Le Crime de l’omnibus

Chapitre 10

 

 

Binos avait suivi le conseil à lui donné parFreneuse, au moment où ils s’étaient séparés à la porte de lamaison du père Lorenzo.

Pendant que son ami et le notaire Drugeon semettaient en chasse de leur côté, il était allé tout droit àl’estaminet du Grand-Bock, où il espérait rencontrer enfinPiédouche, et il comptait bien, grâce à cet habile auxiliaire,arriver bon premier dans la course aux renseignements organisée parles défenseurs de Pia.

Il s’agissait avant tout de la retrouver et dela délivrer, si, comme tout l’indiquait, elle était tombée auxmains de l’ennemi. La poursuite des meurtriers de sa sœur ne venaitplus qu’en seconde ligne.

Mais Binos avait une très haute idée destalents de Piédouche ; il le croyait propre à tout, et il luitardait de le lancer sur la piste de Pia disparue.

Piédouche, qui en moins d’une heure avait sudécouvrir le domicile de Bianca, saurait bien découvrir l’endroitoù l’on retenait sa sœur.

Binos, d’ailleurs, avait une foule de choses àdemander à ce précieux camarade, car il ne l’avait pas revu depuisleur excursion à la rue des Abbesses, et il ne savait même pas sile chimiste qui devait examiner l’épingle avait terminé sesexpériences.

Il arriva donc tout courant et pleind’illusions au Grand-Bockoù il ne trouva que le patronmélancoliquement assis dans son comptoir.

Il l’interrogea, et il apprit que Piédouche nese montrait plus dans l’établissement.

Le père Poivreau, qui était, comme toujours,entre deux absinthes, ne demandait qu’à épancher ses chagrins, etil raconta au rapin ébahi que, depuis quelques jours, sa clientèles’était évanouie.

Le billard chômait, le café restait vide. Ledroguiste retiré, Pigache, le plus fidèle de ses habitués, nevenait plus.

Et Poivreau attribuait cette désertion àcertains bruits qui s’étaient répandus parmi les consommateurs.

On disait tout bas qu’un agent de la Sûretéfréquentait l’estaminet, et ces messieurs, qui n’aimaient pas lapolice, étaient allés boire et jouer ailleurs.

Cet agent, personne n’aurait pu le signaler,mais on affirmait qu’il venait tous les jours, et qu’ils’arrangeait de façon à ne pas être pris pour ce qu’il était.

D’où il était résulté qu’on soupçonnait toutle monde, et particulièrement les bourgeois paisibles qui nefrayaient point avec les don Juan de barrière auxquels leGrand-Bock servait de lieu de rendez-vous.

On soupçonnait le marbrier, on soupçonnait ledroguiste, on soupçonnait Piédouche, et le patron pensait que cesbraves gens, ayant eu vent des propos qui couraient, restaient chezeux de peur d’être insultés par les inventeurs de cettecalomnie.

De sorte que l’infortuné Poivreau, abandonnépar toutes ses pratiques, n’avait plus que la ruine enperspective.

– Quand je pense qu’on vous a accusé,vous aussi ! s’écriait-il en frappant du poing. Ah ! sije connaissais le gredin qui a inventé ces histoires-là pour mefaire du tort, j’aurais du plaisir à l’assommer.

Binos ne s’était pas beaucoup ému desconfidences du cabaretier. Les propos qu’on avait pu tenir sur luile touchaient peu, et les malheurs de Poivreau le touchaient moinsencore. Mais il pensait que les habitués ne se trompaient pas, caril avait toujours été convaincu que Piédouche appartenait ou avaitappartenu jadis à la police. Et le côté fâcheux de l’affaire,c’était que probablement Piédouche, averti de ce qu’on disait, nereviendrait plus.

Où le trouver maintenant ? Binosregrettait amèrement de ne pas avoir insisté pour savoir où ildemeurait, et ne voyait plus d’autre moyen de se procurer sonadresse que d’aller la demander à la préfecture. Encore doutait-ilqu’on voulût bien la lui donner.

Comme il n’y avait plus rien à tirer du patronde l’estaminet, il s’en alla, après l’avoir prié de dire àPiédouche, si par hasard il se présentait, que son ami Binosdésirait le voir le plus tôt possible, et l’attendrait tous lesmatins, rue Myrrha, au cinquième au-dessus de l’entresol.

À vrai dire, il ne comptait pas trop sur savisite, et il pensa que, pour le moment, le mieux serait d’allertout bonnement chez Sophie Cornu, de lui raconter la disparition dePia et de tâcher d’obtenir d’elle quelques indications utiles.

Il suivait tout pensif le boulevardRochechouart, et il avait déjà dépassé l’Élysée-Montmartre,lorsqu’il aperçut, assis sur un banc et causant avec deux individusd’assez mauvaise mine, l’ancien droguiste Pigache, dont le pauvrePoivreau déplorait l’absence.

L’idée lui vint aussitôt de l’aborder pour luidemander s’il ne pourrait pas lui donner des nouvelles dePiédouche.

Pigache tournait le dos à Binos et ne levoyait pas venir, mais Binos l’avait reconnu de loin, à sa tournureet surtout à un grand chapeau tromblon que le bonhomme était seul àporter dans ce quartier où la coiffure la plus répandue est lacasquette de soie.

« Avec qui, diable ! cause-t-illà ? se demanda le rapin en examinant les deux hommes arrêtésdevant le ci-devant droguiste. Pour un ancien négociant, il a debien vilaines connaissances. »

Ces gens, en effet, étaient assez mal vêtus,et ils avaient sans doute conscience de leur infériorité sociale,car ils se tenaient debout, et Pigache, assis sur le bancmunicipal, avait l’air de leur donner des ordres.

Binos, qui ne s’intimidait pas pour si peu,s’avança sans s’inquiéter de savoir s’il n’allait pas déranger lebonhomme en interrompant la conversation.

Et il ne tarda guère à remarquer que les deuxindividus qui lui faisaient face observaient ses mouvements.

Ils avertirent sans doute le père Pigachequ’un monsieur s’approchait, car ce respectable vieillard tourna latête et reconnut aussitôt Binos qu’il favorisa d’un sourireengageant.

Immédiatement, les deux causeurs saluèrent ets’acheminèrent à pas lents vers la place Pigalle.

« Bon ! pensa le rapin, maintenantque le vieux est seul, je vais lui demander s’il n’a pas vuPiédouche. Il faudra crier à tue-tête, mais ça m’est égal. Il nepasse personne sur le boulevard, et d’ailleurs je n’ai pas desecrets à lui confier. »

– Bonjour, cher M. Binos, lui dit ledroguiste en retraite.

» Il y a un siècle que je ne vous ai vu.Et je suis bien content de vous rencontrer.

– Moi aussi, papa, je suis content, carvous ne venez plus au Grand-Bock, et justement j’ai à vousparler, riposta Binos en forçant sa voix tant qu’il put.

» Ah çà, dites donc, l’ancien, pourquoiavez-vous lâché le père Poivreau ? Je sors de son caboulot, etje l’ai trouvé en tête-à-tête avec une bouteille d’absinthe. Il esten train de la vider pour se consoler de vous avoir perdu.

– Mon Dieu ! je vais vous dire…Poivreau n’est pas un mauvais homme, mais il reçoit du vilainmonde, et, entre nous, la société qu’on trouve chez lui ne meconvient pas. J’y allais à cause de vous et à cause deM. Piédouche ; mais depuis quelques jours il a désertél’établissement, et j’ai dans l’idée que vous ne tarderez pas à enfaire autant.

– Moi, ça dépendra, et quant à l’amiPiédouche, je le cherche partout pour l’y ramener… et je ne peuxpas remettre la main sur lui.

– Vraiment ? vous ne savez donc pasoù il demeure ?

– Non, et vous ?

– Pas davantage… et ça n’est pasétonnant. Je ne l’ai jamais fréquenté qu’à l’estaminet, et encore…il ne causait pas souvent avec moi, parce que… vous comprenez… cen’est pas amusant de causer avec un sourd…

– À qui le dis-tu, animal ! grommelaBinos.

– Il paraît que vous êtes du même avisque lui, dit Pigache avec un bon gros rire.

– Vous voyez bien que non, puisque jem’arrête tout exprès pour vous faire la conversation, cria lerapin.

– C’est bien aimable à vous, mais ça nevous amuse pas, puisque vous m’appelez animal.

– Comment ! vous avezentendu ?

– Oui, ça vous surprend, parce que vousn’avez jamais vécu avec des sourds.

– Non, Dieu merci !

– Si vous aviez vécu avec eux, voussauriez qu’en plein air, ils n’ont pas l’oreille si dure qu’entrequatre murs… et qu’en voiture, ils entendent tout.

– Bon ! la première fois que j’auraiquelque chose à vous dire, j’amènerai un fiacre, et nous nouspromènerons dedans… seulement, vous payerez les heures.

– Oh ! très volontiers ; maisen attendant, nous pouvons toujours parler un peu ici… je suis dansun de mes bons jours, parce que le temps est sec… et vous n’aurezpas besoin de vous égosiller.

– Ça me va, car je ne tiens pas à ameuterles passants. Je vous demandais si vous ne pourriez pas me donnerdes nouvelles de Piédouche. Vous ne connaissez pas son adresse,mais vous l’avez peut-être rencontré.

– Non, malheureusement, car je l’aimebeaucoup, ce garçon-là, quoiqu’il ne me recherche guère… et si jel’avais aperçu dans la rue, je vous jure que je l’aurais arrêté.Mais j’ai dans l’idée qu’il n’habite pas ce quartier-ci.

– Bah ! il était toujours fourré auGrand-Bock.Il ne doit pas percher loin, et pour savoir où,je donnerais ma pipe la mieux culottée.

– Vous avez donc bien besoin delui ? Parions que je devine pourquoi !

– Ah ! je vous en défie, papa.

– Parbleu ! ce n’est pas malin. Vousvoulez qu’il vous rende l’épingle dorée que vous lui avez prêtéel’autre jour chez le père Poivreau ?

– L’épingle ! Comment ! vousavez remarqué…

– Les sourds remarquent tout. Dame !ça se comprend. Ils n’ont pas de distractions, puisqu’ilsn’entendent rien.

– Alors, vous n’avez pas entendu ce queje lui disais ?

– Ah ! pour ça, non. La salle oùnous étions est très basse de plafond, et vous savez… il nous fautle plein vent, à nous autres, pour que nos oreilles s’ouvrent. Maisquelquefois nous devinons à peu près… aux gestes, au mouvement deslèvres, à l’expression de la physionomie.

– Et avez-vous deviné, l’autre jour, dequoi il était question entre Piédouche et moi ? Vous étiezbien placé pour nous examiner, puisque nous étions assis à votretable.

– Oh ! je ne réponds pas que j’aiedeviné. Je me suis fait une idée, mais j’ai bien pu me tromper. Jeme suis figuré que vous lui racontiez qu’on avait tué ou blesséquelqu’un avec l’épingle, et qu’il vous promettait de la faireexaminer pour savoir si elle n’était pas empoisonnée.

– Vous avez trouvé ça ? Ah !par exemple, c’est fort !

– Mais non, c’est tout simple, aucontraire. J’ai voulu y toucher, et vous m’avez arrêté le bras.J’ai pensé tout de suite que vous craigniez un accident.Tenez ! c’est comme la lettre déchirée que vous lui avezmontrée… eh bien, j’ai supposé que vous l’aviez trouvée en mêmetemps que l’épingle.

– Ma parole d’honneur, père Pigache, jecommence à croire que vous êtes sorcier. Et moi qui vous prenaispour un naïf !

– Bah ! dites donc pour un imbécile.Ça rendra mieux votre pensée.

– Ma foi ! c’est possible, répliquacyniquement Binos, mais je proclame que j’avais tort. Un homme quicomprend sans entendre est capable de tout.

– Vous êtes bien bon. Alors, c’était doncvrai. On s’est servi de l’épingle pour commettre un crimepommé.

– On a assassiné une jeune fille dans unomnibus.

– Dans l’omnibus de la place Pigalle,peut-être. J’ai lu quelque chose comme ça sur le PetitJournal.

– Justement, mon vieux. Et depuis cejour-là, mon ami Freneuse et moi, nous cherchons la coquine qui afait le coup et le brigand qui l’a aidée. Freneuse était dans lavoiture. Il les a vus. Malheureusement, il a cru à un accident… etil ne s’est plus occupé d’eux ; moi qui m’en occupais, je m’ensuis rapporté à Piédouche, si bien que nous en sommes toujours aumême point. Et pendant ce temps-là les scélérats continuent leursopérations. Ils viennent d’enlever la sœur de la pauvre fillequ’ils ont tuée, et si l’on ne réussit pas à les empoigner, ilsvont lui faire un mauvais parti.

– Pourquoi ? qu’est-ce qu’ils ontdonc contre ces enfants-là ?

– Ce serait trop long à vous expliquer,et ça ne vous intéresserait pas. Il y a une histoire d’héritage. Unbourgeois qui était le père naturel des deux petites et qui leur alaissé sa fortune en mourant.

– Et, alors les parents de ce bourgeoisont payé des chenapans pour les en débarrasser ?

– C’est possible, quoique… non… le défuntn’a qu’un frère, un M. Paulet, qui est très riche et qui ne seserait pas fourré dans une affaire pareille.

– On ne sait pas. L’argent fait fairetant de choses ! Vous dites qu’il s’appelle Paulet… à votreplace, moi, je chercherais de ce côté-là… vous devez avoir sonadresse ?

– Non, mais Freneuse l’a. Freneuse leconnaît beaucoup. Et vous me rappelez une chose qu’il a dite cematin devant moi. Il paraît que M. Paulet a employé autrefoisun agent d’affaires qui pourrait bien être le complice de la femmeà l’épingle. Freneuse a vu cet homme dans un théâtre, le lendemainou le surlendemain du crime… et il l’a reconnu pour avoir voyagéavec lui dans l’omnibus… seulement, il ne sait pas son nom.

– Il n’a qu’à le demander àM. Paulet.

– C’est ce qu’il doit faire aujourd’hui,et tout à l’heure, quand je vous ai aperçu, je m’en allais rue desAbbesses, voir une femme qui a logé la morte… et je comptaispousser ensuite jusque chez Freneuse pour savoir où nous ensommes.

– Voulez-vous que nous y allionsensemble ?

– Comment, père Pigache, vous pensez àvous mêler de ça ! Voilà du nouveau, par exemple ! Jeconçois que ça vous amuse, mais je me demande à quoi vous pourrieznous servir.

– Vous venez de dire que j’étais capablede tout, répondit le bonhomme en souriant. Eh bien ! essayez.Mettez-moi à l’épreuve. Vous verrez que les sourds ont du bon.D’abord, on ne se défie pas d’eux. Et puis, que risquez-vous ?Il ne s’agit que de m’indiquer le domicile de cet agent d’affaires.J’irai lui pousser une visite, et, quand j’aurai causé avec lui, jevous apprendrai peut-être quelque chose de nouveau.

– Ma foi ! s’écria Binos, je ne voispas pourquoi je ne me servirais pas de vous… quand ce ne serait quepour la singularité du fait. Freneuse va encore se moquer de moi,mais ça m’est égal.

» D’ailleurs, j’ai bien le droit dechercher de mon côté, pendant qu’il cherche du sien, et vous sereztoujours aussi malin que le notaire qui cherche avec lui.

– Ah ! il y a un notaire ?

– Oui, un notaire de province qui a reçule testament du père des deux petites. Ah ! celui-là, c’est unbrave homme. Sans lui, nous n’aurions jamais su que la dernièrehéritait, et depuis qu’il sait qu’elle a disparu, il ne pense qu’àla retrouver. Tenez ! il est peut-être en ce moment chezM. Paulet pour lui demander l’adresse de cet agentd’affaires.

– Très bien, mais M. Pauletvoudra-t-il la lui donner ?

– Et vous croyez que s’il la lui refuse,il vous la donnera à vous ?

– Peut-être. Dans tous les cas, il n’encoûte rien d’essayer.

– Non, et je suis curieux de voir commentvous vous y prendrez. Je ne sais pas au juste où demeure lebourgeois, mais Freneuse nous le dira. La place Pigalle n’est pasloin. Allons-y, papa.

Pigache était déjà debout. Il s’était levéavec une vivacité juvénile, et Binos n’en revenait pas duchangement qui s’était opéré en un clin d’œil dans les allures dudroguiste retraité et même dans sa personne. Sa taille voûtées’était redressée tout à coup, sa figure avait pris une expressionintelligente, ses petits yeux brillaient. Ce n’était plus le mêmehomme.

– Pigache, mon ami, vous êtesméconnaissable, s’écria Binos. Si ce cher Piédouche vousrencontrait, il vous prendrait pour un autre. Et moi je n’auraisjamais cru, si je ne le voyais pas, que le grand air changeait lessourds à ce point-là.

– Vous en verrez bien d’autres, dit lebonhomme en souriant doucement. Mais ne perdons pas de temps.M. Paulet demeure peut-être très loin, et qui sait où il nousenverra pour trouver son agent d’affaires ? Il faudra que nousprenions une voiture, car…

– Tiens ! vos amis nous suivent,interrompit le rapin en montrant du doigt les deux individus queson arrivée avait mis en fuite.

– Ne vous inquiétez pas d’eux, mon cher.Les pauvres gens ont travaillé chez moi, du temps que j’étaisétabli, et, quand ils me rencontrent, ils viennent toujours medemander des nouvelles de ma santé.

– Pourquoi se sont-ils sauvés quand ilsm’ont vu ?

– Parce qu’ils ne sont pas bien habillés.Ça les rend timides.

– Avec ça que je suis à la mode,moi ! Enfin, il paraît qu’ils me trouvent l’air cossu. Ça meflatte.

Ces propos et quelques autres non moinsinsignifiants égayèrent le trajet jusqu’à la place Pigalle.

Le père Pigache, de plus en plus ingambe,marchait si vite que Binos avait de la peine à le suivre.

Au moment où ils arrivèrent devant la maisondu peintre, un fiacre s’arrêtait à la porte, et deux messieursdescendirent.

– Bon ! s’écria Binos, voilàjustement Freneuse et le notaire. Diable ! ils ont des figuresà l’envers. Qu’est-ce qu’il leur est donc arrivé ? Pourvuqu’ils n’aient pas appris que Pia est déjà expédiée comme sasœur !

– Demandez à votre ami ce qui se passe,dit Pigache. Pendant que vous causerez avec lui, moi, je vaiscauser avec le notaire.

Ainsi fut fait. Binos tira Freneuse à l’écart,et le bonhomme aborda, le chapeau à la main,Me Drugeon, qui ne parut pas trop surpris de levoir. On eût dit qu’il le connaissait.

– Eh bien, commença le rapin, as-tul’adresse ?

– Non, répondit Freneuse avec humeur.M. Paulet prétend qu’il ne se la rappelle pas. Nous n’avonsplus qu’un moyen : c’est d’aller trouver cette logeuse de larue des Abbesses. Elle connaît la femme de l’omnibus, puisqu’ellelui a parlé au cimetière. Il faudra bien qu’elle nous dise où elledemeure. Qu’as-tu fait de ton côté ? Rien, n’est-ce pas ?Ton homme de l’estaminet s’est moqué de toi.

– Je ne l’ai pas vu. Mais j’ai recruté unauxiliaire intelligent.

– Ce petit vieux qui parle àM. Drugeon ?

– Oui, il n’a pas l’air malin, mais jecrois qu’il l’est tout de même.

Freneuse allait se récrier, mais ses yeuxtombèrent sur une grosse femme qui venait à lui en se balançant surses hanches comme un navire ballotté par les vagues.

– Il me semble que je ne me trompe pas,murmura-t-il. C’est la marchande d’oranges… celle qui était dansl’omnibus et que j’ai rencontrée l’autre soir devant laPorte-Saint-Martin.

– Vous ne me remettez pas, à ce qu’ilparaît, dit la commère. Dame ! ça se comprend :aujourd’hui, je ne vends pas d’oranges. Moi, je vous ai reconnutout de suite, et si je me permets de vous parler, c’est quemaintenant je sais où demeurait la petite de l’omnibus.

– Moi aussi, je le sais.

– Rue des Abbesses, hein ? chezSophie Cornu. Alors, je vous apprends rien, mais ce n’est pastout : figurez-vous que j’ai retrouvé la femme qui était dansla voiture à côté de la petite… vous savez, celle qui est sortie duthéâtre en même temps que vous, et qui donnait le bras à l’homme del’impériale. Et vous ne devineriez jamais ce qu’elle fait, cettegaillarde-là ?

– Non, mais si vous pouviez me renseignersur elle, vous me rendriez un grand service.

– Elle dit la bonne aventure… elle tireles cartes… Mme Stella, rue de la Sourdière, 79… LaCornu est une ses pratiques… hier, je les ai rencontrées quicausaient semble sur le boulevard Rochechouart… et comme je connaisdepuis longtemps cette brave Sophie, je l’ai abordée… l’autre, quine se rappelait pas ma figure, m’a proposé de me faire le grandjeu… je lui ai demandé son adresse, et elle me l’a donnée…

– Vous ne lui avez pas parlé de l’affairede l’omnibus ?

– Ma foi ! non. Il aurait fallu desexplications à n’en plus finir. Mais je lui ai promis d’aller laconsulter.

– Voulez-vous que nous y allionsensemble ? demanda vivement Freneuse.

– Si ça peut vous faire plaisir… moi, jene crois pas beaucoup à ces bêtises-là, mais ça m’amusera tout demême… Seulement vous savez, je ne suis pas riche…

– Oh ! je payerai laconsultation.

– Alors, ça me va. Donnez-moi votre jouret votre heure.

– Maintenant. Et je vais vous y mener envoiture.

– Ça me va encore mieux. Justement, jen’ai rien à faire jusqu’à ce soir. Je ne vends ma marchandise qu’àla porte des théâtres.

– Eh bien ! attendez-moi cinqminutes ; le temps de dire un mot à ce monsieur là-bas.

– Celui qui a une cravate blanche ?Il a une bonne figure. Il ressemble au juge de paix de mon pays.Mais l’autre marque mal.

– Toi, cause un peu avec Madame, pendantque je vais m’entendre avec M. Drugeon, dit Freneuse enfaisant signe à Binos qui avait déjà saisi son intention.

– Comme ça, la mère, commença le rapin,pendant que son ami allait rejoindre le notaire qui avait entaméavec le père Pigache un colloque très animé, comme ça, vousconnaissez cette bonne Sophie ?

– Ce n’est pas malin. Tout le monde laconnaît dans le quartier. Faut vous dire que je reste aucoin de la rue Muller.

– Et moi, rue Myrrha ; nous sommesvoisins. Et quand vous aurez envie de faire tirer votreportrait…

– Vous êtes donc photographe ?

– Jamais de la vie. Je suis peintre… pasen bâtiments…

– Artiste alors ? J’aime mieux ça.Votre ami aussi est artiste, hein ?

– Artiste, premier numéro. Il gagne del’argent gros comme vous. Et, ce n’est pas pour vous faire uncompliment, mais vous vous portez rudement bien.

– Mais oui… pas mal, et vous ?…dites donc, sans vous commander, pourquoi donc qu’il tienttant à consulter la sorcière, votre ami ?

– Pour savoir de quelle maladie la petitede l’omnibus est morte.

– Tiens, c’est une drôle d’idée. Moi, jelui demanderai un remède : pour guérir les douleurs de monhomme, qu’est dans son lit depuis un mois. Ah ! v’là votrecamarade qui a fini de parler avec les deux vieux.

– Il vient vous chercher, la mère.

Freneuse arriva, les yeux brillants, le visageanimé. Binos était tout ébahi de cette transfiguration subite.

« Il a l’air aussi content que s’il avaitretrouvé Pia, » pensait-il.

– Ma bonne dame, dit Freneuse, cesmessieurs là-bas vous demandent.

– Ils sont bien honnêtes. Quoiqu’ils me veulent donc ?

– Une information dont ils ont besoin.Ils vont vous expliquer leur affaire.

– On y va, s’écria la grosse femme.

Et pendant qu’elle se mettait en marche, Binosdisait entre ses dents :

– Si je comprends ce que tout çasignifie, je veux bien qu’on me pique le nez avec l’épingle quej’ai confiée à Piédouche.

– Tu comprendras plus tard. Fais-moi lagrâce d’aller me chercher un fiacre.

– Eh bien ! et celui que tu asgardé ? Tiens ! le père Pigache et le notaire font monterla grosse femme dedans, et ils y montent après elle. Il n’y auraitpas de place pour nous. Fichtre, non ! il n’y en aurait pas.Voilà maintenant les deux amis de Pigache qui partent par le mêmetrain… l’un dans l’intérieur et l’autre sur le siège. Où diablevont-ils ?

– Tu le verras tout à l’heure, car nousallons les suivre.

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