambre, beaucoup dedemi-mondaines, quelques petites bourgeoises et même des dames, devraies dames, qui auraient pu venir la voir en équipage, si ellesn’eussent craint de compromettre les armoiries peintes sur lespanneaux de leurs voitures.

Stella était de la grande école des sibyllesd’autrefois. Elle ne donnait point dans le somnambulisme. Elleprophétisait tout simplement avec les cartes, ou même sans cartes,quand l’inspiration lui venait.

Et elle lui venait toujours, l’inspiration,quand la consultante payait bien.

Les deux appartements, celui de la devineresseet celui de l’agent d’affaires, occupaient tout le premier étage.Ils avaient deux entrées parfaitement distinctes, et la clientèlede M. Blanchelaine n’avait rien de commun avec celle deMme Stella. Les gens sérieux sonnaient àdroite ; les croyantes sonnaient à gauche, et celles-ci nes’occupaient pas de ceux-là.

Mais, au fond, les deux appartements n’enfaisaient qu’un, en ce sens qu’on pouvait passer de l’un dansl’autre sans traverser le palier.

Dans tous les deux, la disposition des piècesétait exactement la même : une antichambre, une salle àmanger, un salon, un cabinet et une chambre à coucher ; maisles ameublements ne se ressemblaient pas du tout. Chez Stella, toutétait tendu de noir, et l’on y voyait des étrangetés, des bahutsMoyen âge, des fauteuils en façon de chaises curules, et desdressoirs chargés de curiosités achetées d’occasion ; unebibliothèque encombrée de grimoires poudreux ; quelques têtesde mort et une quantité suffisante de hiboux empaillés. Les rideauxn’étant jamais levés, il y fallait de la lumière en plein jour, etla pythonisse s’éclairait avec de vieilles lampes de fer à troisbecs, suspendues aux plafonds.

Chez Blanchelaine, au contraire, tout étaitclair, propre et moderne. Acajou et noyer, papier à vingt sous lerouleau, buffet garni de porcelaines de Creil, bureau avec tiroirset siège en cuir vert, cartonniers à dix étages, et bustes dejurisconsultes sur les corniches.

Une négrillonne de douze ans recevait lesclients de Stella. Les clients de Blanchelaine étaient introduitspar un petit clerc.

Seulement, les deux cabinets n’étaient séparésque par une cloison assez mince, dans laquelle les deux locatairesavaient fait pratiquer d’un commun accord un vasistas et une porte,habilement dissimulés dans la boiserie.

Dans l’après-midi du jour que Freneuse avaitcommencé conduisant Pia au cimetière de Saint-Ouen, M. Pauletet Sophie Cornu se rencontrèrent au bas de l’escalier quiconduisait à l’antre de la sorcière et au bureau de l’agent.

Sophie Cornu avait déjà franchi trois marchesde l’escalier lorsque M. Paulet entra dans le vestibule ets’arrêta un instant pour essuyer ses pieds sur le paillasson.

Ils ne se connaissaient pas, et naturellementils ne se parlèrent pas, mais ils s’observèrent du coin del’œil.

Le père de la belle Marguerite trouvait latenue de Sophie Cornu prodigieusement ridicule, et, comme iln’était jamais venu chez Blanchelaine, il était tenté de la prendrepour une cliente de l’agent d’affaires.

– Quel joli monde reçoit ce drôle !grommelait-il tout bas.

Sophie n’aimait pas les rapins, mais elleexécrait les bourgeois bien mis.

– Qu’est-ce qu’il vient faire ici, cetolibrius-là ? disait-elle entre ses dents. Il a l’air d’unhuissier qui a gagné sa fortune à pomper l’argent des pauvres.

Ils étaient dans ces aimables dispositions àl’endroit l’un l’autre lorsqu’ils arrivèrent au palier du premierétage.

Là, M. Paulet eut la satisfaction de voirla vieille sonner à une porte au moment où il apercevait surl’autre la plaque où brillait en lettres noires sur fond de cuivrele nom de Blanchelaine.

« À la bonne heure !pensa-t-il ; je n’aurai pas le crève-cœur de passer aprèscette créature ; elle doit tirer le cordon quelquepart. »

Un gamin qui avait des cheveux ébouriffés etune plume liée derrière l’oreille vint ouvrir à son coup desonnette et le fit entrer sans lui demander son nom.

– Le patron y est. Je vais le prévenir,dit ce scribe mal peigné.

M. Paulet resta seul dans une antichambremeublée de quatre chaises de paille et ornée de pancartes oùs’étalaient, par ordre d’ancienneté, les noms de MM. lesofficiers ministériels du département de la Seine.

– On se croirait chez un avoué, ma paroled’honneur, dit-il en haussant les épaules. Cet intrigant se donnedes airs. Mais ce n’est pas ça qui m’empêchera de lui dire sonfait. Quand je pense qu’il a eu l’audace de me demander cent millefrancs ! Heureusement que je ne les ai pas donnés.

– Le patron vous attend, glapit le petitclerc en montrant son museau pointu à l’entrée d’un couloir.

M. Paulet, d’un geste digne, luienjoignit de lui livrer passage, et s’achemina lentement vers uneporte ouverte qu’il apercevait au fond du corridor. Il trouvaM. Blanchelaine debout, et presque accoté à une cloison oùétait accrochée une gravure qui représentait Hippocrate refusantles présents d’Artaxercès.

L’homme d’affaires ne parut pas trop surprisde le voir et l’accueillit avec un empressement respectueux.

– Je ne m’attendais pas, Monsieur, àl’honneur de vous recevoir dans mon modeste domicile, dit-il ens’inclinant, et je regrette que vous ayez pris tant de peine, carje me proposais de me présenter demain chez vous pour vousremettre, comme cela était convenu, l’extrait de l’acte de décès deBianca Astrodi.

– Je n’en ai que faire maintenant, devotre extrait, dit brusquement M. Paulet. Vous vous êtes moquéde moi, ou plutôt vous m’avez indignement trompé.

– Je n’ai rien de pareil à me reprocher,répliqua tranquillement le sieur Blanchelaine. Veuillez vousexpliquer, Monsieur… et vous asseoir, ajouta-t-il en avançant unsiège.

M. Paulet le prit avec hésitation et s’ycampa brusquement, comme un homme qui se prépare à entamer unesérie de reproches.

– Vous osez dire que vous ne m’avez pastrompé ! commença-t-il. Je vous avais chargé de faire desrecherches sur une fille que mon frère avait eue en Italie.

» Vous avez découvert que cette filleétait morte, mais vous vous êtes bien gardé de me dire qu’elleavait une sœur.

– Je ne pouvais pas vous le dire,puisque, hier encore, je l’ignorais.

– Alors, c’est moi qui vousl’apprends ?

– Non, je le sais depuis quelques heures.Mais je ne vois pas en quoi l’existence de cette sœur peut vousalarmer. Bianca Astrodi, étant décédée avant M. Francis Boyer,n’a pas pu hériter de lui.

– Oui, mais vous qui prétendez toutsavoir, vous ne connaissez pas le testament de mon frère.

– Personne, je crois, ne le connaissaitavant la mort du testateur.

– Eh bien, je le connais, moi. Le notairequi l’a reçu est arrivé, et il m’en a montré une copie. Mon frère alaissé la totalité de sa fortune, à partager par portions égales,entre ses deux filles naturelles, Bianca et Pia Astrodi. Bianca estmorte, mais Pia vit. Donc, je suis bel et bien déshérité.

L’agent d’affaires changea de visage.Évidemment, il ne se doutait pas que Pia était légataire au mêmetitre que sa sœur.

– Je m’en consolerai, repritM. Paulet ; mais j’ai tenu à vous signifier que nosconventions sont désormais sans objet, et je viens vous redemanderl’engagement que j’ai signé… il ne peut plus vous servir àrien.

– Il ne peut plus me servir… maintenant,dit lentement Blanchelaine, qui avait déjà réfléchi, mais lasituation peut changer.

– Qu’entendez-vous par ces paroles ?demanda M. Paulet avec humeur. Il s’agit de faits positifs, etnon de suppositions chimériques. Vous ne pouvez pas vous prévaloirvis-à-vis de moi d’un engagement dont l’exécution est subordonnée àune condition qui est devenue irréalisable. Vous n’avez donc aucunintérêt à le garder, et il faut me le rendre.

– Permettez-moi de vous demander quelintérêt vous avez à le reprendre, dit froidement Blanchelaine.

– Je ne veux pas qu’il reste de tracesd’une convention que je regrette d’avoir conclue.

– Je pourrais vous répondre que je tiens,moi, à ce que ces traces subsistent et que vous ne pouvez pas mecontraindre à vous restituer un acte librement signé par vous. Maisj’aime mieux vous démontrer que cet acte peut encore servir… plustard. Veuillez vous en remémorer la teneur.

– Je ne l’ai jamais oubliée. Il y est ditqu’en rémunération de démarches entreprises par mon ordre et nonspécifiées sur le papier, je vous dois la somme de cent millefrancs, payable le jour… vous entendez bien… le jour où jetoucherai la part qui me revient, à titre d’héritier naturel, dansla succession de M. Francis Boyer, mon frère utérin.

– C’est parfaitement cela, Monsieur, etje m’en tiens aux termes de notre arrangement.

– Très bien. Alors, vous ne toucherezjamais vos cent mille francs, puisque je ne toucherai jamais un soude l’héritage.

– Qu’en savez-vous ?

– Oh ! pas d’équivoques, je vousprie. Vous n’aurez pas, je suppose, l’audace de me dire que sicette Pia disparaissait de ce monde comme sa sœur, la succession mereviendrait. Pia Astrodi a survécu au testateur ; donc, elle ahérité, donc sa mort ne me rendrait pas la fortune de mon frère.Cette fortune passerait à ses parents à elle, et, à défaut deparents, à l’État, car la loi italienne est probablement calquéesur la loi française.

– Je le crois.

– Qu’attendez-vous donc del’avenir ?

– C’est mon secret.

– J’ai le droit de le connaître, votresecret. Je ne veux pas prêter la main aux tripotages que vousméditez sans doute, pour embrouiller une affaire très claire… tropclaire.

– Vous ne serez pas responsable de ce queje ferai.

– Je l’espère bien.

– Alors, laissez-moi agir comme jel’entendrai.

– Je ne puis pas vous en empêcher, maisje vous déclare que vous ne serez pas payé de vos peines. Je nem’occuperai plus de la succession. Je la considère comme perdue, etje ne veux plus entendre parler de vous.

– Vous n’entendrez parler de moi qu’aumoment où je serai en mesure de vous démontrer que la situation estchangée du tout au tout. Et je commence par vous dire que ce nesera ni dans huit jours, ni dans un mois, ni même dans un an.J’ajoute que je m’en remettrai à votre appréciation pourrécompenser le service que je vous aurai rendu.

– S’il en est ainsi, que voulez-vousfaire du papier que je vous ai signé ?

– Le montrer, si jamais vous… oud’autres… me chicaniez sur les moyens que j’ai employés. Ce papier,Monsieur, c’est ma garantie. Il prouve que nous avons toujoursmarché d’accord. La nature des démarches dont vous m’avez chargén’y est pas spécifiée, vous venez de le reconnaître vous-même. Ils’ensuit nécessairement que tout ce que j’ai fait, j’ai dû le fairepar votre ordre.

– En d’autres termes, vous me signifiezque si la justice venait se mêler de vos affaires, vous chercheriezà me compromettre. Je vous préviens que vous n’y réussirez pas. Jesuis trop honorablement connu pour qu’on m’accuse d’avoir autorisédes manœuvres illicites.

» Restons-en là, Monsieur. Vous ne voulezpas me rendre cet engagement ?

– Non, pas plus que la lettre que vousm’avez écrite, il y a un mois, pour me donner vos instructions ausujet de Bianca Astrodi qu’il s’agissait d’empêcher… à tout prix…de venir en France, ou, si elle y était déjà, d’y rester.

– Fort bien, dit avec colèreM. Paulet. Gardez tout ; je m’en moque… et je n’ai paspeur de vous.

– J’en suis convaincu, répliquatranquillement M. Blanchelaine ; mais vous ne vous moquezpas des six cent mille francs qui entreraient dans votre poche sivotre frère n’avait pas eu une seconde fille, et vous avezgrand’peur de les perdre.

» Tenez ! Monsieur, au lieu de mequereller et de m’imputer des intentions que je n’ai pas, vousferiez beaucoup mieux de vous en rapporter à moi pour arranger leschoses. J’y mettrai le temps, mais je vous réponds du succès.

» Un jour viendra où je vous apporteraila succession de feu M. Francis Boyer sur un plat d’argent,comme les clefs d’une ville conquise… et vous n’aurez pas eu à vousmêler de la conquête.

» Je ne vous demanderai alors que cequ’il vous plaira de me donner, et je ne vous demande maintenantqu’un renseignement… un simple renseignement.

– Un renseignement ! répétaM. Paulet. Je n’ai pas de renseignement à vous fournir.Prenez-en où vous voudrez. Cela ne me regarde pas.

– Il y en a un que vous seul pouvez medonner, reprit l’agent d’affaires sans s’émouvoir, et que vous neme refuserez pas, j’en suis sûr, car il n’est pas de nature à vouscompromettre.

» Plusieurs personnes savent déjà,n’est-il pas vrai ? que Bianca Astrodi était la sœur de cettePia qui fait son métier de poser pour les peintres.

– C’est-à-dire que tout le monde le saitou le saura ; cela s’est découvert hier dans l’atelier d’unartiste qui se servait de cette fille comme modèle… dans l’atelierde M. Paul Freneuse.

– Le jeune homme qui était au spectacleavec vous à la Porte-Saint-Martin ?

– Oui, et il n’a aucun motif pour garderle secret sur cette parenté. De plus, il y avait là un de sescamarades, un barbouilleur nommé Binos, qui me fait l’effet d’êtrefort bavard. Vous pouvez compter qu’à cette heure tous les ateliersdu quartier connaissent la nouvelle.

– C’est probable, mais cela m’importeassez peu. Je tiens seulement à être fixé sur un point.

– Lequel ? demanda brusquementM. Paulet, qui se laissait aller peu à peu à répondre auxquestions de cet homme avec lequel il venait de rompre.

– D’autres que vous, Monsieur, savent-ilsque M. Francis Boyer a laissé son bien aux deuxAstrodi ?

– Le notaire le sait. C’est lui qui mel’a appris. Ma fille aussi le sait. Elle était là lorsqu’il me l’adit.

– Mais les autres ?… ceux que vousvenez de nommer… M. Freneuse ?… M. Binos ?

– Ils l’ignorent, parbleu ! Je ne mesuis pas amusé à leur raconter la nouvelle.

– Naturellement, et vous ne la leurraconterez pas. Mais la sœur… la Pia ?…

– Elle ne sait rien non plus. Mais ellesaura tout.

– Qui donc l’avertira ? Ce ne serapas vous, je suppose.

– Ce sera le notaire, probablement.

– Il sait donc qu’elle est àParis ?

– Oui, je lui ai dit que je venais de lavoir. Elle était précisément chez M. Freneuse lorsque cenotaire, qui me cherchait partout, s’y est présenté.

– Diable ! c’est fâcheux. Mais enfinil ne connaît pas l’adresse de cette fille ?

– Pas plus que je ne la connais.Seulement, il lui suffira pour l’avoir de la demander àM. Freneuse.

– Et vous croyez qu’il le fera ?

– Je l’ignore. Mais il me semble que ceserait son devoir.

– Pourquoi ? Est-ce qu’il estexécuteur testamentaire ?

– Non. Ce n’est même pas lui qui a reçule testament. Mon frère l’a écrit de sa main sans consulterpersonne, et ce malheureux testament, c’est le président dutribunal qui l’a ouvert.

– Alors, ce notaire n’est pas tenu dechercher les héritiers.

– Non… d’autant qu’il a toujours défendumes intérêts du vivant de mon frère. Je l’ai indemnisé de ses fraisde déplacement, et je ne pense pas qu’il ait le projet de resterlongtemps à Paris.

– Pourriez-vous me dire dans quel hôtelil est descendu ?

– Rue du Bouloi, 75. J’espère bien quevous n’irez pas l’entretenir de vos projets… que je ne connais paset que je ne veux pas connaître.

– Je m’en garderai bien, je vous prie dele croire… quoique mes projets n’aient rien d’inavouable. Jevoudrais seulement m’assurer qu’avant de partir il ne s’est pasoccupé de Pia Astrodi. Et je puis me renseigner sur ce point sansentrer en rapport avec maître… oserai-je vous demander sonnom ?

– Me Drugeon, réponditM. Paulet, entraîné malgré lui dans la voie desconfidences.

L’aplomb du sieur Blanchelaine lefascinait ; ses protestations d’honnêteté le calmaient ;et puis, quoiqu’il prétendît le contraire, il n’avait pascomplètement renoncé à l’espoir de rentrer dans ses droitsd’héritier.

Pour rassurer sa conscience, il ne voulait semêler de rien ; mais, toutes réflexions faites, il jugeaitinutile de rompre définitivement avec un homme qui se faisait fortde lui rendre la succession perdue.

– Je vous remercie, Monsieur, ditl’agent, et je vous jure que vous ne regretterez pas de m’avoir misen mesure de vous servir.

M. Paulet ne prit point acte de cettedéclaration. Il se contenta de dire :

– Souvenez-vous qu’il ne peut plus êtrequestion entre vous et moi de cette affaire.

Et il se leva d’un air digne.

Blanchelaine le salua très humblement et lereconduisit jusqu’à la porte de l’appartement sans lui adresser laparole.

Le rusé compère savait à quoi s’en tenir surla valeur des protestations de désintéressement deM. Paulet.

Il congédia son petit clerc qui grignotait desnoisettes dans l’antichambre, il rentra dans son cabinet, et aulieu de s’asseoir devant son bureau, il colla son oreille contre lacloison, et une minute après, il y frappa trois coups espacés d’unecertaine façon.

À ce signal répondirent aussitôt trois coupsdiscrets, frappés à intervalles égaux.

Blanchelaine avança la main droite, et pressaun bouton de cuivre très habilement dissimulé dans une moulure dela boiserie : aussitôt un panneau glissa sur des rainures etdécouvrit une ouverture assez large pour qu’un homme y pûtpasser.

Ce fut une femme qui se glissa par cette portesecrète dans le cabinet de Blanchelaine, une femme vêtue d’unelongue robe de chambre noire et d’un turban de soie rouge. Sous cetaccoutrement bizarre, Paul Freneuse aurait eu beaucoup de peine àreconnaître la personne qu’il avait vue au cimetière de Saint-Ouenet à l’orchestre du théâtre de la Porte-Saint-Martin.

C’était bien elle pourtant, et, en vérité, soncostume de devineresse ne lui allait pas mal. La couleur de lacoiffure faisait paraître son teint moins enflammé, et la robeflottante avantageait sa taille.

Seulement elle avait l’air soucieux.

– Je viens de la voir, dit-elle sansautre préambule.

– Qui ? demanda Blanchelaine avecimpatience.

– Sophie Cornu, parbleu ! Elle estvenue me consulter, et j’ai profité de l’occasion pour lui demanderdes détails. Mais ceux qu’elle m’a donnés ne sont pas trèsintéressants.

– Enfin, que t’a-t-elle dit ?

– C’est ce Binos qui lui a appris hier, àl’enterrement, que Bianca avait une sœur. Seulement, Sophie nel’avait pas vue, cette sœur, tandis qu’aujourd’hui elle l’arencontrée au cimetière.

– Tu m’as déjà raconté ça tout à l’heure,et si tu ne sais rien de plus…

– Je sais comment Binos a découvert laparenté de la poseuse. Il a tout expliqué à Sophie, qui vient de merépéter l’histoire que ce rapin lui a débitée.

» Il paraît qu’avant-hier il est allévoir un peintre qui demeure place Pigalle.

– Paul Freneuse, celui qui a eu l’idée denous filer l’autre soir, en sortant du spectacle, et que nous avonssi bien roulé.

– J’en ris encore. C’est moi qui aiinventé le coup du fiacre.

» Eh bien ! Binos, en entrant chezson ami, s’est mis à crier tue-tête qu’on connaissait le nom de lajeune fille exposée à la morgue, et qu’elle s’appelait BiancaAstrodi.

– Ah ! le gredin ! je lui avaispourtant défendu de bavarder.

– Là-dessus, cette Pia, qui était entrain de poser, s’est trouvée mal. Elle est tombée raide par terreen criant : « C’est ma sœur ! »

» C’est comme ça qu’on a su la chose.

– J’espère que cette brute de Binos n’apas parlé de moi devant Freneuse !

– Du moins, il ne s’en est pas vanté.Sophie me l’aurait dit.

– Et m’a-t-il nommé devant cettevieille ?

– Quant à ça, non, pour sûr. Sophie ne teconnaît pas, mais elle m’appelle toujoursMme Blanchelaine. Ton nom l’aurait frappée…

– Binos ne le sait pas, mon nom. Pourlui, et pour les habitués du Grand-Bock je m’appellePiédouche.

– C’est vrai ; je n’y pensaisplus.

– Et il n’a jamais su où je demeurais.Pourvu que ta Sophie Cornu n’aille pas s’aviser de lui indiquer mondomicile !

– Jamais de la vie. Pourquoi veux-tuqu’elle aille te fourrer dans cette affaire ? Elle croit quetu ne soupçonnes seulement pas l’existence de tous ces gens-là.

– Tant mieux ! car si ellebavardait, nous aurions une mauvaise carte de plus dans notre jeu.Binos mettrait le feu aux poudres. Il est lié avec ce Freneuse quinous a déjà espionnés et qui nous a manqués par miracle. S’ildécouvrait que Piédouche se nomme Blanchelaine, et qu’il tient uneagence rue de la Sourdière, nous n’aurions plus qu’à faire nospaquets.

– Bah ! ça n’arrivera pas. Et puis,que la Bianca ait une sœur, ça n’a pas d’importance ; lePaulet n’en hérite pas moins, et tu toucheras tes cent millefrancs.

– Tu crois ça, toi ? ditBlanchelaine avec un geste de colère.

– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y adonc ? demanda Stella très émue.

– Il y a que Paulet sort d’ici, et qu’ilvient de m’annoncer que son frère avait deux filles, Bianca et Pia,et que cet imbécile leur laisse sa fortune par portionségales ; maintenant que l’aînée est partie pour l’autre monde,tout revient à la cadette.

– Ah ! murmura la devineresseconsternée, c’était bien la peine de tant risquer !

– Oui, le coup est dur. Mais je ne metiens pas pour battu. Si je dois perdre les cent mille francs quePaulet s’est engagé à me payer le jour où il héritera, je merattraperai autrement. Il ne sera pas dit que je me serai compromispour rien.

– Je ne m’en consolerais pas ; maiscomment faire ? Tu ne comptes pas recommencer l’histoire deBianca, j’espère. C’est trop dangereux.

– Et ça ne servirait à rien. Mais il y aplus d’une manière de neutraliser une femme qui gêne.

– Je n’en connais qu’une, dit Stella d’unair sombre ; nous l’avons déjà employée, et si nous yrevenions, nous jouerions trop gros jeu.

– Il ne s’agit pas de cela, répliquavivement Auguste Blanchelaine. La situation n’est plus du tout lamême depuis que le père est mort. Pia décéderait demain qu’ellen’en aurait pas moins hérité, et, si elle n’a pas de parents,l’État réclamerait sa succession. Nous sommes au contraireintéressés à ce qu’elle vive. J’aime mieux avoir affaire à ellequ’au gouvernement italien.

– Qu’espères-tu donc tirer de cettepetite ?

– Pour le moment, rien. Plus tard, cesera différent. C’est une affaire à longue échéance.

– Je ne comprends pas ton idée.

– Mon idée, c’est d’exploiter directementà notre profit cette Pia Astrodi. Mon plan repose sur ceci :elle sait bien que Bianca était sa sœur, mais elle ne connaît pasle testament. Personne ne le connaît… excepté le sieur Paulet et lenotaire de là-bas. Paulet se gardera bien d’avertir la petite, etle notaire va retourner dans sa province. La succession resteraouverte, et personne n’y touchera, si l’héritière ne se présentepas.

» Et nous l’empêcherons de seprésenter.

– Bon ! et après ?

– Après, il faudra jouer serré. Beaucoupde diplomatie à la clef.

– De la diplomatie ?… Je necomprends pas.

– Il faut que tu comprennes, car c’estsur toi que je compte pour chambrer la petite. Et je suis sûr quetu réussiras, si tu t’y prends bien.

– Tu oublies que je ne la connaispas.

– Tu l’as vue, et elle t’a vue.

– Oui, au cimetière, mais je ne lui aipas parlé.

– Ça n’y fait rien. Tu iras la trouver,dès que je saurai où elle demeure.

– Je le sais, moi. Elle loge rue desFossés-Saint-Bernard. Le peintre l’a dit devant Sophie Cornu, quime l’a répété.

– C’est donc chez elle que Bianca allaittous les soirs. Si nous avions connu ce détail plus tôt, nousaurions manœuvré autrement. Mais c’est fait. Prenons la situationtelle qu’elle est et tâchons d’en tirer le meilleur partipossible.

– Bon ! mais sous quel prétextem’introduirai-je chez cette Pia ?

– Sous prétexte que tu fréquentais sasœur dans le garni qu’elle habitait rue des Abbesses ; ellesera ravie de causer avec toi de la morte.

– Très bien, mais que luidirai-je ?

– Tu commenceras par la cajoler. Tu laplaindras, tu lui jureras que sa sœur t’aimait beaucoup, tuessayeras de la consoler.

– Ce sera difficile. À Saint-Ouen, ellepleurait comme une Madeleine, et quand elle s’est agenouillée surla tombe, j’ai cru qu’elle n’aurait pas la force de se relever.

– C’est ce qu’il nous faut. Elle doitêtre exaltée, comme toutes les Italiennes. Tu n’auras pas de peineà lui monter la tête.

– Pour l’amener à quoi ?

– Pour l’amener d’abord à changer demétier. Le grand point, c’est de l’empêcher de retourner chez cePaul Freneuse qui doit être disposé à la soutenir. Je m’en rapporteà toi pour inventer une histoire. Laquelle ? Je n’en saisrien. Tu tâteras le terrain. Si, par exemple, tu t’apercevaisqu’elle est amoureuse de lui…

– Elle l’est. Binos l’a dit à SophieCornu.

– Alors, ça ira tout seul. Tu luiraconteras qu’il se moque d’elle.

– Binos prétend qu’elle est jalouse, ettu ne devinerais jamais de qui… de Mlle Paulet.

– Pas possible !… Mais si, au fait,Freneuse gagne beaucoup d’argent, et cet imbécile de Paulet songe àlui donner sa fille en mariage. Freneuse va dans leur loge authéâtre…

– Et Mlle Paulet s’estfait conduire par son père chez Freneuse. Elle y a trouvé Pia, quiest partie furieuse. Binos assure qu’elle a juré de ne plusposer.

– Admirable ! Notre affaire est dansle sac. Tu la trouveras toute disposée à t’écouter et tu gagnerasfacilement sa confiance. Tu lui demanderas la permission dereporter sur elle l’affection que tu avais pour sa sœur, tu luioffriras de la secourir, si elle en a besoin, et finalement tu luiproposeras de l’héberger chez toi, ou de la reconduire dans sonpays, si elle a envie d’y retourner.

– Comment ! tu veux m’envoyer enItalie ?

– Non. J’aime beaucoup mieux que nousayons l’héritière sous la main ; mais il faut tout prévoir.L’important, c’est de rester en communication avec elle, où qu’ellesoit, et de l’amener à rompre avec les gens qu’elle connaît. Jeveux qu’elle ne voie plus jamais ni Freneuse ni Binos, et quel’exécuteur testamentaire de feu Francis Boyer ne sache jamais cequ’elle est devenue.

– Très bien ! Mais, en supposant quenous réussissions à faire tout cela, que nous enreviendra-t-il ?

– Je vais t’expliquer mon plan, ditBlanchelaine. Il est à deux fins, et il pourra être modifié,suivant la tournure que prendront les choses.

» Le Paulet m’a, comme tu sais, signél’engagement de me remettre cent mille francs le jour où ilentrerait en possession de l’héritage de son frère. Il n’y peutentrer que si Pia Astrodi le lui abandonne.

– Et c’est ce qui n’arrivera jamais.

– Pourquoi ? On peut toujoursrenoncer à bénéficier d’un testament… y renoncer par un acteauthentique dont l’effet est de réintégrer dans leurs droits leshéritiers naturels.

– Et tu crois qu’on amènerait Pia à sedépouiller au profit d’un homme qu’elle ne connaît pas ?

– Si elle le connaissait, ce seraitbeaucoup plus difficile, puisqu’elle est jalouse deMlle Paulet. Mais elle ignore absolument que sonpère naturel est le demi-frère de M. Paulet, et jem’arrangerai pour qu’elle l’ignore toujours.

» J’ajoute que, pour signer valablementun acte, il faut être majeur, et que probablement cette fille nel’est pas.

– Elle m’a fait l’effet d’avoir à peineseize ans.

– Il faudrait donc attendre plusieursannées, et nous aurions ainsi le temps d’en venir à nos fins. Onpourrait, par exemple, la pousser à se faire religieuse.

– Mauvais moyen. Elle donnerait tout sonbien au couvent qui la recevrait.

– Non, puisqu’elle ne saurait pas qu’elleest riche.

– Alors, comment renoncerait-elle à unefortune dont elle ne connaîtrait pas l’existence ?

– On lui dirait la vérité au derniermoment, après l’avoir convenablement préparée. Il faudraitsurexciter ses sentiments généreux, lui persuader queM. Francis Boyer a commis une mauvaise action en déshéritantson frère, et que cette mauvaise action, elle doit la réparer.

– Je doute fort qu’elle l’entende decette oreille-là.

– Cela dépendrait de bien des choses. Onpeut tout obtenir d’une fille exaltée quand on s’y prendadroitement. Si, comme Binos l’affirme, elle est au désespoir parceque Freneuse ne l’aime pas, elle écoutera les conseils de ceux quila recueilleront, qui la traiteront avec douceur et qui chercherontà la consoler.

– C’est possible… avec le temps… mais envérité ce ne serait pas la peine de prendre tant de soins et detravailler pendant des années pour arriver à toucher cent millefrancs de commission… que M. Paulet te refusera peut-être.

– Je l’en défierais bien. J’ai sapromesse écrite et une lettre qui le compromet. Il n’oserait jamaisplaider. Seulement, tu as raison de dire que cent mille francs,c’est peu, alors que ce Paulet héritera de six cent mille.

– Pourquoi n’hériterions-nous pas à saplace ?

– Allons donc ! T’y voilàenfin ! Nous pouvons tout aussi aisément décider Pia à nousléguer son argent qu’à y renoncer. Et c’est là le but que je vise.Mais, pour l’atteindre, il faudra en venir aux grands moyens.

– Lesquels ?

– D’abord, quitter Paris avec elle.

– Justement, il paraît qu’elle a envie deretourner dans son pays. Sophie Cornu a entendu qu’elle disait aupeintre : « Je ne veux plus poser. »

– Très bien. Nous l’accompagnerons enItalie.

– À quel titre ?

– À titre d’amis, parbleu ! Tugagneras sa confiance en lui offrant de la défrayer en chemin. Jesuppose qu’elle ne roule pas sur l’or. Tu lui conteras qu’ayantl’intention de passer deux ans à Rome pour des raisons de santé, tuas besoin d’une demoiselle de compagnie parlant l’italien, et quetu t’adresses à elle parce que la bonne hôtesse qui logeait sa sœurte l’a recommandée. Tu ajouteras, bien entendu, que tu pars avecton mari, car je serai du voyage.

– Alors tu abandonnerais tesaffaires ?

– Je n’en ai pas qui puisse me rapporterautant que celle-là. Et d’ailleurs, il est bon que nous quittionsParis pour un temps. Je me défie des indiscrétions de Binos, etj’ai peur de Freneuse. S’il nous retrouvait, et surtout s’ilconstatait que nous vivons ensemble, il se souviendrait del’omnibus de la place Pigalle, et il ne nous ménagerait pas ;tandis que, dans deux ans, l’accident arrivé à Bianca Astrodi serade l’histoire ancienne.

– Comment ! nous resterions deux anslà-bas ?

– Deux ou trois ans et davantage, s’il lefaut ; nous resterons jusqu’à ce que la petite ait l’âge detester valablement, c’est-à-dire dix-huit ans.

– Et tu crois que l’idée lui viendrait defaire son testament ?

– Je me charge de la lui souffler. Et àqui laisserait-elle ce qu’elle possède, si ce n’est à sesbienfaiteurs ? Elle n’a pas un parent.

– Bon ! mais… elle vivra pluslongtemps que nous ?

– Je ne crois pas, dit Blanchelaine enricanant. Tu oublies que cet imbécile de Binos m’a rendu l’épingleque tu avais perdue.

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