Le Crime de l’omnibus

Chapitre 3

 

 

Paul Freneuse avait ses raisons pour ne pastrop prolonger avec Binos une conversation qui n’aurait jamaisfini, pour peu qu’il eût voulu entrer dans les idées de ce rapinfantaisiste et entreprenant.

Binos ne demandait qu’à l’entraîner avec luidans la chasse aux criminels qu’il rêvait, mais Paul Freneuse avaitmoins d’imagination et plus de bon sens que son camarade. Ilreconnaissait maintenant que la jeune fille de l’omnibus pouvaitavoir été assassinée. L’expérience qui avait coûté la vie à Mirzaétait décisive. Mais de là à croire qu’il était possible deretrouver les coupables, il y avait loin, et Freneuse ne sesouciait nullement de s’embarquer dans une entreprise qui luiaurait pris son temps et qui aurait troublé la tranquillitéd’esprit dont il avait besoin pour ses travaux.

Sans être un ambitieux, Freneuse avait laferme volonté de conquérir une situation indépendante, et il étaiten bon chemin pour y parvenir. Il possédait déjà cette notoriétéqui conduit à la renommée, quelquefois même à la gloire. Il n’étaitencore qu’un artiste de talent, mais il pouvait devenir un grandpeintre, et, en attendant, il gagnait déjà beaucoup d’argent.

Il ne devait, du reste, ses succès qu’àlui-même. Fils unique d’un négociant qui aurait pu lui transmettreun bel héritage, Paul s’était trouvé à dix-neuf ans sans appui etsans ressources. Complètement ruiné par une de ces crisescommerciales qui renversent les maisons les plus solides, son pèreétait mort de chagrin et ne lui avait laissé qu’un nom intact, caril avait tout sacrifié pour faire face à ses engagements. Paul, quiavait perdu sa mère en naissant, restait seul au monde, n’ayantd’autre parent qu’un cousin éloigné, qui habitait la province etqui avait cru faire beaucoup pour lui en mettant à sa dispositionune somme de mille francs destinée à lui permettre d’aller chercherfortune à l’étranger.

Paul, qui n’avait aucun goût pour le métier dechercheur d’or en Australie et qui se sentait de grandesdispositions pour la peinture, avait employé cette aumône à setransporter à Rome, où il était resté cinq ans, travaillant pourvivre et surtout pour s’instruire. Parti élève, il était revenumaître, un bien jeune maître, encore contesté, mais très appréciédes artistes et aussi très goûté par le public qui achète.

Tout en le discutant, les critiques comptaientavec lui, et il avait peine de suffire aux commandes des bourgeois,de sorte que l’honneur et l’argent lui étaient venus en mêmetemps.

Il tenait bien davantage à l’honneur, mais iln’oubliait pas qu’en ce monde, c’est l’argent qui assure laliberté, et il cherchait à tout concilier. « Quand j’aurai larichesse ou seulement l’aisance, se disait-il, je pourrai me donnertout entier à l’art que je mets bien au-dessus de tout. La fortunen’est pas le but, mais c’est un moyen. »

Et pour arriver plus vite à l’indépendancequ’il ambitionnait, Paul Freneuse songeait quelquefois à semarier.

Il avait certainement tout ce qu’il fallaitpour plaire à une jeune fille. Il était grand, mince et bientourné ; ses traits manquaient un peu de régularité, mais ilavait une physionomie expressive et avenante. Causeur aimable etintelligent, sans l’ombre d’une prétention, et parfaitement élevé,Paul possédait encore bien d’autres avantages : un cœurexcellent, un caractère ouvert et gai.

On croira sans peine que les occasions de secaser ne lui avaient pas manqué. Depuis deux ou trois ans surtout,l’hiver ne se passait jamais sans qu’il reçût quelques invitationsintéressées : des bals et des dîners où on le présentait à desdemoiselles à marier. Il y allait volontiers, et il y tenait fortbien sa place. Il se montrait même assez empressé auprès dequelques jeunes personnes qui étaient ce qu’on appelle de bonspartis, mais il n’avait pas encore trouvé ce qu’il cherchait.

Freneuse s’était mis en tête de n’épouserqu’une femme qu’il aimerait, et il ne voulait s’éprendre qu’à bonescient. Or, il tenait à une foule de qualités morales, et, deplus, il avait sur la beauté des idées particulières, des idéesd’artiste.

Il avait remarqué pourtant, à l’entrée de lasaison, la fille d’un monsieur qui avait été autrefois en relationsd’affaires avec M. Freneuse père et qui accueillait le filsavec empressement, depuis que ce fils était en passe de devenirriche et célèbre.

Et certes Mlle MargueritePaulet méritait bien qu’on la remarquât et même qu’on s’occupâtd’elle. D’abord, elle était merveilleusement belle, aussi belle quePia, quoiqu’elle ne lui ressemblât pas plus que le jour neressemble à la nuit.

Pia était pâle et brune ;Mlle Paulet était blonde et rose. Pia était plutôtpetite, et ses formes délicates n’étaient encore que despromesses ; Mlle Paulet était grande, et,quoiqu’elle eût à peine vingt ans, son opulente beauté avait acquistout son développement.

Pia ressemblait à une vierge de Raphaël ;Mlle Paulet ressemblait à une Flamande deRubens.

Et Paul Freneuse, qui aimait les maîtres detoutes les écoles, quoiqu’il préférât les maîtres italiens, PaulFreneuse admirait vivement les charmes de la splendide héritièrequi lui avait fait l’honneur de lui accorder beaucoup de valsesdepuis le commencement de l’hiver.

Car Mlle Marguerite était unehéritière. Après avoir été dans les affaires – c’est l’expressionconsacrée pour désigner un homme qui s’est enrichi par laspéculation, – son père jouissait d’une belle fortune,honorablement acquise, disait-on, et n’avait pas d’autre enfant. Samère était morte en lui laissant deux cent mille francs dont elledevait entrer en possession à sa majorité.

M. Paulet, propriétaire de trois maisonsà Paris, passait pour avoir soixante-dix mille livres de rente, etdevait en laisser davantage après lui, car il faisait chaque annéedes économies, quoiqu’il vécût sur un pied très respectable.

Sa fille aimait le monde ; il l’y menaitsouvent, et il aimait aussi à recevoir. Il donnait notamment desdîners exquis, et il y invitait Paul Freneuse, qui les acceptaitavec plaisir, moins pour la supériorité de la cuisine que par goûtpour la beauté de Mlle Marguerite.

Et il y était allé si souvent cet hiver-là,que, ne pouvant pas les rendre, puisqu’il vivait en garçon, ilcherchait depuis longtemps une occasion de faire à Monsieur etaussi à Mlle Paulet ce que l’on nomme unepolitesse.

Or, au dernier dîner, Mademoiselle, qui étaitplacée à table à côté de Paul Freneuse, avait exprimé le désir devoir les Chevaliers du brouillard, un drame qu’on venaitde reprendre à la Porte-Saint-Martin.

Et Paul Freneuse, qui savait que les plusriches bourgeois de Paris ne dédaignent nullement d’aller gratis auspectacle, Paul Freneuse avait pensé tout de suite à envoyer uneloge. Il s’était bien gardé de l’offrir, mais il s’était renseignéadroitement sur l’emploi que M. Paulet comptait faire de sesprochaines soirées, et ayant su que celle du surlendemain n’étaitpas prise par une invitation mondaine, il s’était procuré une belleloge de premières, non pas en la payant, ce qui aurait pu froisserla délicatesse de M. Paulet, mais en la demandant à unjournaliste de ses amis.

Et cette soirée était précisément celle dujour de la mort de l’infortuné Mirza. Binos, son assassin, venait àpeine de sortir de l’atelier, lorsque Freneuse reçut un gracieuxbillet de M. Paulet qui le remerciait et le priait instammentde venir le rejoindre dans la loge où il comptait amener safille.

L’artiste n’était guère en disposition degoûter le plaisir de passer quelques heures en la charmantecompagnie de mademoiselle Marguerite.

La tragédie de l’omnibus l’avaitattristé ; les projets de Binos l’inquiétaient. Il sereprochait déjà de lui avoir promis de se taire sur la découvertede cette épingle empoisonnée qu’il aurait dû remettre aucommissaire de police avec explications à l’appui. Il commençaitmême à craindre de se trouver compromis tôt ou tard par quelqueindiscrétion de son imprudent camarade.

Cependant, sous peine de passer pour unmalappris, Freneuse ne pouvait guère se dispenser d’entrer authéâtre et d’aller saluer le père et la fille qui exprimaient ledésir de l’y voir.

Et d’ailleurs, c’était là une excellenteoccasion de chasser les papillons noirs qui le tourmentaient.

Il se décida donc à s’habiller, et vers sixheures, comme il faisait un temps sec, il sortit à pied pour s’enaller dîner sur les grands boulevards, dans un cercle dont ilfaisait partie et où on le voyait assez rarement.

Les convives, par hasard, n’étaient pasennuyeux, et leur gaieté dérida bientôt Freneuse, qui, au fond,n’avait pas de chagrins sérieux. Il causa beaucoup, sur des sujetsqui lui plaisaient, et quand vint le moment de s’acheminer vers laPorte-Saint-Martin, il avait complètement oublié sespréoccupations. Il ne pensait plus qu’àMlle Paulet, et il se préparait à être aimable.

Mais il était écrit que le hasard d’unerencontre lui rappellerait le déplaisant souvenir d’une sombreaventure.

En arrivant devant le péristyle du théâtre, ils’arrêta un instant pour achever un excellent cigare, et il ne futpas peu surpris de s’entendre interpeller en ces termes :

– Pour sûr, je ne me trompe pas. C’estbien vous.

La personne qui s’adressait à Freneuse étaitune grosse femme, coiffée d’un foulard et ceinturonnée d’unéventaire chargé d’oranges.

Freneuse ne la reconnut pas tout d’abord, maiselle ne lui laissa pas le temps de chercher.

– Vous ne me remettez pas, reprit-elled’une voix enrouée. Moi, je vous reconnais bien. C’est vous quiétiez en face de moi, hier soir, dans l’omnibus de la Halle auxvins.

– Ah ! très bien, je me souviensmaintenant, balbutia l’artiste ébahi.

D’ordinaire les gens que le hasard vous donnepour compagnons de voyage dans les voitures de transport en communne s’arrêtent pas pour vous adresser la parole quand ils vousrencontrent le lendemain dans la rue.

Évidemment, si cette commère interpellaitFreneuse sur le trottoir du boulevard Saint-Martin, c’est qu’ellevoulait lui parler du triste événement qui était arrivé pendant letrajet.

Et cependant, elle n’était plus dans l’omnibusquand on s’était aperçu que la jeune fille était morte. Comment sefaisait-il donc qu’elle fût si bien informée ? Elle ne tardaguère à s’expliquer.

– Dites donc, commença-t-elle, en v’làune histoire… C’te petite, hein ? elle avait passé en route.Qui est-ce qui aurait dit ça ? Moi, j’aurais mis ma main aufeu qu’elle sommeillait. Ça a dû vous faire un drôle d’effetd’avoir porté une morte, sur votre épaule, sans vous en douter.

– Comment ! vous savez…

– C’est au bureau de la place Pigallequ’ils m’ont dit ça, ce matin. Je prends tous les jours la voiturepour aller acheter mes oranges rue des Halles… ça fait que tous lescontrôleurs de la station me connaissent… et quand ils m’ontraconté qu’il y avait un grand brun qui avait aidé à descendre lecorps, j’ai deviné tout de suite que c’était vous… c’est pas bienmalin, vu qu’il n’y avait pas d’autre homme que vous dansl’intérieur.

– Ce qui est plus fort, c’est que vousvous soyez rappelé ma figure, murmura Freneuse.

– Oh ! moi, quand j’ai vu une tête,je ne l’oublie jamais. Ainsi, tenez, le particulier qui était assisà côté de la petite et qui a cédé sa place, vous croyez peut-êtreque je n’ai pas fait attention à lui. Il n’est pas resté avec nouscinq minutes. Eh ben, si je le rencontrais, je n’aurais pas besoinde le regarder beaucoup pour dire : « C’estlui. »

« Si Binos était là, se dit Freneuse, ilse lierait avec cette marchande d’oranges, et il sortirait tous lesjours avec elle, dans l’espoir d’utiliser sa mémoire des visages.Je n’ai pas la moindre envie d’en faire autant, mais je suiscurieux de savoir ce qu’elle pense de l’aventure d’hier. »

Et il reprit tout haut :

– Alors vous reconnaîtriez aussi la damequi a profité de la complaisance de ce monsieur ?

– Ah ! celle-là, non, par exemple.Elle n’a pas seulement montré le bout de son nez. Avec les voilesqu’elles se mettent à présent, c’est pire que si elles étaientmasquées. Ça devrait être défendu de se cacher comme ça… parce que…une supposition qu’une femme aurait fait un mauvais coup… une foispartie, pas moyen de mettre la main dessus… Tiens ! ça merappelle que l’employé m’a dit que, sur le moment, vous vous étiezmis dans le toupet que la petite avait été tuée en route ;avec quoi donc qu’on l’aurait tuée, je vous demande un peu ?Paraît qu’elle n’avait pas seulement une écorchure.

– Oui… mais cette mort m’avait paru siextraordinaire…

– C’est vrai qu’elle n’a pas faitbeaucoup de bruit. Qu’est-ce que vous voulez ! À cet âge-là onn’a pas la vie dure.

– Alors, vous ne croyez pas que savoisine…

– La dame dont personne n’a reluqué lafrimousse ? Allons donc ! si elle lui avait fait du mal,nous l’aurions bien vu. Et puis, c’est pas tout ça. Les médecinsont examiné le corps de la petite, et ils n’ont rien trouvé. Moi,ça ne m’étonne pas qu’elle ait fini sans souffler. Sa figure depapier mâché disait bien qu’elle était malade.

– Sa figure… vous l’avez donc vue ?…Elle était pourtant voilée aussi.

– C’est vrai, je ne vous ai pas encoreconté que je suis entrée à la Morgue… je savais qu’elle y était… etde la pointe Sainte-Eustache à la pointe Notre-Dame, il n’y a pasloin… pour lors donc, j’ai été regarder comme les autres… onfaisait queue à la porte… dame ! ça se comprend… on n’y exposeguère que des noyés, et ça n’est pas joli, un noyé… tandis que lapetite était belle comme le jour, et la mort ne l’a pas changée…elle a l’air de dormir.

» Aussi, je l’ai reconnue… ça n’a pas étélong.

– Vous la connaissiez donc ? s’écriaFreneuse.

– Je crois bien que je laconnaissais ! dit la grosse femme. Je l’ai rencontrée dix foisau marché de la place Saint-Pierre, à Montmartre. Faut vous direque moi, je reste chaussée Clignancourt.

– Alors vous savez qui elleétait ?

– Pour ça, non, vu que je ne lui aijamais parlé. Vous comprenez qu’à mon âge on ne potine pasavec des jeunesses… surtout quand on ne sait pas à qui on aaffaire. Mais pour ce qui est de l’avoir vue, ah ! oui… et jevivrais cent ans, que je n’oublierais jamais sabinette.Elle vous avait des yeux noirs qui brillaient… queça vous aurait donné envie d’y allumer votre cigare… et une peauveloutée comme du satin blanc… pas de couleurs, par exemple… onaurait dit qu’elle n’avait pas une goutte de sang dans lesveines…

Freneuse avait eu un instant d’émotion. Il nes’était pas, comme son ami Binos, passionné pour le métier dechercheur, mais le mystère de l’omnibus le préoccupait beaucoupplus qu’il ne se l’avouait à lui-même, et il avait cru que lamarchande d’oranges allait l’éclaircir. Mais le renseignement qu’ilespérait n’était pas venu.

Il se dit cependant qu’il y avait peut-êtrequelques utiles informations à tirer de cette dondon, et ilreprit :

– Mais si elle venait souvent à ce marchéde Montmartre, c’est qu’elle habitait le quartier.

– Oh ! ça, c’est sûr, répondit lacommère.

– Et peut-être que, parmi les marchandsqui lui vendaient, quelques-uns pourraient dire dans quelle rue etmême dans quelle maison elle demeurait.

– C’est bien possible, mais pourtant çam’étonnerait. Ils n’ont pas dû faire attention à elle, car elle neleur achetait pas grand’chose. Des œufs, des légumes, de la salade.Elle ne dépensait pas trente sous par jour. Alors, vous comprenez,une pratique comme celle-là, ça ne comptait pas. Et, avec ça, elleétait fière comme une petite reine. Elle ne leur parlait que pourleur demander : « Combien ? » Et quand elletrouvait que c’était trop cher, elle ne marchandait pas ; elles’en allait sans dire un mot.

– Cependant elle ne devait pas êtreriche ?

– Riche ? oh ! non. Je luivoyais toujours le même caraco tout râpé et une robe de laine noireusée jusqu’à la corde.

– Et elle était toujours seule ?demanda Freneuse, qui se laissait aller malgré lui à poursuivrel’enquête comme un simple Binos.

– Toujours. Les bonnes qui venaient aumarché avec leur connaissance se moquaient d’elle parcequ’elle n’avait pas d’amoureux.

– Jolie et sage… c’est rare… surtoutquand une jeune fille n’a pas de fortune, pas de parents, etqu’elle est obligée de travailler pour vivre.

– Des parents, je pense bien qu’elle n’enavait pas… mais j’ai dans l’idée que ce n’était pas uneouvrière.

– Que croyez-vous donc qu’ellefaisait ?

– Elle devait donner des leçons à vingtsous le cachet… et ce métier-là ne rapporte guère.

– Alors, elle allait chez beaucoup degens, et il se trouvera bien quelqu’un qui reconnaîtra soncorps.

– Savoir ! répondit la grosse femmeen haussant les épaules. Tout le monde n’entre pas à la Morgue, etl’exposition ne durera que trois jours.

– Mais vous y êtes entrée, vous… et sansdoute vous avez dit au greffier tout ce que vous venez de meraconter.

– Moi ! Ah ! il n’y a pas dedanger. J’ai pas de temps à perdre. Faut que je fasse mon commerce.Pensez donc que j’ai mon homme qui est dans son lit depuis quatremois, avec un rhumatisse qu’il a attrapé en travaillant deson état de débardeur. Si je ne le nourrissais pas, qui doncqui le nourrirait ? Et si j’avais conté mon affaire augardien, j’en aurais eu pour deux heures, et demain j’aurais encoreété obligée d’aller causer avec le chien du commissaire…Merci ! D’abord, à quoi queça aurait servi ? Jene sais pas le nom de la petite, ni son adresse.

Freneuse était bien obligé de confesser que lamarchande n’avait pas tort. Il avait fait comme elle ; ils’était tenu à l’écart, quoiqu’il en sût long sur cette sinistreaventure.

– Ça n’empêche pas que, si vous aviezbesoin de moi, reprit la grosse femme, je suis à votre service…Virginie Pilou, chaussée Clignancourt, au coin de la rue Muller…vous n’auriez qu’à demander après moi chez le fruitier… Je voisbien que l’histoire de c’te pauvre fille vous intéresse… et jetâcherai de vous avoir des renseignements… pas plus tard que demainmatin, je parlerai d’elle dans tout le quartier. Maintenant,excusez, mon prince ; mais, pendant que je bavarde, je nevends pas mes oranges. C’est pas vous qui me les achèterez, pasvrai ? Ma marchandise n’est pas pour les messieurs.

Et laissant là Freneuse, la commère se remit àcrier :

– À trois sous, la belle valence ! àtrois sous !

Paul jugea qu’il serait inutile d’insister. Lamère Pilou ne lui aurait rien dit de plus, par l’excellente raisonqu’elle n’en savait pas davantage. Et d’ailleurs, il était tempsqu’il entrât au théâtre. Le premier acte était joué, et il tenait àarriver pour le second dans la loge où M. Paulet lui réservaitune place. En pareil cas, un manque d’empressement est presque uneimpolitesse. Or, l’entracte tirait à sa fin, et Freneuse trouvaitplus convenable de se présenter avant que la toile fût levée.

Il suivit donc les spectateurs qui rentraientaprès avoir fumé leur cigarette dehors ; il donna au contrôlele numéro de la loge, et il monta lentement l’escalier qui conduitau couloir des premières.

Il était sorti de son cercle dansd’excellentes dispositions d’esprit, prêt à prendre tout en bonnepart et à déployer son amabilité des grandes occasions. Mais larencontre de cette marchande d’oranges avait changé son humeur.Elle venait de le remettre en face des problèmes qui charmaienttant Binos et qui l’amusaient si peu. Il semblait en vérité quecette lamentable histoire de l’omnibus le poursuivît partout. Ilaurait voulu ne plus jamais en entendre parler, et tout le mondelui en parlait, même les gens qu’il ne connaissait pas.

Et ce qui l’agaçait surtout, c’était de ne paspouvoir s’en détacher, quoi qu’il fît pour cela. Elle l’intéressaitmalgré lui. Il avait beau se dire que la mort de cette jeune fillene le regardait pas et que les visées de son cher camaraden’avaient pas le sens commun, il prêtait involontairement l’oreilleaux propos d’une commère, il prenait plaisir à l’interroger, et lesrenseignements qu’elle lui fournissait à tort et à traverspiquaient sa curiosité.

– Décidément, c’est trop bête,murmurait-il en se faisant porter par la foule qui refluait dans lethéâtre ; je me crée des ennuis tout exprès, lorsque jen’aurais qu’à me laisser vivre, pour être parfaitement heureux.J’ai réussi à me faire un nom et à gagner beaucoup plus d’argentqu’il ne m’en faut. On me choie partout, et il ne tiendraitpeut-être qu’à moi de faire un très beau mariage, tout en épousantune personne qui me plaît. Qu’aurai-je besoin de m’embarrasser dessuites d’un événement auquel j’ai assisté par hasard ? C’estbon pour Binos, qui est un désœuvré et un extravagant, de chercherdes coquins introuvables. Moi, je puis mieux employer mon temps. Audiable les marchandes d’oranges et les épingles empoisonnées !Il s’agit ce soir de plaire à cette admirable créature qui a nomMarguerite Paulet ; quand je n’obtiendrais d’elle et de sonpère que la permission de faire son portrait pour le salon del’année prochaine, ce serait un succès qui me consolerait très biende ne jamais découvrir l’homme et la femme qui ont machiné ce crimeténébreux.

Tout en se tenant à lui-même ce discours trèssensé, Freneuse s’efforçait de fendre le flot humain quil’entourait, et n’y réussissait guère. Il avait justement devantlui un grand et vigoureux gaillard dont le large dos lui barrait lepassage, et qui semblait faire exprès de ne pas se presser pourimpatienter les gens qui venaient après lui.

Après plusieurs tentatives pour se glissercontre le mur et ce personnage, Freneuse finit par essayer d’unepoussée, afin de le décider à avancer un peu plus vite.

L’homme se retourna, en grommelant des motsimpolis, et montra ainsi son visage à l’artiste, qui éprouva en levoyant une sensation bizarre. Il lui parut que cet amateur dedrames à spectacle ressemblait au voyageur de l’impériale.C’étaient les mêmes traits taillés à coups de hache, les mêmesmoustaches grisonnantes, les mêmes favoris coupés militairement, lamême physionomie dure. Seulement, le costume était toutdifférent : au lieu d’un paletot-sac et d’un feutre rond, cemonsieur portait une redingote noire en drap fin et un chapeau desoie tout neuf.

Ses yeux examinèrent rapidement Freneuse, desyeux noirs très vifs, ombragés par des sourcils épais, et sansdoute il ne le jugea pas digne de sa colère, car, au lieu del’apostropher, il se remit aussitôt en position, et il accéléra sonallure, si bien qu’il se fit faire place et qu’il se perditpromptement dans le corridor de l’orchestre.

« On jurerait qu’il m’a reconnu et qu’ils’est dérobé, pensa Freneuse. Si Binos était ici et si je luicommuniquais mes impressions, il s’attacherait aux pas de cetindividu. Mais je ne suis pas Binos, et je ne vais pas m’amuser àcourir après lui. »

Sur cette sage réflexion, il continua sonchemin, et il eut moins de peine à gagner le premier étage, lesgens qui encombraient l’entrée ayant presque tous leur place auparterre.

Il chercha la loge, qui était une loge deface, et quand il l’eut trouvée, il appela l’ouvreuse, sans plussonger à la rencontre qu’il venait de faire.

La préposée au vestiaire et à la location despetits bancs accourut à la voix du monsieur bien mis quil’appelait, et l’introduisit dans la loge occupée depuis le leverdu rideau par le père et la fille.

Freneuse eut le plaisir de voir les joues deMlle Marguerite se colorer d’une rougeur qui luiparut de bon augure, et M. Paulet l’accueillit de la façon laplus flatteuse. Il prit la peine de se lever pour lui tendre lesdeux mains, et il avança lui-même un tabouret au nouveau venu, quine s’assit qu’après avoir payé son entrée par un compliment fortbien tourné, auquel la jeune fille répondit par un gracieuxsourire.

– Je savais bien que vous ne refuseriezpas de nous tenir compagnie, s’écria M. Paulet, et je vousremercie de nous consacrer votre soirée.

Ce propriétaire était un petit vieillardpropret, d’un aspect agréable et d’une tenue correcte. Il avait legeste prompt, la parole facile, l’abord engageant, et saphysionomie eût été sympathique, si elle eût été plus franche. Lesyeux la déparaient un peu ; ils ne regardaient presque jamaisen face, et ils avaient une mobilité inquiétante. Et puis, leslèvres souriaient trop, et le sourire était banal. Mais l’ensemblene déplaisait pas, et M. Paulet aurait fait un beau-père desplus présentables.

Mlle Marguerite, heureusementpour elle, ne lui ressemblait pas du tout. Elle tenait sans doutede sa mère sa taille, son teint et la grâce un peu nonchalante quidonnait à toute sa personne un charme particulier. Elle avait de larace, comme on dit, et M. Paulet était un bonhomme tout uniqui manquait un peu de distinction. Mais il admirait sa fille, etil se trouvait très bien comme il était.

Freneuse avait su lui plaire en le traitantavec des égards que les artistes ne prodiguent pas aux bourgeois.Il poussait la condescendance jusqu’à flatter sa manie qui était deparler peinture à tort et à travers. Il écoutait les appréciationsqu’il formulait gravement sur les maîtres anciens et modernes, etil ne dédaignait pas de lui donner la réplique.

Mlle Marguerite ne s’yconnaissait peut-être pas beaucoup mieux que son père, mais elleavait du tact, et elle savait gré à Freneuse de ne pas se moquer delui.

– Mon cher, dit de but en blancM. Paulet, vous arrivez tout à point pour nous mettre d’accordsur une question d’art.

– Je me récuse d’avance, dit modestementFreneuse ; je suis convaincu que vous avez raison et queMademoiselle n’a pas tort.

– Oh ! n’essayez pas de vous entirer par une défaite polie. Vous êtes très compétent pour déciderentre nous, et il faut absolument que vous nous donniez votre avis.D’abord, c’est à propos de vous que la difficulté s’est élevée.

– Je suis très fier d’apprendre que vouset Mademoiselle vous avez bien voulu penser à moi.

– Je vous prie de croire, mon cherFreneuse, que cela nous arrive souvent. Vous n’êtes pas de ceuxqu’on oublie, quand on vous connaît comme nous vous connaissons, etsi nous ne vous connaissions pas, nous connaîtrions du moins vosœuvres, qui valent bien la peine qu’on s’en occupe. Votre nom estdans toutes les bouches et dans tous les journaux.

» On parle partout du tableau que vousallez exposer cette année… ce sera le grand succès du Salon,m’a-t-on dit, et je le crois. Eh bien, c’est justement ce tableauqui a été le point de départ de notre différend…

– Mais, objecta timidement l’artiste, jeregrette que vous ne m’ayez pas fait l’honneur de venir le voir…vous auriez pu juger…

– Je sais ce que c’est… il n’est questionque de ça dans le monde artistique… une jeune chevrière de lacampagne romaine assise au pied du tombeau de… Metella… non, deCecilia… enfin, d’un tombeau… et même, entre nous, vous auriez puchoisir un sujet plus gai… parce que les tombeaux, voyez-vous… on abeau être amateur de peinture, on n’aime pas beaucoup à voir çadans son salon… ça nuira peut-être à la vente…

– Oh ! il y a si longtemps queCecilia Metella est morte ! dit sérieusement Freneuse, quiavait bien envie de rire au nez de M. Paulet.

– C’est une excuse, mais il ne s’agit pasde cela. Je soutenais tout à l’heure à Marguerite que, vous autresartistes, vous aviez tort de vous entêter à reproduire sur vostoiles des Italiens et des Italiennes. Et je prétends que, pour lesmodèles de femme notamment, nos Françaises vous fourniraient destypes merveilleux.

– Vous avez mille fois raison, Monsieur,et je n’irais pas bien loin pour en trouver un, dit vivementFreneuse, en regardant Mlle Paulet.

– Là ! qu’est-ce que je tedisais ? s’écria M. Paulet. Freneuse trouve que tu feraisun modèle superbe.

– Je ne me vois pas très bien enchevrière de la campagne romaine, dit en riantMlle Marguerite.

– Vous seriez belle sous tous lescostumes, Mademoiselle, répliqua chaleureusement Freneuse.

– Encore faut-il que je puissereprésenter le personnage que vous avez choisi. Or, les Italiennesne sont pas blondes, que je sache, et j’ai le malheur de l’être. Lesoleil n’a pas doré mon teint, ni bruni mes cheveux, et mes traitsmanquent absolument de caractère.

– Bah ! dit M. Paulet, coupantla parole à Freneuse qui avait un compliment sur les lèvres, tu estrès bien comme tu es, et je connais beaucoup de gens qui sont demon avis.

– Je vous prie de me compter parmi cesgens-là, ajouta l’artiste, enchanté de saisir l’occasion d’affirmerson admiration pour la beauté deMlle Marguerite.

– Du reste, reprit le père, j’avoue queje ne peux pas m’extasier devant ces têtes que les artistes vontchercher si loin. Elles sont jolies, ma foi, vos Romaines, avecleur peau couleur de citron et leurs yeux cernés ! Et quellestenues ! Des loques qu’une cuisinière n’oserait pas se mettresur le dos pour se promener le mardi gras. Ça devrait être défendude sortir dans ces accoutrements-là.

– Vous êtes sévère pour ces pauvresfilles, murmura Freneuse. Il faut bien qu’elles fassent leurmétier, et, pour poser, elles ne peuvent pas s’habiller comme desgravures de modes parisiennes.

– Bon ! je comprends ça. Il faut dela couleur locale. Je sais ce que c’est, quoique je ne sois qu’unbourgeois. Mais si j’étais peintre, je m’y prendrais autrement.J’aurais un vestiaire chez moi, et quand j’aurais besoin d’uneFornarina quelconque, je choisirais une Française, et je n’auraisqu’à la déguiser pour en faire un modèle.

– Mais, mon père, ce ne serait pas dutout la même chose, dit Mlle Paulet. Le type est sidifférent !

– Laisse-moi tranquille avec ton type. Labeauté est la beauté, que diable !

Freneuse baissait la tête et ne disait mot. Iln’avait garde de discuter avec un homme qui proférait de tellesénormités, et il commençait à se demander s’il lui serait possiblede subir un beau-père aussi dénué de sentiment artistique.

Mais Marguerite avait deviné ce qu’il pensait,et elle le favorisa d’un regard qui lui fit oublier en un instantses préventions contre M. Paulet. Il disait tant de choses, ceregard ; il était tendre, presque suppliant. Il demandaitgrâce pour les fautes de goût d’un père qui ne ressemblait pas à safille.

– Du reste, reprit le capitaliste, j’aides raisons particulières pour détester les Italiennes.Figurez-vous, mon cher, que ces coquines-là pourraient bien mecoûter un bel héritage qui devrait me revenir… l’héritage de monfrère.

– Vraiment ? demanda Freneuse assezétonné. Je ne savais pas que vous eussiez un frère.

– Personne ne le sait, car il habite laprovince, et nous ne portons pas le même nom. Ma mère s’étaitmariée deux fois, et ce frère-là est de son second mariage. Mais jesuis maintenant son seul parent et, par conséquent, son seulhéritier, quoique je ne le voie jamais. Nous sommes brouillésdepuis longtemps, et il a imaginé de s’en aller vivre dans unepetite ville du Midi, sous prétexte que le climat de Paris ne luiconvient pas. Marguerite ne connaît pas son oncle.

– Ce n’est pas un motif pour qu’il vousdéshérite, murmura distraitement l’artiste, que ces renseignementsn’intéressaient guère.

– Non, mais voilà le malheur ! cetanimal-là, qui a toujours été un original de première classe,s’était imaginé dans sa jeunesse qu’il avait des dispositions pourla peinture, et il a passé quelques années en Italie à barbouillerdes toiles, dont la meilleure ne se vendrait pas quinze francs. Sisa succession ne se composait que de ses tableaux, il y a longtempsque j’en aurais fait mon deuil ; mais il est riche… aussiriche que moi, si ce n’est plus. Et il ne serait pas impossiblequ’il fît son testament au profit d’un enfant qu’il aurait eu jadisà Rome.

– Il s’était donc marié là-bas ?

– On l’a dit, mais ce n’est pas prouvé.On a prétendu qu’il avait fait la sottise d’épouser je ne saisquelle créature qui posait pour les peintres. Moi, je ne crois pasqu’il soit allé jusque-là. Seulement, il est libre de disposer desa fortune, et il est capable de la laisser à sa fille naturelle.Vous compreniez maintenant, mon cher Freneuse, pourquoi j’ai enhorreur les poseuses romaines.

» Et ce qu’il y a de plus curieux danscette histoire-là, reprit M. Paulet, c’est que mon nigaud defrère ne s’est jamais préoccupé de la jolie famille qu’il s’étaitcréée là-bas. Après avoir arrangé ses affaires pour finir sonexistence à Rome, il a changé d’avis tout à coup. Il lui a pris unelubie de rentrer en France, et il est allé s’établir à centcinquante lieues de Paris, dans un trou de campagne où il vit seulcomme un hibou.

» Lorsque je fus informé de cette bellerésolution, je lui écrivis pour lui proposer de nous réconcilier…je lui offrais de demeurer avec moi, et j’aurais fait volontiers lesacrifice d’aller le chercher dans son désert pour le ramener ici.Ah ! bien, oui ! Il me répondit une lettre fort sèche quirefusait toute espèce de raccommodement et même d’entrevue. Nous ensommes restés là depuis dix ans. Mais vous pensez bien que je lefais surveiller sans qu’il s’en doute. Son notaire a pris mesintérêts, et il me tient au courant. Or, j’ai su dernièrement queMonsieur mon demi-frère parlait de tester en faveur de personnesétrangères, et je suis fort inquiet. J’ai bien pris quelquesmesures préventives, comme par exemple de m’informer…

– Mais, mon père, interrompit doucementMlle Marguerite, je ne crois pas que ces détailsamusent beaucoup M. Freneuse.

» Et du reste, on va lever le rideau.Vous me permettrez bien de regarder et même d’écouter.

– Tu as raison, petite ; j’ai dûconsidérablement ennuyer notre ami en lui racontant mes affaires defamille ; mais il m’excusera. C’est pour ton bien que je mepassionne ainsi, car enfin la fortune de mon écervelé de frère doitte revenir après moi.

» Et puis, reprit M. Paulet enriant, je tenais à expliquer à ce cher Paul pourquoi je ne peux passouffrir les Italiennes. Ça ne m’empêchera pas d’aller un de cesjours voir son tableau.

Freneuse s’inclina en signe d’assentiment, etcomme le rideau remontait en ce moment vers les frises, il futdispensé de répondre.

À vrai dire, il avait à peine écoutél’histoire assez embrouillée que le père de Marguerite venait delui narrer ; mais il était bien obligé de reconnaître que laconversation de ce millionnaire manquait de charme, et qu’ilprofessait en matière d’art des opinions saugrenues. Freneuse ne sesentait pas de force à discuter avec lui le mérite des modèles quifont le voyage de Rome à Paris pour poser devant les peintresfrançais. Il aimait bien mieux admirer en silence la belle tête desa fille, qu’il voyait de trois quarts et qui semblait avoir étédécoupée dans une toile de quelque maître flamand.

L’artiste s’absorba dans cette contemplation àlaquelle Mlle Marguerite paraissait se prêter trèsvolontiers, pendant que M. Paulet, armé d’une énorme jumelle,lorgnait la salle, bondée de spectateurs et surtout despectatrices.

« Elle est splendide, pensait Freneuse enexaminant d’un œil de connaisseur les lignes de ce profil sipur ; et je crois qu’elle a de l’intelligence et du cœur.

» Celui qu’elle aimera ne sera pasmalheureux, et après tout, celui qui l’épousera ne sera pas forcéde vivre avec le père. J’aimerais mieux qu’elle fût moins riche etque ce père fût moins bourgeois. Il a des idées quim’horripilent ; et je m’étonne qu’il ne s’aperçoive pas quenous ne pourrions nous accorder sur rien. Il me témoigne assez queje lui plais, et je me demande pourquoi, car je n’ai rien fait pourcela. Peut-être n’est-il pas fâché de me montrer à ses amis, commeon exhibe un oiseau rare ; c’est un genre de vanité assezrépandu parmi ses pareils. Ils aiment à se poser en camarades desartistes. Et cependant, non ; il me semble qu’il y a quelquechose de plus, et que ses avances ont un but. Il n’agirait pasautrement s’il songeait à faire de moi son gendre. Pour moi, laquestion est de savoir d’abord si je plais à sa fille, car je netiens pas à m’aventurer sur ce terrain-là pour aboutir à unedéception. Je ne suis pas encore amoureux deMlle Marguerite, mais je ne tarderais guère à ledevenir, si je passais beaucoup de soirées à côté d’elle. Il fautque je profite de celle-ci pour risquer un essai. »

Tout en se tenant à lui-même ce discours trèssensé, Freneuse dévorait des yeux Mlle Paulet, quiavait l’air de prêter toute son attention à la pièce, mais quis’apercevait fort bien de l’effet qu’elle produisait sur son jeunevoisin. Il vint un moment où elle se sentit gênée par cettepersistance à la dévisager ; pour y mettre fin, elle empruntala lorgnette de son père, et elle la braqua sur Jack Sheppard quientrait en scène.

Freneuse comprit l’intention et se mit àregarder les fauteuils d’orchestre, uniquement pour se donner unecontenance.

Mais ses yeux s’arrêtèrent bientôt sur unhomme qui se tenait debout, adossé au mur de l’avant-scène durez-de-chaussée, au premier rang des fauteuils.

Cet homme n’aurait peut-être pas attirél’attention de Freneuse, quoiqu’il se tînt debout alors que tousses voisins étaient assis, mais justement il regardait la loge oùtrônaient sur le devant M. Paulet et sa fille. Les yeux del’artiste, qui étaient excellents, rencontrèrent ceux du spectateurde l’orchestre, et il le reconnut aussitôt.

C’était le monsieur qu’il avait heurté dansl’escalier, après avoir franchi le contrôle, et qui lui avait paruressembler vaguement au voyageur de l’impériale.

Cette fois, Freneuse put l’examiner tout à sonaise, car la figure se présentait de face, en pleine lumière, et ilne s’en priva point, n’ayant rien de mieux à faire, pendant queMlle Paulet s’amusait à lorgner les acteurs et lesdécors.

Il prenait moins de plaisir à dévisager cetinconnu qu’à contempler la belle Marguerite ; mais sacuriosité était excitée par ce problème vivant, et il se mit àfaire de grands efforts de mémoire pour se rappeler les traits del’homme entrevu la veille dans l’omnibus.

Il y parvint à peu près, et il constata denouveau la ressemblance ; mais il n’arriva point à unecertitude absolue. Paris est plein de gens qui portent la moustacheen brosse et les favoris coupés au niveau de l’oreille. La tailleétait la même, la carrure aussi, et une certaine brusquerie dansles mouvements. L’individu avait de temps à autre des gestessaccadés qui paraissaient s’adresser à quelqu’un. Pas aux personnesqui occupaient la loge de Freneuse, car ni le père ni la fille neprenaient garde à l’insignifiant individu qui les observait deloin.

Mais tout cela ne prouvait rien, et Freneuse,moins zélé que Binos, allait renoncer à poursuivre cet examen,lorsqu’il vit le monsieur de l’orchestre se pencher pour adresserla parole à une femme assise à côté de lui.

La chose en soi était toute naturelle, etcependant l’artiste eut aussitôt l’intuition que cette femme devaitêtre la créature qui avait joué de l’épingle empoisonnée.Conjecture hasardée, s’il en fut, et dont il lui était impossiblede vérifier la justesse, puisque la voisine de la pauvre morten’avait pas montré une seule fois sa figure pendant le trajet duboulevard Saint-Germain à la rue de Laval.

Cependant, aux premiers mots que lui ditl’homme qui se tenait debout, elle se retourna vivement, et elleleva la tête pour regarder la loge que cet homme venait sans doutede signaler à son attention.

La clarté du lustre tombait d’aplomb sur sonvisage, et Freneuse vit qu’elle avait de grands traits, assezréguliers, mais trop prononcés, et un teint légèrement couperosé.L’ensemble toutefois n’était pas déplaisant, et la physionomie nemanquait pas de distinction. L’âge devait flotter entre trente-cinqet quarante ans.

« Est-ce moi qu’elle regarde avec tant depersistance ? se demandait Paul. J’en doute, car c’est à peinesi elle peut me voir, étant placé comme je le suis. Et si ce n’estpas moi, c’est donc M. ou Mlle Paulet…Mademoiselle plutôt, car elle est assez belle pour qu’on laremarque… et cependant, c’est singulier… une femme qui vient voirun drame et qui reste en contemplation devant une jolie personne,au lieu de s’occuper du spectacle… »

M. Paulet, lui non plus, ne s’occupaitguère des exploits de Jack Sheppard au cabaret de la Pie borgne. Ilavait pris une pose triomphante, et nonchalamment adossé à lacloison de la loge, il étalait la grosse chaîne de montre quiserpentait sur son gilet et les boutons en diamant qui étoilaientsa chemise ; il cherchait dans la salle des figures deconnaissance, et il finit par aviser le couple cantonné dans uncoin de l’orchestre.

Aussitôt, la femme fit de nouveau face authéâtre, mais l’homme salua le capitaliste. Il ne le salua pas dela main, comme on salue un ami. Il s’inclina respectueusement, et,à cette distance, une politesse si humble était un peu bienridicule. M. Paulet y répondit par un signe de tête assezsec ; l’homme, satisfait sans doute d’avoir été vu, s’empressade s’asseoir et se mit à chuchoter avec sa compagne.

« Parbleu ! se dit Freneuse, il netient qu’à moi maintenant de savoir ce que c’est que ce personnagedont je me préoccupe depuis une demi-heure. »

Mlle Marguerite prévint laquestion qu’il allait adresser à son père. Elle venait de poser sajumelle, et elle avait vu l’échange de saluts.

– Qui est donc ce monsieur ?demanda-t-elle. Est-ce que vous le recevez chez vous ? Je neme souviens pas de l’y avoir jamais rencontré.

– Je le reçois, oui, quelquefois le matindans mon cabinet, répondit en se rengorgeant M. Paulet, maispas dans mon salon, et je me garderais bien de te le présenter.C’est un agent d’affaires.

– Qu’est-ce que c’est au juste qu’unagent d’affaires ? demanda distraitement la belleMarguerite.

– Ma chère enfant, ce serait un peu longà t’expliquer et cela t’intéresserait médiocrement, je suppose, desavoir que ces messieurs… je veux dire ces gens-là… soignent,moyennant rétribution, les intérêts qu’on veut bien leur confier…ils se chargent des recouvrements difficiles, des liquidationsembrouillées, des recherches de toute espèce… leur spécialité,c’est le contentieux…

– Voilà un mot qui ne m’apprend pasgrand’chose.

– Parce que tu ignores la langue desaffaires. Il est vrai que tu n’as pas besoin de la connaître,puisque je m’occupe et m’occuperai toujours des tiennes… tant queje vivrai du moins… après moi, ce soin reviendra à ton mari, qui,je l’espère bien, sera un homme laborieux et rangé.

» Quant à l’agent qui vient de sepermettre de me saluer à travers toute la salle, la première foisque je le ferai appeler, je le prierai d’être moins démonstratif enpublic. C’est un habile homme, et je le crois honnête, mais cen’est pas une raison pour qu’il se donne des airs de me connaîtredevant quinze cents personnes… d’autant que je devine sonintention… Saluer un capitaliste comme moi, c’est une réclame pourun pauvre diable comme lui. Je veux bien l’employer lorsque sesservices peuvent m’être utiles, mais je ne tolérerai pas qu’il sefamiliarise.

– Il est, dites-vous, expert dans sonmétier ? interrogea l’artiste.

– Oh ! très expert, à ce qu’onm’assure. C’est un négociant de mes amis qui me l’a recommandé. Jel’ai chargé récemment de certaines démarches assez délicates, et jen’ai pas encore eu le temps de le juger par les résultats, mais ilparaît qu’il n’a pas son pareil pour les renseignements…

– Alors, Monsieur, je vous serai trèsobligé de me mettre en relations avec lui. J’ai précisément unecréance à recouvrer, et mon débiteur a disparu… Si votre agentpouvait…

– Très bien. Dès que je le verrai, et cesera bientôt, je vous l’adresserai.

– Oh ! il est inutile que vouspreniez cette peine. Je lui dirai de passer chez moi, si vousvoulez bien me dire son nom.

– Son nom ? Ah ! diable !c’est que je l’ai oublié. Vous concevez que ces noms-là ne sont pasde ceux qu’on retient. Mais j’ai sa carte à la maison, et dèsdemain, vous saurez où il demeure.

– Je vous remercie d’avance, ditFreneuse, légèrement désappointé.

Il s’était flatté d’étonner Binos, en luirapportant une indication précise sur un individu qui ressemblaitau voyageur de l’omnibus, et il lui fallait attendre queM. Paulet voulût bien la lui envoyer, si tant était qu’il ysongeât.

– Tiens ! dit le capitaliste, onbaisse déjà le rideau. Ils font maintenant des actesscandaleusement courts. On n’en a pas pour son argent.

– Il me semble, mon père, que c’estseulement la fin d’un tableau, réponditMlle Marguerite. Oui… tenez ! on a frappétrois coups, et personne ne quitte sa place.

– Ça ne fait rien, nous allons pouvoircauser. Rien ne m’ennuie comme d’être obligé de chuchoter de peurde troubler le spectacle, dit Paulet qui aimait à déployer lessonorités de son organe.

Il avait une voix de basse profonde, la voixdu légendaire M. Prudhomme.

– Alors, mon cher Freneuse, reprit-il,vous placez de l’argent, puisqu’on vous en doit. C’est bien, c’esttrès bien, à votre âge, d’avoir des débiteurs, au lieu decréanciers. Je ne m’étais pas trompé sur votre compte. Vous vivezhonorablement, et ça ne vous empêche pas de faire des économies. Ilest vrai que vous devez encaisser des sommes folles. La peintureest en hausse, et vous avez la vogue. Est-il indiscret de vousdemander combien vous gagnez par an ?

– Mais… il me serait assez difficile depréciser un chiffre, balbutia Freneuse en rougissant un peu. Celadépend de bien des choses…

– Voyons ! dites à peu près.

– L’année dernière, j’ai encaissé près decinquante mille francs… et si je voulais faire des portraits…

– Vous gagneriez bien davantage. Il fauten faire, mon ami, il faut en faire. Je le disais bien. Il n’y apas aujourd’hui de meilleur état que le vôtre. Et un expert que jeconnais m’assurait l’autre jour qu’il va devenir encore plusproductif. L’Amérique commence à acheter, et…

L’ouvreuse coupa court aux appréciationsenthousiastes de M. Paulet. Elle entra discrètement, et elledit, en s’adressant à lui :

– Il y a là quelqu’un qui prie Monsieurde sortir un instant… quelqu’un qui apporte à Monsieur une dépêchetrès pressée.

– Une dépêche ! répétaM. Paulet. C’est bizarre. Je n’ai dit à personne que j’allaisà la Porte-Saint-Martin, et voilà qu’un télégramme vient m’yrelancer.

– Mais, mon père, votre valet de chambresait que vous êtes ici, dit Mlle Paulet.

– C’est vrai… je n’y songeais pas… ilsait même que j’attends des nouvelles importantes, et comme il estfort intelligent… vous permettez, mon cher Freneuse, que je vousquitte un instant… Marguerite va vous parler peinture… elle s’yconnaît mieux que moi.

Et M. Paulet suivit avec empressementl’ouvreuse, qui referma sur lui la porte de la loge.

C’était la première fois de sa vie queFreneuse se trouvait seul avec Mlle Paulet. Dans lemonde, les tête-à-tête sont rares. Quelques mots échangés au piano,en tournant les feuillets d’une partition, autour d’une table,pendant que la jeune fille versait de sa blanche main une tasse dethé au plus élégant des invités de son père.

L’occasion qu’un incident imprévu fournissaità l’artiste était excellente pour sortir des banalités ordinairesde la conversation, et il ne demandait qu’à en profiter.Mlle Marguerite, de son côté, la désirait sansdoute, car ce fut elle qui entama l’entretien sur un pied plusintime.

– Je crains que mon père ne vous aitchoqué, en vous forçant à préciser le chiffre de vos revenus,dit-elle de sa voix la plus douce. Il ne faut pas lui en vouloir.Il a pour l’argent une considération… que je n’ai pas dutout ; mais c’est pour moi qu’il y tient. Il m’adore, et ilprétend que je ne pourrais pas être heureuse sans une grossefortune… J’avoue que je comprends le bonheur d’une tout autrefaçon. Je ne serais pas fâchée que mon mari fût riche, mais jeveux, avant tout, qu’il me plaise.

– Et moi, Mademoiselle, je me consoleraistrès bien d’épouser une jeune fille sans dot, si je l’aimais.

– Alors, nous pouvons nous entendre, ditgaiement Mlle Paulet. Voyons si nous sommes aussid’accord sur le reste du programme. Comment faut-il être pour vousagréer ? Vous êtes peintre. Vous devez rêver un type.

– Je l’ai trouvé.

– Pourrait-on savoir où ?

– Allez-vous quelquefois au musée duLouvre ?

– Pas souvent. Mon père n’aime que lestableaux modernes… et il y a des jours où je suis de son avis.

– Priez-le de vous conduire dans lagrande galerie, et cherchez dans la cinquième travée à gauche unportrait peint par Rubens. Le maître est mort depuis des siècles,mais la femme qui lui a servi de modèle est vivante… vous laconnaissez… et je n’aurai pas besoin de vous dire son nom quandvous aurez vu cette merveilleuse toile… La ressemblance estfrappante… et vous saurez alors comment est fait mon idéal.

– Mais… si je ne me trompe, Rubens n’apeint que des Flamandes… et les Flamandes sont blondes.

– Mon idéal est blond.

– C’est singulier. Vous ne faites jamaisque des brunes.

– Parce que les poseuses brunes courentles rues… on n’a que l’embarras du choix… tandis que les blondessont rares comme les perles fines.

– Le fait est que l’Italie n’en fournitguère. Alors, si je consentais à vous servir de modèle…

– Je serais trop heureux,Mademoiselle.

– Mais… il faudrait aller tous les joursdans votre atelier.

– M. votre père pourrait vous yaccompagner.

– Oh ! il ne demanderait pas mieux.Seulement…

– Quoi donc ?

– Je voudrais être sûre de n’y rencontrerpersonne… pas d’Italiennes brunes, surtout… Je n’ai pas les mêmesraisons que mon père pour les détester, mais j’ai un gros défaut…,je suis horriblement jalouse.

Pour le coup, c’était bien une déclaration, etl’artiste, qui sentait toute la portée de ce langage significatif,allait accentuer le sien, lorsque M. Paulet rentrabrusquement.

– Mon cher ami, dit-il d’un air agité,vous voudrez bien m’excuser. Ma fille et moi nous sommes obligés devous quitter. La dépêche qu’on vient de me remettre m’annonce quemon frère est mort aujourd’hui à trois heures.

– Croyez, Monsieur, que je prends bienpart à votre douleur, balbutia Freneuse.

– La dépêche m’annonce qu’il medéshérite. Ce que je craignais est arrivé. Il laisse toute safortune à je ne sais quelle coureuse étrangère. Mais quoique jen’aie pas sujet de bénir sa mémoire, je ne puis pas rester authéâtre. Ce serait indécent. Viens, Marguerite. Mon valet dechambre va faire avancer une voiture, et nous allons finir notresoirée à la maison.

Freneuse, surpris et un peu troublé par cettenouvelle, s’était levé et se tenait debout sur le devant de laloge. Mlle Paulet s’était levée aussi, et saphysionomie exprimait non pas une profonde douleur, mais unecontrariété très vive.

Évidemment elle était beaucoup moins affectéede la mort d’un oncle qu’elle n’avait jamais vu, qu’elle n’étaitvexée de quitter si vite une compagnie qui lui plaisait.

M. Paulet paraissait consterné, etassurément ce n’était pas son frère qu’il regrettait. Il leconnaissait à peine, et il ne l’aimait guère. Mais on a beau êtremillionnaire, on ne se résigne pas facilement à perdre unesuccession importante.

Freneuse envisageait surtout l’événement aupoint de vue de la suite de ses relations avec le père et la fille,et il lui semblait qu’il ne devait pas trop s’en affliger.L’héritage qui leur échappait aurait peut-être doublé leur fortune,et plus Marguerite serait riche, plus il y avait de chances pourque M. Paulet se montrât exigeant sur les avantages que songendre apporterait en mariage.

Mais ce n’était pas le moment de réfléchir. Lepère avait hâte de partir, et l’ouvreuse, avertie par lui,apportait le manteau et le chapeau de la jeune fille. Freneuse, nesachant trop que dire, les regardait, adossé à la cloison, et ilsformaient tous les trois sur le devant de la loge un groupe très envue.

C’était l’entracte, et dans la salle bien deslorgnettes furent braquées sur Mlle Marguerite.

– Restez, mon ami, dit M. Paulet àl’artiste qui se préparait à les accompagner jusqu’à leur voiture.Vous n’êtes pas en deuil, vous, et c’est bien le moins que vousprofitiez jusqu’au bout du spectacle qu’il nous faut quitter souspeine de manquer aux convenances sociales. Je vous assure que nousaimerions bien mieux finir notre soirée avec vous.

Et comme Freneuse faisait mine deprotester :

– N’insistez pas, mon cher, reprit lecapitaliste, vous me désobligeriez. D’ailleurs, nous nous reverronsbientôt. Dès que je serai débarrassé des soins que je vais avoir àprendre par suite du décès de mon malheureux frère, nous irons voussurprendre un jour dans votre atelier, je vous en préviens.

Freneuse n’avait plus qu’à s’incliner. Ilserra la main de M. Paulet ;Mlle Marguerite lui tendit la sienne, à l’anglaise,et elle souligna cette gracieuseté en lui adressant un sourireencourageant.

Freneuse resta seul, mais il avait de quoi seconsoler du départ de la belle, car ses affaires étaient en bonchemin, et il espérait bien qu’elles n’en resteraient pas là. Lepère venait de montrer les meilleures dispositions, et la fille, entrois minutes de tête-à-tête, venait de s’avancer aussi loin que lelui permettait la réserve imposée aux demoiselles par leuréducation.

« Cela devient sérieux, se disaitl’artiste, et je commence à croire qu’il dépend de moi de posséderavant peu une femme adorable et un beau-père orné de soixante-dixmille livres de rente. La question maintenant est de savoir si tousces bonheurs valent le sacrifice de ma liberté. Je n’en fais guèreusage que pour travailler du matin au soir, mais enfin je travailleà ma fantaisie, et si j’épouse Mlle Paulet, jeserai condamné à ne plus peindre que des blondes. Elle me l’asignifié.

» Pauvre Pia ! il me faudra luifermer la porte de mon atelier, et elle est capable d’en mourir dechagrin…

» Bah ! conclut Freneuse, j’en seraiquitte pour la renvoyer à Subiaco avec une jolie somme qui luiservira à trouver un bon mari là-bas, dans son pays. »

Tout en réfléchissant ainsi, il mettait sonchapeau pour s’en aller, car il ne tenait pas du tout à voir lasuite des Chevaliers du brouillard, et il regardaitvaguement la salle. Peu de spectateurs avaient quitté leur placeentre le tableau qui venait de finir et celui qui allait commencer.Aux fauteuils d’orchestre, tout le monde était assis, excepté unefemme. Celle-là se dirigeait vers la sortie, juste au moment oùl’on attendait le lever du rideau, et elle manœuvrait pourrejoindre un monsieur qui était debout à l’entrée du couloir et quilui faisait signe de se hâter.

– Tiens ! tiens ! murmuraFreneuse, l’agent d’affaires et sa compagne qui s’en vont au beaumilieu de la représentation. Pourquoi sont-ils donc si pressés dedéguerpir ? Serait-ce qu’ils m’ont aperçu dans la loge deM. Paulet ? C’est possible, car je suis resté assis dansle fond jusqu’au moment où le père et la fille se sont levés. Alorsils auraient donc peur de sortir en même temps que moi. Ehbien ! je vais déjouer leur calcul. J’arriverai au contrôleavant eux, et je les regarderai sous le nez.

» Ô Binos, que de sottises me fontcommettre les imaginations dont tu m’as farci lacervelle !

Sur cette invocation au rapin chercheur depistes, Freneuse se précipita dans le corridor et courut àl’escalier, sans prendre le temps d’endosser son pardessus, quel’ouvreuse venait de lui remettre.

Freneuse franchit quatre à quatre les marchesde l’escalier des premières loges, et il courut si bien qu’ildevança les deux êtres suspects qu’il tenait à dévisager deprès.

Il tenait aussi à voir sans être vu. C’estpourquoi, afin de se faire moins remarquer, il se précipita hors duthéâtre, et il prit position un peu à droite de la porte desortie.

Une minute après, l’homme et la femmeapparurent sous le péristyle. Ils se donnaient le bras, et ilss’arrêtèrent un instant sur le seuil.

L’homme regardait d’un côté ; la femmeregardait de l’autre.

« Bon ! pensa Freneuse, ils sedéfient, et ils n’osent pas mettre le pied sur le trottoir avant des’être assurés que je ne les guette pas. Décidément, ils ont peurde me rencontrer… Ah ! la dame a rabattu sa voilette… elle aeu tort, car maintenant elle me rappelle tout à fait la voyageusede l’omnibus… je crois, du reste, qu’elle ne m’a pas encore aperçu.Tiens ! la marchande d’oranges qui lesaborde ! »

En effet, la commère était venue se planterdevant eux et les harcelait d’offres bruyantes.

– À trois sous, la belle valence !criait-elle en leur barrant le passage avec son éventaire.Achetez-moi des oranges, mon prince. Rafraîchissez votre dame. Çavous coûtera moins cher qu’au foyer.

Ses propositions n’obtinrent aucun succès.L’homme la repoussa sans se gêner, et passa vivement. Il entraînasa compagne, et ils descendirent bras dessus, bras dessous, vers laporte monumentale qui a donné son nom au théâtre.

Freneuse quitta aussitôt son embuscade, et, entrois enjambées, il rejoignit la marchande, qui l’accueillit parcette apostrophe :

– Hein ! Le proverbe a jolimentraison, quand on parle du loup, vous savez… qu’est-ce que je vousdisais que je le reconnaîtrais, si je le rencontrais…

– L’homme de l’impériale ?interrompit Freneuse. C’est bien lui, n’est-ce pas ?

– Ah ! je vous en réponds, que c’estlui. Et la particulière qu’il trimbale me fait bien l’effet d’êtrecelle qui est montée hier soir à la Halle aux vins. Faut croirequ’il aura fait sa connaissance en descendant. Vous comprenez… illui avait cédé sa place. V’là ce que c’est que d’être poli avec lesdames. C’est égal… il n’est pas généreux, ce monsieur-là… il auraitbien pu faire goûter de ma valence à sa princesse. Ça ne l’auraitpas ruiné.

La grosse femme parlait toujours, et Freneuseétait déjà loin.

Fort de cette affirmation qui confirmait sessoupçons, il s’était lancé à la poursuite du couple qui filaitdevant lui. Il voulait absolument savoir où demeuraient cesgens-là, et il était décidé à les suivre jusqu’à leur domicile,afin de pouvoir indiquer le lendemain ce domicile à Binos, qui sechargerait de compléter l’enquête.

Il constata tout d’abord qu’ils se doutaientde ses intentions. La femme se retournait souvent, et l’hommemanœuvrait de façon à se dérober, en se mêlant aux spectateurs quisortaient du théâtre de la Renaissance pour prendre l’air pendantun entracte. Mais Freneuse, qui avait de bons yeux, ne les perdaitpas de vue.

Il avait de bonnes jambes, lui aussi, et ileût tôt fait de les rattraper. Mais comme il ne tenait pas à lesserrer de trop près, il ralentit le pas et se mit à les suivre àune distance convenable.

Sans doute ils le sentaient sur leurs talons,car ils ne se retournaient plus, et ils accéléraient leurallure.

Freneuse les vit tourner rapidement le groupedes omnibus qui stationnent près de la porte Saint-Martin, passerentre la porte et le faubourg, gagner le boulevard Saint-Denis, quicommence un peu au delà, et enfin aborder le large trottoir contrelequel s’alignait une longue rangée de voitures de place.

« Ils vont prendre un fiacre, c’estévident, se dit l’artiste ; diable ! je n’avais pas penséà cela… eh bien, mais… j’en prendrai un aussi. Je prétends ne leslâcher qu’à la porte de la maison qu’ils habitent. »

Freneuse ne s’était pas trompé. L’homme et sacompagne s’approchèrent d’une voiture et entrèrent en pourparlersavec le cocher, qui était descendu. La tête de la file touchait àla porte Saint-Denis, et le fiacre qu’ils avaient choisi était lecinquième, en commençant par la queue. Freneuse prit le dernier,pour ne pas attirer leur attention. Il mit la main sur la portière,et il fit semblant de chercher un cigare dans son étui, afin delaisser au couple suspect le temps de monter.

– Nous allons ? demanda le cocher,du haut de son siège.

– Vous voyez ce monsieur et cette damequi causent là-bas avec votre camarade ? Dès qu’ils serontdans la voiture, et qu’elle marchera, vous la suivrez.

– Compris. Alors, c’est à l’heure.

– Oui, et il y aura un bon pourboire, sivous ne restez pas en arrière.

– Me laisser distancer, moi unCamille, par une guimbarde de la Générale !Il n’y a pas de danger. Montez, Monsieur, et rapportez-vous-en àmoi pour ne pas perdre en route la particulière que vousfilez… je connais ces histoires-là, dit le cocher enchapeau blanc.

Freneuse, enchanté d’être tombé sur un hommeintelligent, observait du coin de l’œil le couple qui parlementaitun peu plus loin, et s’étonnait que le colloque durât silongtemps.

« La commère aux oranges avait raison,pensait-il. Ce monsieur de l’impériale est un ladre. Il marchandepour le prix d’une course. Ah ! il se décide à payer d’avance.Il met de l’argent dans la main du cocher… il ouvre la portière… ilfait monter la femme… et il monte après elle… Voilà le moment d’enfaire autant… ils croient qu’ils m’ont dépisté, et ils ne sedoutent pas que je vais leur donner la chasse. »

– Y sommes-nous, Monsieur ? demandale cocher. Les v’là emballés ; le camarade là-bas vient degrimper sur son perchoir, et il tape déjà sur son canassonpour le faire démarrer.

– Allez, dit Freneuse, et ne les serrezpas de trop près. Il ne faut pas qu’ils s’aperçoivent qu’on lessuit.

– Soyez tranquille. Ils n’y verront quedu feu.

Freneuse sauta dans la voiture, et, en mettantla tête à la fenêtre, il eut le plaisir de constater que l’autrefiacre venait de sortir du rang et roulait lentement sur lachaussée du boulevard.

Le Camille ne s’était pasvanté ; son cheval était bon, et il n’y avait pas besoin de lepousser pour qu’il conservât sa distance. Il vint se placer à dixpas du quatre-places de la Compagnie générale, et il s’ymaintint sans peine.

« Où vont-ils ? se demandaitFreneuse. Dans mon quartier, très probablement. Hier soir, l’hommeest descendu rue de la Tour-d’Auvergne et la femme rue deLaval. »

Il fut assez surpris de voir le fiacre qui lesportait obliquer à gauche et enfiler le boulevard deSébastopol.

– Je me trompais, murmura-t-il. C’esttout le contraire. Ils tournent le dos à Montmartre. Et, au fait,rien ne prouve qu’ils y demeurent. Ils avaient pris l’omnibus de laplace Pigalle pour faire leur coup… et après, ils ont bien purepasser les ponts pour rentrer chez eux. Peu m’importe qu’ilsaient leur domicile sur la rive gauche. J’ai toute ma soirée à moi.Ce ne serait pas la même chose, si j’étais marié.

Cette dernière réflexion lui rappelaMlle Paulet qu’il avait un peu oubliée depuis sasortie de la loge, et il se souvint aussi que le père de cetteadorable personne connaissait l’homme aux moustaches coupées enbrosse. Il le connaissait même fort bien, puisqu’il l’employaitcomme agent d’affaires.

« Parbleu ! se dit-il, je suis bienbon de me donner tant de peine. Je saurai quand je voudrai le nomet l’adresse de ce personnage. M. Paulet ne les avait pasprésents à la mémoire, mais ils sont inscrits sur son carnet, et ilm’a promis de me les donner. J’ai fort envie de lâcher lapoursuite, qui ne m’apprendra rien que M. Paulet ne puisse medire. »

Il leva la main pour tourner le bouton d’appelet arrêter le cocher, mais d’autres idées lui vinrent àl’esprit.

« Oui, pensa-t-il, M. Paulet me diratout ce qu’il sait ; mais il se peut que ce drôle se soitprésenté à lui sous un faux nom et en lui laissant une fausseadresse. Un homme de cette trempe est bien capable d’avoir deuxdomiciles. Et il est intéressant de vérifier si la donzelle quil’accompagne habite avec lui.

» D’ailleurs, quand verrai-jeM. Paulet ? La mort de son frère va lui apporter unsurcroît d’occupations qui ne lui permettra pas de me recevoir. Jen’oserai pas me présenter chez lui d’ici à quelques jours, et dansles circonstances où il se trouve, je ne puis pas décemment luiécrire pour lui demander un renseignement aussi insignifiant.

» Donc, je gagnerai du temps, si je mènejusqu’au bout la chasse que j’ai commencée, conclut Freneuse. Laquestion est de savoir où ce joli couple va me mener. De l’autrecôté de l’eau, ça devient très probable. Nous allons arriver à laplace du Châtelet, et le fiacre roule vers le pont au Change…toujours tout droit… S’il continue comme ça, il me conduira à labarrière Saint-Jacques, et nous n’y serons pas dans une heure, caril marche comme une tortue. »

C’était vrai. La voiture où le couple étaitmonté n’allait pas vite ; les deux chevaux qui la traînaientse prélassaient comme s’ils avaient suivi un convoi funèbre, et ily avait lieu de s’étonner que l’agent d’affaires eût choisi pourrentrer chez lui un de ces énormes fiacres, à deux banquettes avecune impériale à grille, qui ne servent guère qu’à transporter auxgares des chemins de fer les voyageurs encombrés de bagages.

Le respectable véhicule marchait si lentementque le cocher de Freneuse avait toutes les peines du monde àempêcher son cheval de dépasser le paisible attelage qui trottinaitdevant lui.

« Voilà des gens qui ne sont pas pressés,se disait l’artiste. Ça prouve bien qu’ils ne savent pas que je lessuis. Quelle figure ils vont faire quand ils me verront descendreen même temps qu’eux ! Mais, au fait… descendrai-je ? Ilme semble que ce serait tout à fait inutile, car je n’ai pas leprojet de leur demander des explications. Il me suffira de savoiroù ils logent, et, dès qu’ils seront rentrés chez eux, je rentreraichez moi. »

Ainsi qu’il l’avait prévu, le fiacre, aprèsavoir traversé la place du Châtelet, enfila le pont auChange ; mais, au lieu de continuer tout droit, il prit àgauche, par le quai de la Cité, et il arriva bientôt à la pointeNotre-Dame.

« Ah çà, est-ce qu’ils vont à laMorgue ? se demanda Freneuse, en reconnaissant l’édificemunicipal où l’on expose les morts anonymes. Ce serait un peufort ! mais non… à cette heure-ci, l’établissement est fermé…la voiture ne s’arrête pas… elle passe le pont de l’Archevêché…décidément, le couple habite la rive gauche… et probablement lemême quartier que Pia, car le fiacre roule maintenant sur le quaide la Tournelle. »

Il y roula si bien qu’il arriva cahin-caha aucarrefour qui termine le boulevard Saint-Germain, à l’entrée dupont Henri IV.

Là, le cocher mit ses bêtes au pas, obliqua unpeu à droite et les arrêta devant la porte d’une maison qui formaitl’angle du boulevard et de la rue des Fossés-Saint-Bernard.

Freneuse abaissa doucement la glace du devantet tira par la manche le Camille, qui se retourna et luidit à demi-voix :

– Si Monsieur veut me laisser choisir maplace, Monsieur pourra voir sans qu’on le voie.

En même temps, il manœuvrait de façon à venirse ranger le long du trottoir, derrière la première voiture. Ce futfait très vite, et Freneuse se colla aussitôt contre la portière,afin de ne pas manquer la descente du voyageur et de la voyageuse.À son grand étonnement, personne ne se montra. Le cocher du fiacreà quatre places venait d’attacher ses guides au garde-crotte etdescendait lourdement de son siège. Il débrida ses chevaux, leurattacha au cou la musette pleine d’avoine, et se mit à allumer sapipe sans se presser, comme un homme qui sait qu’il aura tout letemps de la fumer.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?murmura Freneuse. Ils sont arrivés à destination. Pourquoi nesortent-ils pas ? Est-ce qu’ils se douteraient que je lesguette ? Non, car, s’ils s’en doutaient, ils pousseraient plusloin pour tâcher de me dépister.

Au bout de cinq minutes d’incertitude etd’attente inquiète, le peintre entendit que le cocher disait toutbas :

– J’ai dans l’idée que la particulièrenous a joué un tour, et qu’il n’y a personne dans la boîte.

Cette réflexion fut un trait de lumière pourFreneuse. Il ouvrit la portière, sauta sur le trottoir ets’approcha du fiacre, plus fermé que jamais. Les glaces étaientlevées ; mais en regardant au travers, il lui fut facile des’assurer que l’intérieur était vide.

– Et vos pratiques, demanda-t-il entâchant de prendre un air dégagé, est-ce que vous les avez seméesen route ?

– Mes pratiques ? ricana le cocher,je les attends, mais je ne crois pas qu’elles viennent. Ça m’estégal, vu que je suis payé pour rester ici jusqu’à la demie de dixheures. Le quart vient de sonner, et quand mes bêtes auront finileur avoine, je rappliquerai au dépôt de la compagnie. Majournée est faite. J’ai eu cent sous de pourboire.

– Mais le monsieur et la dame qui sontmontés à la porte Saint-Martin ?…

– Tiens ! vous avez vu ça, vous… etvous les suiviez depuis là-bas ? Ah ben, ils vous en ont faitune bonne. Ils ontentré dans ma roulante d’uncôté et ils en ont sorti de l’autre. C’était convenu avecle bourgeois. Il m’a aboulé dix francs d’avance pour queje les laisse passer, sa bourgeoise et lui, et pour que je metrimbale jusqu’ici à vide. Histoire de vous faire courir à la Halleaux vins, pendant qu’ils se cavalaient sur les grandsboulevards. Je vois ça maintenant, et je crois que c’est pas lapeine que je pose devant c’te porte… ils ont pigé que vous mefiliez, et ils ne seront pas assez bêtes pour venir se faireprendre ici.

Freneuse sentit toute la justesse de ceraisonnement. Il ne dit plus mot, et il s’en retourna la têtebasse, honteux de s’être laissé berner, et jurant bien qu’on ne lereprendrait plus à suivre des pistes.

– Allons ! murmurait-il en regagnantsa voiture, chacun son métier. Je ne suis pas plus né pour faire dela police que Binos n’a été créé pour faire de la peinture. Mais jesuis bien sûr maintenant que l’homme et la femme étaient dansl’omnibus, hier soir. S’ils ne m’avaient pas reconnu, ilsn’auraient pas pris tant de peine pour m’échapper. Et s’ils mecraignent tant, c’est qu’ils n’ont pas la conscience nette.Heureusement, M. Paulet me donnera leur adresse, et alors,nous verrons.

» Place Pigalle, cocher, et dutrain !

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