Le Crime de l’omnibus

Chapitre 5

 

 

Pendant que l’entreprenant Binos et le sagacePiédouche trouvaient, par un de ces hasards qui n’arrivent qu’auxgens habiles, le domicile et le nom de la pauvre morte, lecapitaliste Paulet avait d’autres soucis que celui de poursuivreles auteurs du crime de l’omnibus, et cela pour plusieurs raisons,dont la première était qu’il ignorait complètement cettehistoire.

M. Paulet ne lisait guère que lesjournaux financiers, et lorsqu’il parcourait les feuillespolitiques, il passait dédaigneusement les faits divers.M. Paulet se piquait d’être un homme sérieux et nes’intéressait qu’aux choses sérieuses. Il se vantait de n’avoirjamais ouvert un roman, et si, depuis quelque temps, il sepréoccupait des artistes, c’est qu’il avait acquis la certitudequ’à notre époque le métier de peintre est un des plus lucratifsqui soient, lorsqu’on l’exerce avec succès.

Ce n’était pas sans peine qu’il s’était formécette conviction. Il avait passé sa vie à mépriser lesbarbouilleurs, comme il disait. Il les prenait pour desmeurt-de-faim – c’était son mot – ou pour des mange-tout destinés àfinir sur la paille. Mais un de ses amis l’avait renseigné sur letard. Cet ami, qui avait fait fortune en vendant des curiosités,des antiquités et même des tableaux, lui avait prouvé, par deschiffres et par des exemples, que les artistes en vogue gagnenténormément d’argent et que plusieurs deviennent millionnaires. Ilsne font jamais que des affaires sûres, disait l’ex-marchandd’objets d’art, et ils sont certains de ne jamais tomber enfaillite. Ce dernier argument avait beaucoup frappé M. Paulet,qui, pour rien au monde, n’aurait voulu exposer la fortune de safille à disparaître dans un désastre commercial. Or, il avaitjustement sous la main un peintre d’avenir qui vendait déjà sestoiles fort cher et qui était en passe de les vendre bientôt encoreplus cher, un garçon laborieux, économe et rangé, dont ilconnaissait les antécédents et la famille, bien tourné, bien élevéet bien posé dans le monde, un vrai phénix des gendres, qui, pourque rien ne lui manquât, plaisait à Marguerite.

M. Paulet avait donc jeté son dévolu surPaul Freneuse et n’attendait pour lui faire des ouvertures directesqu’une occasion qui ne pouvait pas manquer de se présenterprochainement. Peu s’en était fallu qu’au théâtre, pendant qu’onjouait les Chevaliers du Brouillard, l’entretien ne prîtune tournure décisive. Mais cet entretien avait été interrompu parun incident qui, depuis cette représentation troublée, avait faitpasser de bien mauvaises nuits au père de la blonde Marguerite.

La dépêche qui lui annonçait que son frèrevenait de mourir en le déshéritant était rédigée dans le stylehabituel des télégrammes, c’est-à-dire que l’expéditeur avait sibien économisé les mots qu’elle était à peine intelligible.M. Paulet avait télégraphié aussitôt pour demander desexplications complémentaires, et son correspondant, qui était lenotaire du défunt, lui avait répondu par cette phraselaconique : « Je pars demain pour Paris. »

Et M. Paulet attendait avec impatiencecet honnête notaire, qui avait toujours défendu ses intérêts et quiprobablement n’entreprendrait pas sans de graves motifs un si longvoyage. Le testateur était décédé à Amélie-les-Bains, une villed’eaux située au pied des Pyrénées orientales, à deux centcinquante lieues de la capitale. L’officier ministériel qui avaitrecueilli ses volontés dernières ne se serait certes pas déplacés’il ne s’était agi que de remettre au frère déshérité une copie del’acte qui le dépouillait.

Aussi M. Paulet vivait-il depuis troisjours dans les alternatives d’abattement et d’espérance qui luisemblaient bien pénibles. Il tenait à son repos presque autant qu’àla fortune, et ces incertitudes le troublaient au point de luifaire perdre appétit et le sommeil. Sa fille, beaucoup moins agitéeque lui, ne le reconnaissait plus. Il était devenu à peu prèsinabordable. Elle avait essayé de lui rappeler que Paul Freneuseattendait leur visite dans son atelier, et il l’avait fort malreçue. Il lui avait même déclaré nettement qu’il ne sortirait pasavant de s’être abouché avec le notaire, qui pouvait arriver d’uninstant à l’autre. Et Marguerite avait dû renoncer à le persuader.Elle se consolait en essayant des toilettes de deuil qui luiallaient fort bien.

M. Paulet ne quittait pas son cabinet. Ily passait son temps à compulser d’anciennes correspondances qu’ilavait entretenues avec son frère, avant leur brouille définitive.Il tâchait de découvrir dans ces lettres écrites pendant le séjourde ce frère en Italie, quelques indications relatives au mariagequ’il le soupçonnait d’avoir contracté à Rome, et il n’y trouvaitrien de positif. La grande question était de savoir si le défuntavait eu là-bas des enfants légitimes ou naturels, et surtout ceque ces enfants étaient devenus. M. Paulet faisait donc fairedes recherches qui n’avaient abouti jusqu’alors qu’à des résultatsincomplets, et depuis que son frère était mort, il lui tardait plusque jamais d’éclaircir ces points importants.

Le quatrième jour, après un déjeunermélancolique où Marguerite n’avait pas paru sous prétexte demigraine, le père déshérité venait de s’asseoir devant son bureau,lorsqu’un de ses domestiques vint lui dire qu’un monsieur demandaità lui parler.

– Comment s’appelle-t-il, cemonsieur ? demanda M. Paulet.

Et quand il sut que ce visiteur n’avait pasvoulu dire son nom :

– Je ne reçois pas les gens que je neconnais pas, reprit-il.

– Il annonce qu’il vient entretenirmonsieur d’une affaire très importante, murmura le valet dechambre.

« Oh ! oh ! pensaM. Paulet, si c’était le notaire de là-bas ? Cesprovinciaux ignorent les usages. Celui-là se sera figuré qu’onentre chez moi comme dans son étude… et il aura jugé inutile deremettre sa carte… »

– C’est bien. Faites entrer, dit-il àhaute voix.

Et il se leva pour recevoir ce personnage siimpatiemment attendu. Une minute après, la porte s’ouvrit, et unindividu entra, qui n’était ni notaire, ni provincial, cela sevoyait de reste.

– Comment ! c’est vous ! luidit le capitaliste en fronçant le sourcil. Je vous avais enjoint dene revenir qu’au cas où vous m’apporteriez des certitudes au lieude probabilités vagues.

– Je me suis conformé à vos ordres,Monsieur, répondit le visiteur. Vous ne m’avez pas vu depuisquelque temps, parce que je n’avais rien de nouveau à vousapprendre ; mais aujourd’hui j’en ai les mains pleines, decertitudes.

– C’est ce que nous allons voir. Maisd’abord rappelez-moi donc votre nom que j’ai complètement oublié,dit dédaigneusement M. Paulet.

– Blanchelaine, Monsieur ; AugusteBlanchelaine.

– Très bien. Je me souviens maintenant.Vous prétendez être agent d’affaires, et vous demeurez du côté dumarché Saint-Honoré ?

– Rue de la Sourdière, 74.

– En effet… je dois avoir noté votreadresse quelque part… mais elle m’était sortie de la tête… car toutrécemment quelqu’un me l’a demandée, et je n’ai pas pu la donner…vous feriez bien de me laisser votre carte.

– Je n’en ai pas sur moi… mais si vousvoulez bien m’indiquer l’adresse de la personne qui désire mevoir…

– Tout à l’heure… quand vous m’aurezcommuniqué les nouvelles que vous m’apportez… et d’abord, j’ai àvous dire que l’autre soir, vous vous êtes permis de me saluer authéâtre… à travers toute la salle, et que je ne vous ai pasautorisé à prendre avec moi de pareilles libertés.

– Vous ne me les aviez pasinterdites.

– C’est possible, mais je vous prie de nepas recommencer. Maintenant, voyons ce que vous avez à me dire. Oùen êtes-vous de vos recherches ?

– Elles sont terminées.

– Comment cela ?

– J’ai en main la preuve que BartolomeaAstrodi, décédée l’année dernière à Rome, avait eu, en 1862, unefille nommée Bianca.

– En 1862 ! répéta M. Paulet,dont le visage se rembrunissait à vue d’œil.

– Oui, Monsieur ; le 24 décembre.J’ai pu me procurer une copie de l’acte de baptême.

– Montrez-la.

– Je ne l’ai pas sur moi, mais je vous laremettrai quand le moment sera venu…

– Vous avez du moins ce que contientl’acte. Cette Bartolomea Astrodi était-elle mariée ?

– Non, Monsieur. Sa fille Bianca estdésignée comme étant née de père inconnu.

– Ah ! souffla M. Paulet,soulagé d’une inquiétude. Et qu’est devenue cette fille ? Ellea disparu sans doute ?

– C’est-à-dire qu’elle a quitté sa mère,dix ou douze ans après sa naissance. Mais sa mère a toujours su oùelle était. Au commencement de cet hiver, cette Bianca chantaitdans les chœurs au théâtre de la Scala, à Milan.

– Et… elle y est encore ?

– Non, Monsieur. Elle est partie pourParis, il y a un mois.

– Pour Paris ! Qu’y venait-ellefaire ?

– Chercher son père, qui était unFrançais.

– Allons donc ! s’écria lecapitaliste, visiblement troublé. C’est un roman que vous meracontez là.

– C’est la vérité, Monsieur. Je suisparfaitement renseigné, croyez-le, à telles enseignes que je puisvous apprendre le nom de ce Français. Il s’appelle Francis Boyer.Il a eu cette enfant à Rome, où il résidait alors. Il habitemaintenant le département des Pyrénées-Orientales.

– Ça ne vous regarde pas, dit brusquementM. Paulet. Je ne vous avais pas chargé de prendre desinformations sur le père.

– Non, mais je ne fais jamais les chosesà demi. En me renseignant sur sa fille, j’ai voulu savoir pourquoielle avait quitté son pays… et je l’ai su.

– Comment l’avez-vous su ?

– Cela, Monsieur, c’est mon secret. Si jerévélais à ceux qui m’emploient le mécanisme de ma profession, ilsn’auraient plus besoin de moi.

» Je le sais, je le prouverai… et je saisbien d’autres choses encore.

– Que savez-vous donc de plus ?demanda M. Paulet, en cherchant à prendre un airindifférent.

– Monsieur, dit Auguste Blanchelaine, jepourrais me retrancher dans des réticences et me borner à vousrendre compte de la façon dont je me suis acquitté de la missionque vous m’aviez confiée. J’étais chargé de prendre desrenseignements sur un enfant qu’aurait eu, il y a une vingtained’années, à Rome, une certaine Bartolomea Astrodi. Cesrenseignements, je vous les apporte, et je suis en mesure de lesappuyer de preuves authentiques. Il ne me resterait donc, si jevoulais m’en tenir là, qu’à vous réclamer le prix de mes peines etsoins.

– Je ne refuse pas de vous payer.

– J’en suis persuadé, mais vousn’apprécieriez pas mes services à leur véritable valeur, si je m’entenais là, et je crois que le moment est venu de jouer avec vouscartes sur table.

– Qu’entendez-vous par cesparoles ?

– J’entends que je n’ignore pas pourquoivous avez intérêt à savoir ce qu’est devenue la fille de la nomméeAstrodi qui posait pour les peintres.

– L’intérêt que j’ai ?… mais je n’enai aucun.

– Soyons sérieux, je vous prie. Si vousn’en aviez pas, vous ne m’auriez pas promis un billet de millefrancs contre informations précises.

» Eh bien, Monsieur, cet intérêt, je mesuis permis de le chercher, et je n’ai pas eu beaucoup de peine àle découvrir. Bianca Astrodi, fille de Bartolomea Astrodi, estvotre nièce.

– Ce n’est pas vrai !… je n’ai pasde nièce.

– Oh ! elle n’est votre nièce que dela main gauche… et, de plus, M. Francis Boyer, son père, n’estque votre frère utérin… votre demi-frère, comme on ditvulgairement. Vous n’en êtes pas moins son héritier naturel pour laportion de sa fortune qui lui vient de votre mère… et cette partvaut bien qu’on y tienne, car elle représente un capital trèsimportant.

– Et quand cela serait, s’écriaM. Paulet, l’existence de cette fille ne me toucherait guère.Vous venez de me dire vous-même qu’elle n’a pas été reconnue. Donc,elle n’a aucun droit à la succession.

– Aucun droit à la réclamer légalement,non, certes. Mais, Monsieur, vous ne l’ignorez pas, les frères nesont pas des héritiers à réserve. Rien n’empêche M. Boyer delaisser son bien au premier venu… ou à la première venue… parexemple, à la signora Bianca Astrodi. Il est même fort heureux pourcette demoiselle que M. Boyer ne l’ait pas reconnue, car iln’aurait pas pu disposer en sa faveur de la totalité de sa fortune.Ainsi l’a décrété notre code.

– Si mon frère avait eu l’intention defaire d’une étrangère sa légataire universelle, il se seraitinquiété de cette personne… et il n’a jamais cherché à la voir,depuis de longues années.

– Peut-être. Il a pu la perdre de vue etcependant ne pas l’oublier.

– Il aurait, du moins, exprimé le désirde la retrouver… Il aurait, d’une façon quelconque, manifesté sesintentions…

– Mais… il les a manifestées… et ce n’estpas sa faute s’il n’a pas revu sa fille.

– Vous en savez plus long que moi, à cequ’il paraît, dit avec humeur M. Paulet.

– Pas plus, mais autant, répondit aveccalme le sieur Auguste Blanchelaine. J’ai eu l’honneur de vous direque j’avais coutume d’élucider à fond les affaires qu’on veut bienme confier. J’ai donc dû me ménager des intelligences dans le paysoù s’est fixé M. votre frère, peu de temps après son retour enFrance.

» J’ai un correspondant àAmélie-les-Bains.

– Ah ! c’est trop fort… et jem’étonne de votre audace… Vous vous êtes permis de m’espionner, etvous osez me le dire en face… Prétendez-vous aussi que je vous payepour vous être mêlé de ce qui ne vous regardait pas ?

– Je ne prétends rien. Je me borne à vousexposer des faits. C’est à vous d’en tirer les conséquences.

– Allez au diable avec vosconséquences ! cria M. Paulet, emporté par la colère. Jen’ai que faire de vous maintenant ; mon frère vient demourir.

– Je le savais.

– Vous le saviez ?

– Oui, depuis hier. Et je sais encorequ’il vous a déshérité au profit de Bianca Astrodi.

– Vous allez peut-être me dire aussi quevous avez vu le testament ?

– Non. Et vous ne l’avez pas vu non plus.Mais le notaire qui l’a reçu a dû vous écrire. Vous êtes fixé.

– Que je le sois ou non, je n’ai plusbesoin de vos services.

– Mes services vous sont, au contraire,plus nécessaires que jamais. Que donneriez-vous à qui vousapporterait la preuve que Bianca Astrodi est morte ?

– Comment osez-vous dire que cette filleest morte ? Vous vous moquez de moi, je pense. Vous prétendieztout à l’heure qu’elle était à Paris.

– Eh ! mais, ricana Blanchelaine, onmeurt à Paris comme ailleurs.

– Et vous avez la preuve dudécès ?

– Je l’ai et je suis prêt à vous lafournir… pas pour rien, bien entendu.

– Je serais bien sot de vous la payer,car je n’ai pas besoin de vous pour me la procurer.

– Essayez.

– Il me suffira de compulser lesregistres des actes de l’état civil, dans toutes les mairies deParis.

– Libre à vous. Les gens qui meurent nesont pas toujours inscrits sous leur véritable nom.

 

– Si cette Astrodi l’a été sous un autrenom que le sien, comment pourrez-vous me fournir un acte de décèsqui établisse qu’elle est morte ?

– C’est mon affaire.

– Et alors même que vous me lefourniriez, à quoi me servirait-il ? Si cette Italienne ahérité, ses héritiers à elle hériteront.

– Assurément. Mais quel jour est décédéM. Francis Boyer ?

– Mercredi, à trois heures.

– Eh bien, si l’Astrodi était mortemardi, qu’arriverait-il ?

– Ça ne changerait rien à lasituation.

– Je croyais, Monsieur, que vousconnaissiez mieux votre code.

– Vous n’allez pas, je suppose, me faireun cours de droit. Et moi je n’ai pas de temps à perdre.Expliquez-vous clairement et finissons-en.

– Je ne demande pas mieux. Pour hériterde quelqu’un, il faut lui survivre, n’est-ce pas ?

– Sans doute.

– Donc, un testament fait au profit d’unmort est nul de plein droit.

– C’est évident, mais…

– Ce testament devient caduc…C’est le terme consacré.

– Et alors ?…

– Alors, c’est comme s’il n’existaitpas ; la succession revient tout entière aux héritiersnaturels.

– Vous êtes sûr de ce que vous avancezlà ?

– Absolument sûr ! Si vous endoutez, consultez votre notaire, ou votre avoué, ou n’importe quelhomme de loi.

– De sorte que, si cette fille estdécédée un jour avant mon frère…

– Un jour ou une heure, peu importe. Ellen’a pas pu hériter si elle est morte avant que la succession fûtouverte. C’est uniquement une question de date. Et pour latrancher, il suffit de produire les deux actes de décès.

– Celui de mon frère et celui de cettefille ?

– Précisément. Vous aurez quand vousvoudrez, si vous ne l’avez déjà, celui de M. Francis Boyer.C’est à vous de voir si vous tenez à vous procurer celui de BiancaAstrodi.

– Alors, vous venez me proposer de me levendre ?

– Mon Dieu, oui.

– Savez-vous, M. Blanchelaine, quevous faites là un singulier commerce ?

– En ce monde, on fait ce qu’on peut. Sij’étais propriétaire comme vous, je ne m’amuserais pas à êtremarchand de successions. Mais c’est un métier qui en vaut un autre,et mes clients n’ont jamais eu à se plaindre de moi ;vous-même, Monsieur, vous n’aurez qu’à vous en louer si, comme jel’espère, nous parvenons à nous entendre, car vous me devrez unebelle fortune, et il ne vous en coûtera qu’une somme relativementmédiocre. Je vous rappelle, d’ailleurs, que c’est vous qui êtesvenu me chercher.

– Pardon ! J’avais entendu parler devous par un de mes amis qui m’avait assuré que vous entrepreniez àforfait des recherches sur les personnes et que vous étiez unhabile homme. Je vous ai fait venir, et je vous ai chargé deprendre des renseignements sur la nommée Bartolomea Astrodi… maisje ne vous ai pas dit un seul mot qui eût trait à un héritage.

– Oh ! d’accord. Mais il auraitfallu que je fusse bien bête pour ne pas deviner qu’il s’agissaitde cela. Aussi ai-je commencé par m’informer des successions quevous pouviez avoir à recueillir éventuellement. Et je n’ai pas eubeaucoup de peine à établir votre situation et celle de votrefrère.

– Si j’avais su que vous procéderiezainsi, je ne me serais pas adressé à vous.

– Cela vous plaît à diremaintenant ; vous me permettrez de penser le contraire et devous remettre en mémoire une conversation que j’ai eu l’honneurd’avoir avec vous… pas la première ; la seconde… car vous avezbien voulu me recevoir deux fois. Au cours de notre dernièreentrevue, comme je vous demandais ce que j’aurais à faire sij’acquérais la certitude que Bartolomea Astrodi avait eu un enfant,vous vous êtes écrié que si cet enfant existait, il serait àsouhaiter qu’il mourût.

– Vous n’allez pas prétendre, j’espère,que je vous ai commandé de le tuer.

– Fi donc ! dit en haussant lesépaules le sieur Auguste Blanchelaine. Est-ce qu’un homme commevous donne de pareilles commissions à un agent qu’il emploie ?Il se borne à exprimer un souhait, et c’est ce que vous avez fait…Vous m’avez dit – je me rappelle textuellement vos paroles – vousm’avez dit : « Celui qui m’apprendrait que l’enfant decette Italienne est mort m’apporterait une bonne nouvelle ».Je me souviens très bien aussi que je vous ai répondu :« Les bonnes nouvelles se payent très cher » ; àquoi vous avez répliqué : « Je ne regarderais pas auprix ».

– Vous avez, Monsieur, une mémoireextraordinaire, grommela M. Paulet, visiblement troublé. Et ilme paraît qu’avec vous il faut prendre garde aux expressions qu’onemploie dans la conversation.

– Il faut prendre garde aussi à ce qu’onm’écrit. Je ne vous cacherai pas que j’ai soigneusement conservéune lettre signée de vous qui contient des instructions détaillées.Aux termes de cette lettre, je devais, au cas où Bartolomea Astrodiaurait laissé un enfant, m’informer de ce qu’était devenu cetenfant, et, lorsque je le saurais, faire tout ce qui seraitpossible pour l’empêcher de venir en France. Vous ajoutiez même quesi par hasard il y était venu et qu’il y fût encore, il fallait,par n’importe quel moyen, l’empêcher d’y rester. Vous entendez, parn’importe quel moyen ?

– Je sous-entendais : avouable, ditvivement M. Paulet. Si je n’ai pas ajouté le mot, c’est quecela allait de soi. Les honnêtes gens n’ont jamais recours qu’à cesmoyens-là, et je suis un honnête homme.

– Je n’en doute pas. Mais il n’en est pasmoins vrai que vous m’avez donné carte blanche pour vousdébarrasser d’une personne qui vous gênait.

– Me débarrasser n’est pas le mot… vouschoisissez singulièrement les termes que vous employez.

– Je choisis ceux qui rendent le mieux mapensée.

– Mais je vous somme de l’expliquer,votre pensée. On dirait, à vous entendre, que vous avez tué cettefille, et que vous cherchez à faire de moi votre complice.

– Vous allez trop loin, ricanaBlanchelaine. Je n’ai tué personne, je vous prie de le croire. J’aivoulu seulement vous montrer que je n’ai pas agi sans ordres et quej’ai travaillé pour votre compte. Du reste, cela tombe sous lesens. Je n’étais pas personnellement intéressé à ce que la fille deBartolomea Astrodi disparût.

– Disparût ! disparût ! vousvous plaisez à vous servir de locutions équivoques.

– En quoi, équivoques ? Cette jeunefille est morte. Quand on meurt, on disparaît.

– Mais enfin comment est-ellemorte ?

– Si je vous le disais, vous pourriezvous passer de moi, et c’est ce que je ne veux pas. Je me suisdonné assez de peine pour que vous me récompensiez convenablement.Songez donc à tout ce que j’ai fait depuis un mois. J’ai mené deuxou trois enquêtes à la fois, et je les ai menées à bien. Enquêtesur Bartolomea, la respectable mère de Bianca ; enquête surladite Bianca ; enquête sur M. Francis Boyer, votredemi-frère…

– Oh ! celle-là, je ne vous en saispas gré, dit entre ses dents M. Paulet.

– Je n’exige pas de vous de lareconnaissance, répliqua Blanchelaine avec une douceur ironique. Jeme borne à vous proposer de m’acheter l’acte de décès de BiancaAstrodi.

– J’entends bien, et, toutes réflexionsfaites, je refuse.

– Libre à vous, cher Monsieur. Serait-ilindiscret de vous demander de me faire connaître le motif de cerefus ?

– Nullement ; je refuse, parce quel’acte m’est tout à fait inutile.

– Vous voulez dire que vous vous passerezde moi pour vous le procurer.

– Pas du tout ; j’admets aucontraire que je ne parviendrai pas sans vous à me le fairedélivrer. Je me propose même de ne pas essayer.

– Alors, vous renoncez à la succession devotre frère. Voilà du désintéressement, ou je ne m’y connaispas.

– Pardon ! la légataire est morte,n’est-ce pas ?

– Morte et enterrée.

– Eh bien, elle ne viendra pas réclamerl’héritage.

– Non. Mais si vous réclamez votre part,on ne vous la délivrera pas. Le testament a été remis au présidentdu tribunal de l’arrondissement, et je vous réponds que leshéritiers naturels ne seront pas envoyés en possession, tant que lamort de Bianca Astrodi ne sera pas prouvée par une pièceauthentique. On nommera un curateur qui administrera la fortunejusqu’à présentation de la légataire ou de son acte de décès… Etcette fortune se capitalisera indéfiniment, car personne n’enjouira. C’est une consolation, je le sais, mais elle est maigre.Après ça, vous me direz que, dans trente ans d’ici, la prescriptionvous sera acquise… Non pas à vous… à vos petits enfants… carvraisemblablement vous ne serez plus de ce monde… et il se pourraitmême que Mademoiselle votre fille…

– Assez ! s’écria M. Paulet,poussé à bout par ces raisonnements irréfutables. Combien medemandez-vous pour me remettre cet acte ?

– À la bonne heure, s’écria Blanchelaine,vous devenez raisonnable, et nous allons enfin nous entendre, carje ne vous poserai que des conditions justes, et mes prétentionssont très modérées.

– Formulez-les donc, dit M. Pauletavec humeur.

– Très volontiers. Votre frère laisse àpeu près douze cent mille francs.

– Beaucoup moins que cela.

– Je suis certain que je ne me trompe pasde cinquante mille. Mes renseignements ont été puisés à bonnesource.

– Dans tous les cas, je n’ai droit qu’àla moitié de cette fortune.

– Je le sais. L’autre moitié revient auxhéritiers du côté paternel, puisque M. Boyer n’était que votrefrère de mère.

» Il y aurait même, soit dit en passant,une affaire à faire avec ces héritiers qui ont autant d’intérêt quevous à établir que la légataire universelle est morte. Je ne mesuis pas occupé d’eux, et je ne m’en occuperai pas. Mais vouspourriez, vous, en traitant avec eux, rentrer dans une partie devos déboursés, car il serait équitable qu’ils vous remboursassentla moitié de la commission que vous allez me payer.

– Peut-être, murmura M. Paulet, maispassons… énoncez un chiffre.

– Je pourrais exiger le partage égal,mais je me contenterai du cinquième… soit cent mille francs… vousvoyez que je calcule sur le minimum, car votre frère vous laisseplus près de six cent mille francs que de cinq cent mille.

– Cent mille francs ! vous avez lefront de me demander cent mille francs ! J’aimerais mieuxrenoncer à tout que de vous les donner.

– À votre aise, Monsieur, réponditfroidement Blanchelaine. J’aurai perdu mes peines, mais vousperdrez une fortune.

M. Paulet fit un geste de colère et semit à arpenter à grands pas son cabinet.

– Je n’ai pas le projet de chercher àvous convaincre que vous avez tort, reprit l’agent. Je vous engagecependant à réfléchir encore avant de prendre une résolutiondéfinitive ; car, si je sors de votre cabinet sans que noustombions d’accord, je n’y remettrai plus les pieds, je vous enpréviens. J’aime les affaires qui se décident promptement, et jen’ai pas de temps à perdre. Ce soir, celle dont je me suis occupépour vous sera rayée de mon répertoire, et vous me rappelleriezdemain que je ne me dérangerais pas.

– Mais enfin, Monsieur, dit en s’arrêtantbrusquement dans sa promenade le père de Marguerite, vous n’avezpas, je suppose, la prétention de toucher cent mille francsaujourd’hui ?

– Non, car je n’ai pas sur moi la copiede l’acte de décès. Donnant, donnant. Vous me les remettrez quandje vous apporterai… ou plutôt… vous allez voir à quel point je suisloyal… quand vous serez entré en possession de votre héritage.

– Sur cette base, nous pourrions nousentendre, si…

– Mais je veux un engagement écrit.

– Comment ! vous vous défiez demoi ?

– En aucune façon, mais les affaires sontles affaires. On ne sait ni qui vit ni qui meurt. Si par hasardvous veniez à manquer avant que tout fût réglé, j’aurais trèsmauvaise grâce à réclamer de Mlle Pauletl’exécution d’un traité qu’elle n’aurait pas conclu.

– Encore faudrait-il que je connusse laforme que vous entendez donner à ce traité, puisque vous qualifiezainsi une convention en dehors de tous les usages.

– Il me suffit qu’elle ne soit pasentachée d’illégalité. Vous reconnaîtrez tout simplement, par unacte sur papier timbré, qu’en rémunération de démarches entreprisespar votre ordre, vous me devez la somme de cent mille francs,payables le jour où vous toucherez la part qui vous revient dans lasuccession de votre frère. Il n’y a là rien d’immoral. Lestribunaux sanctionnent bien les engagements contractés avec lesagences matrimoniales.

– D’ailleurs, si je signe, je ne vousferai pas de procès, murmura M. Paulet. Est-ce tout ?

– Mon Dieu ! oui… sauf une conditionque vous accepterez, je n’en doute pas, et pour laquelle je mecontenterai d’une promesse verbale.

– Du quoi s’agit-il encore ?

– Je vous demanderai de me donner votreparole d’honneur de ne parler à qui que ce soit de nosarrangements.

– Oh ! si ce n’est que cela… je n’ainulle envie de m’en vanter.

– Sans vous en vanter, vous pourriez enentretenir quelqu’un de vos amis… par exemple, celui qui vous ademandé mon adresse.

– La personne qui m’a demandé votreadresse n’a rien à voir dans tout cela, dit M. Paulet. Mesaffaires ne l’intéresseraient pas, et je ne m’aviserai pas de leslui confier.

– Je le crois, répliqua le sieurBlanchelaine, mais je voudrais une certitude.

– Vous n’allez pas, je pense, exiger queje prenne, sur papier timbré, l’engagement de garder lesilence.

– J’ai déjà eu l’honneur de vous dire quevotre parole d’honneur me suffirait.

– Eh bien, je vous la donne.

– Je la reçois, et j’y compte. Oserai-jevous prier maintenant de m’apprendre le nom de votre ami… celui quidésire savoir où je demeure ?

– À quoi bon ? Vous ne le connaissezpas.

– Mais je serais charmé de faire saconnaissance. Sans doute il a besoin de mes services, et je vis demon état. C’est pourquoi je tiens à augmenter ma clientèle.

– Cela se conçoit, et je vous enverrai cemonsieur. Il s’agit de rechercher un débiteur.

– C’est ma spécialité, et je ferai de monmieux, si votre ami veut bien m’employer. C’est un négociant, sansdoute ? Un homme du monde ne s’adresserait pas à une agencepour rentrer dans une créance.

– Ce n’est pas un négociant ; c’estun peintre.

– Un peintre ! oh ! alors, jesais qui c’est. Vous étiez avec lui, l’autre soir, dans une loge authéâtre de la Porte-Saint-Martin. C’est Paul Freneuse.

– Ah ! murmura M. Paulet assezétonné. Est-ce que vous êtes en relation avec lui ?

– En relation, non. Mais on me l’amontré, et je le rencontre souvent dans la rue ou au spectacle.C’est une figure qu’on n’oublie pas quand on l’a vue… une figureessentiellement parisienne. Il a beaucoup de talent, et autant deréputation que de talent.

– Alors, il est inutile que je vous lerecommande.

– Tout à fait inutile. Je me mettraisvolontiers à sa disposition, si mes services pouvaient lui êtreutiles. Mais je vous serai particulièrement obligé de ne pas mel’envoyer.

– Pourquoi ?

– Parce que je ne crois pas qu’il aitsérieusement l’intention de recourir à moi. Un artiste créancier,c’est rare… Mais un artiste qui poursuit un débiteur, ça ne s’estjamais vu.

» Cette idée a pu venir à l’esprit deFreneuse, mais je parierais bien qu’il n’y a pas persisté… ou, sipar hasard il l’a encore, il est probable qu’il en changera… etcomme je n’ai pas de temps à perdre, je préfère ne pas me mêlerd’une affaire qu’il me faudrait peut-être laisser là un beau matin.Je vous prie donc, s’il insistait pour avoir mon adresse, de luidire que vous l’avez oubliée.

– Soit, je vous promets de ne pas la luidonner. Mais vous avez bien fait de m’avertir, car je ne la luiaurais pas cachée, et il est probable que je le verrai trèsprochainement.

» Mais revenons à des choses plusimportantes. Quand m’apporterez-vous l’acte de décès de la filleAstrodi ?

– Demain ou après-demain au plus tard… sivous me signez aujourd’hui l’engagement qui garantira mon droit àun courtage.

Et comme il vit que M. Paulet ne sepressait pas de prendre la plume pour se lier, Blanchelaineajouta :

– Que craignez-vous ? La rédactionque je vous ai proposée ne laisse de place à aucune équivoque. Vousne me rétribuerez qu’après avoir touché.

» Entre nous, pas de malentendu possible…pas de difficultés non plus. Nous avons des intérêts communs, etnous les réglerons bien facilement, lorsque notre but sera atteint…et cet heureux moment ne tardera guère. D’ici à deux jours vousserez en mesure d’établir que la légataire de M. Francis Boyern’était plus de ce monde quand il l’a instituée, et avant un mois,vous entrerez en possession de votre part d’héritage.

Cette agréable perspective montrée si à proposdécida M. Paulet. Il s’assit devant son bureau, ouvrit untiroir, y prit une feuille de papier marqué par le fisc, et libellade sa plus belle écriture une promesse rédigée dans les termesindiqués par le sieur Blanchelaine, qui la lut attentivement et laserra dans son portefeuille avec une évidente satisfaction.

– Maintenant, Monsieur, dit ce marchandde successions, c’est comme si vous aviez un demi-million de plus,et moi cent mille francs qui compteront dans ma modeste fortunebeaucoup plus que cinq ou six cent mille dans la vôtre. Il ne mereste qu’à prendre congé de vous et à vous prier de donner desordres pour que vos domestiques me reçoivent lorsque je meprésenterai. J’espère pouvoir vous remettre l’acte de décèsaprès-demain matin avant midi. Ce sera ensuite à vous de faire lereste.

– Très bien. Je vous attendrai, murmuraM. Paulet.

Il reconduisit le négociateur, qui sortit sansajouter un mot, et il revenait tout pensif vers son bureau,lorsqu’un léger bruit lui fit relever la tête.

Sa fille Marguerite venait d’entrebâiller uneporte qui communiquait avec le salon, et se tenait sur le seuil ducabinet.

– Peut-on entrer ? demanda-t-elle ensouriant.

– Oui, puisque je suis seul, réponditM. Paulet.

– Depuis dix secondes seulement. J’ai cruque ce monsieur ne s’en irait jamais.

– Tu savais donc que j’étais avecquelqu’un ?

– Je venais vous voir, et au moment oùj’allais entrer, j’ai entendu deux voix. Alors j’ai attendu.

– J’espère du moins que tu n’as pasécouté à la porte ?

– Pas précisément, mais j’ai l’oreillefine, et vous parliez très haut.

– Et tu as compris de quoi il étaitquestion entre nous ?

– Pas beaucoup. J’ai saisi au vol unnom.

– Quel nom ?

– Le nom de M. Paul Freneuse, etj’en ai été toute surprise. Qu’est-ce que ce monsieur vous disaitdonc de lui ?

– Tu es bien curieuse !

– Mais non ; pas trop. Je suis sûreque ce n’est pas un secret.

– Tu te trompes. Je m’entretenaisd’affaires qui ne te regardent pas.

– Vous avez donc des affaires avecM. Freneuse ?

– Marguerite, tu m’ennuies. Dis-moi ceque tu veux me dire et laisse-moi.

– Je veux vous demander si la réclusionque vous m’imposez depuis quatre jours ne prendra pas bientôtfin.

– Comment ! la réclusion !Est-ce que j’ai fait cadenasser ton appartement ? N’es-tu paslibre de tes actions, comme tu l’as toujours été ?

– Mon Dieu ! je sais bien que je nesuis pas aux arrêts, comme un sous-lieutenant qui a manqué à ladiscipline. Je puis aller et venir d’un bout à l’autre del’appartement ; rien ne m’empêche de me mettre à la fenêtre etde voir passer les gens dans la rue de la Ferme-des-Mathurins… oùil ne passe personne. Et si ce spectacle récréatif ne suffit pas àme distraire, il ne tiendrait qu’à moi de sortir avec miss Betsy,ma gouvernante, qui me mènerait promener aux Champs-Élysées etmanger des gâteaux à la pâtisserie anglaise de la rue deRivoli.

– Que te faut-il donc de plus ? ditM. Paulet, en haussant les épaules. T’imagines-tu que je vaisdonner des dîners ou te conduire au théâtre, alors que nous sommesen grand deuil… et un deuil tout récent ? Mon frère vient demourir, tu le sais bien.

– Il est mort à deux cents lieues d’ici,et je ne l’ai jamais vu. Vous n’exigerez pas que je me désole, etvous aurez raison, car il m’est impossible de feindre un sentimentque je n’éprouve pas.

– Je comprends cela… et moi-même, je neme crois pas obligé de pleurer ce malheureux Francis qui ne m’a pasdonné signe de vie depuis des années et qui a fait de son mieuxpour me déshériter ; mais il y a des convenances socialesauxquelles nul ne peut se soustraire. Si je n’en tenais pas compte,chacun me jetterait la pierre.

– Oh ! je ne vous demande pasd’aller dans le monde. Je me suis même conformée à l’usage. Vousvoyez que je suis habillée de noir des pieds à la tête… et enlaine, s’il vous plaît. Mais il est avec la coutume desaccommodements. Je ne crois pas qu’il nous soit interdit d’allervoir nos amis.

– Non, sans doute. Seulement… je nesavais pas que mes amis fussent capables de t’amuser.

– Il est certain que vous en avezbeaucoup qui ne m’amusent pas du tout. Mais il me semblait quel’autre soir, à la Porte-Saint-Martin, vous aviez promis àM. Paul Freneuse de visiter son atelier.

– Ah ! ah ! c’est donc là quetu voulais en venir, petite rusée ? Tu aurais beaucoup mieuxfait de me dire franchement que tu en grillais d’envie.

– Alors vous n’y voyez pasd’inconvénient ?

– D’inconvénient, non… pas précisément.Ce jeune homme est fort bien… il n’a pas les défauts des artistes…s’il les avait, je ne le recevrais pas chez moi. Et puisque je luiai dit que nous irions le voir, nous irons… un de ces jours.

– Pourquoi pas tout de suite ?

– Parce que j’attends d’un moment àl’autre le notaire qui a revu le testament de mon frère.

– Quoi ! ce notaire vient àParis ! Je croyais que M. Boyer vous avait déshérité.

– Il en a eu l’intention, mais il estsurvenu un événement qui… ce serait beaucoup trop long àt’expliquer, et d’ailleurs, tu n’entends rien aux affaires…contente-toi de savoir que tout va bien. Je te laisserai une joliefortune, et tu ne perdras pas, comme je le craignais, celle de tononcle. Tu seras plus riche que je ne l’espérais, ma petiteMarguerite, conclut M. Paulet en se frottant les mains.

– Tant mieux ! Je pourrai me marierà ma fantaisie, s’écria la jeune fille. J’aurai de l’argent pourdeux.

– Bon, je comprends. Cela signifie,n’est-ce pas ? que tu t’es mis en tête d’épouser PaulFreneuse.

Marguerite rougit un peu, mais elle ne sedéconcerta point.

– Eh bien, quand cela serait ?dit-elle. Vous ne m’avez pas défendu de penser àM. Freneuse.

– Assurément non, réponditM. Paulet. Tu pourrais même ajouter qu’en accueillant ce jeunehomme comme je l’ai accueilli, je t’ai laissé entendre qu’il ne medéplairait pas de lui accorder ta main… s’il me la demandait.

– Il vous la demandera, mon père.

– Comment es-tu si bien informée de sesintentions ?… Ah ! j’y suis… l’autre soir, au théâtre, jevous ai laissés en tête-à-tête un instant, et il a profité de monabsence pour se déclarer. Il aurait beaucoup mieux fait des’adresser à moi d’abord… c’est la règle en pareil cas… Je saisbien que les artistes se croient autorisés à ne pas agir comme lesautres.

– Mais, mon père, je vous assure queM. Freneuse ne m’a pas fait la moindre déclaration.

– Alors, d’où vient que tu connais sesprojets ?

– Je ne serais pas femme si je ne lesavais pas devinés.

– Et… tu l’as encouragé à y donnersuite ?

– Encouragé ? Non… c’eût été trop.Mais je ne l’ai pas découragé.

– Alors, tu l’aimes ?

– Il me plaît beaucoup, murmuraMarguerite, en baissant les yeux.

– Ce n’est pas répondre, ditM. Paulet, qui n’aimait pas les équivoques. Vous êtesétonnantes, vous autres jeunes filles ; dès qu’on vous parlemariage, vous vous croyez obligées de prendre un air niais, et l’onne peut plus tirer de vous une parole sensée.

» Voyons ! explique-toi clairement.Aimes-tu ou n’aimes-tu pas Freneuse ?

– Voulez-vous la vraie vérité ?demanda Marguerite, après avoir un peu hésité.

– Parbleu ! à qui la dirais-tu, situ ne la disais pas à ton père ?

– Eh bien, je ne sais pas si je l’aime ousi je ne l’aime pas.

– Voilà du nouveau, par exemple ! Tute moques de moi, je pense. Il est impossible que tu ne sois pasfixée sur tes propres sentiments.

– C’est peut-être bizarre, mais c’estainsi. Vous me demandez si je l’aime… Il faudrait d’abordm’expliquer ce que vous entendez par le mot : aimer.

– Ah ! si tu crois que je vais tefaire un cours sur ces matières-là !… Enfin, épouserais-tuvolontiers Paul Freneuse ?

– Oui, très volontiers. Et, de tous leshommes que vous m’avez présentés, c’est le seul que j’accepteraispour mari.

– À la bonne heure : c’est net,s’écria en riant M. Paulet. Ce n’était pas la peine de fairetant de façons pour m’ouvrir ton cœur. Tu as choisi ce jeune hommesans me consulter ; mais je ne te blâme pas de l’avoir choisi.Je l’ai étudié, depuis que je le reçois ; je me suis renseignésur lui, et, maintenant que je le connais bien, je crois qu’ilpourrait te convenir.

» Il n’a pas de fortune ; son pèrene lui a rien laissé… mais il gagne beaucoup d’argent, et je saisqu’il a le bon esprit de ne pas dépenser tout ce qu’il gagne. Pourun garçon, c’est très beau d’économiser… c’est une garantie desagesse, et quand on se conduit comme il le fait, on est toutpréparé pour se mettre en ménage. Je suis persuadé qu’il terendrait heureuse.

– Ce n’est pas l’argent qui fait lebonheur, dit tout bas Marguerite.

– Pas toujours, mais il y contribuefortement, répliqua le père, qui était un homme pratique. Du reste,sur ce point, la question est tranchée. Avec ta dot et le revenuque se fait Paul Freneuse en vendant ses tableaux, vous seriez bienassez riches. Son physique doit te plaire, car il est très joligarçon. Il a de l’esprit et de bonnes manières. Reste à savoir sison caractère te convient.

– Comment voulez-vous que je lesache ? Je ne connais pas plus son caractère qu’il ne connaîtle mien.

– Vous vous êtes cependant rencontrésassez souvent.

– Dans le monde, oui ; mais ce n’estpas là qu’on montre ses défauts.

– Non, sans doute. Et cependant lesmariages ne se font pas autrement. À moins de se prendre à l’essai,ce qui est impraticable, il faut bien s’en rapporter un peu auxapparences. Moi qui te parle, j’ai épousé ta mère de confiance, etje ne m’en suis pas plus mal trouvé. Je ne l’avais pas vue dix foisen tout avant la noce ; tandis que toi…

– Moi, je suis plus exigeante. Jevoudrais connaître mon mari à fond… entrer dans sa vie.

– Diable ! si tu crois que c’estfacile !

– Il y a un moyen très simple.

– Indique-le-moi ; tu me ferasplaisir.

– Vous avez donc oublié queM. Freneuse m’a offert de faire mon portrait ?

– Non, mais je ne vois pas…

– Un portrait ne se fait pas en un jour.Il faut beaucoup de séances.

– Eh bien ?

– Eh bien ! si j’allais poser dansson atelier, je saurais bien ce qui s’y passe.

– Mais je suppose que dans l’atelier dePaul Freneuse il ne se passe rien que de très convenable. Si jepensais le contraire, je fermerais ma porte à ce jeune homme.Est-ce que tu aurais appris qu’il y mène une viedésordonnée ?

– Non, mais je sais qu’il y reçoit desmodèles.

– Naturellement. Il paraît que, pourpeindre, on ne peut pas s’en passer.

– En ce moment, par exemple, il achève untableau qui représente une jeune fille.

– Qui garde les chèvres. Il a choisi làun drôle de sujet. Pourquoi pas une gardeuse d’oies, pendant qu’ily était ? Ces artistes ont des idées bizarres. Mais qu’est-ceque ça te fait ?

– Il paraît que l’Italienne qui pose pourcette figure est d’une beauté merveilleuse. M. Freneuse m’aparlé d’elle avec admiration… avec enthousiasme.

– Bon ! vas-tu pas t’imaginer qu’ilest amoureux de cette créature ?

– Je ne dis pas cela, mais je seraiscurieuse de la voir.

– Pardon ! mais tu ne songes pas,j’espère, à faire sa connaissance. Ces donzelles qui arrivent àParis pour se louer dans les ateliers sont des personnes fort peurecommandables, et j’aime à croire que, si Freneuse entreprenaitton portrait, il s’arrangerait pour que tu ne rencontrasses paschez lui sa chevrière.

– Je le crois comme vous, mon père, maiscela ne prouverait rien… au contraire.

– Ah çà, tu es donc jalouse ? Je nete connaissais pas ce défaut-là.

– C’est que, jusqu’à présent, je n’aijamais eu l’occasion de le montrer. Tous les hommes m’étaientindifférents.

– Et maintenant, ce n’est plus la mêmechose. Il y en a un qui t’occupe. Je n’y trouve pas à redire,puisque je pense à faire de lui mon gendre. Mais en vérité lajalousie te vient un peu tôt. Attends donc au moins que tu soismariée.

– L’un n’empêche pas l’autre, répliqua ensouriant Mlle Paulet. Que voulez-vous ? Jesuis ainsi faite, et je ne puis pas me changer. Je sais qu’il n’estpas d’usage qu’une jeune fille s’inquiète de la vie que mène avantle mariage celui qu’elle doit épouser. Moi, je veux la connaître,et je soutiens que je n’ai pas tort.

– En principe, non ; mais je seraiscurieux de savoir comment tu t’y prendras pour en venir à tes fins.Il faudrait être petit oiseau pour surveiller un homme sans qu’ils’en aperçoive… et encore les petits oiseaux n’entrent pas dans lesateliers des peintres. T’imagines-tu que tu sauras à quoi t’entenir sur les mœurs de Freneuse lorsque je t’aurai conduite chezlui ?

– Peut-être. J’ai de bons yeux, et jeverrai bien des choses qui vous échapperaient. Ainsi, par exemple,si nous y rencontrons l’Italienne, je saurai tout de suite s’il nel’apprécie que comme modèle.

– J’en répondrais, moi. Ces coureuses enjupons rouges ne peuvent pas séduire un garçon qui a du goût. Etles artistes s’y laissent prendre moins encore que les simplesbourgeois. Ils en ont tant vu !

– C’est arrivé, pourtant. Ne m’avez-vouspas dit que mon oncle…

– Ton oncle ne faisait rien comme lesautres.

– Je voudrais être sûre queM. Freneuse ne fera pas comme lui. Et, pour m’en assurer, ilfaut d’abord que je sache si la chevrière des Abruzzes est aussibelle qu’il le dit.

– Bon, mais il se gardera bien del’appeler quand nous irons le voir, et il aura raison.

– C’est précisément pour cela que jevoudrais le surprendre. Il sait que vous venez de perdre votrefrère ; il pense que vous devez être absorbé par des affairesde succession, et il ne s’attend pas à notre visite.

» Aujourd’hui, il fait un tempssuperbe ; le jour est excellent pour peindre ; et il n’agarde de perdre une si bonne occasion d’avancer son tableau, car ilest en retard, et le Salon ouvre le 1er mai.

» Je suis certaine que son modèle est là.Et c’est l’heure de la séance. De sorte que, si vous vouliez, nousirions faire un tour de promenade qui nous conduirait, comme parhasard, à la place Pigalle.

– Et nous monterions frapper sans façon àla porte de son atelier. Hum ! il me semble que ce serait unedémarche un peu bien risquée. D’abord, il pourrait ne pas nousouvrir, et il serait dans son droit, car nous ne l’avons pasprévenu. J’ai entendu dire, d’ailleurs, que les artistes n’ouvrentjamais quand ils ont un modèle, de peur de déranger la pose.

– Quand nous serons à la porte, je vousparlerai très haut. Il reconnaîtra ma voix, et il daignera bienquitter ses pinceaux pour nous recevoir. S’il nous laissait dehors,je ne lui pardonnerais pas ce procédé.

» C’est convenu, n’est-ce pas, mon cherpère ? Vous voyez que je suis prête à sortir. Je n’ai que monchapeau à mettre, et mon manteau. Vous aussi. Et vous n’avez pasmis les pieds dans la rue depuis trois jours. Le grand air vousfera du bien.

– Ta ! ta ! ta ! ditM. Paulet ; et le notaire de province que j’attends d’uneminute à l’autre ?

– Le notaire ? répétadédaigneusement Marguerite.

– Mais, oui, dit M. Paulet. Il doitm’apporter une copie du testament de mon frère, et tu comprendsqu’il me tarde le voir. Les télégrammes qu’il m’a adressés sonttrop laconiques. Il s’est amusé à les rédiger en petit nègre pouréconomiser des mots. Ces provinciaux sont bêtes.

– Il me semble que s’il était à Parisaujourd’hui, il serait déjà venu. Les trains n’arrivent que lematin et le soir, et ce notaire, n’étant pas arrivé ce matin,n’arrivera pas dans la journée.

– Les trains express… mais je lesoupçonne d’avoir pris un train omnibus… toujours par économie.Là-bas, ils ne connaissent pas la maxime britannique : Letemps, c’est de l’argent… Comment prononces-tu ça enanglais ?

– Time is money, mon père. Etpour mettre la maxime en pratique, je vais aller finir dem’habiller.

» Si ce monsieur débarquait ici pendantque vous serez sorti, votre valet de chambre viendrait vouschercher ; vous n’avez qu’à lui donner vos instructions etl’adresse de M. Freneuse.

– C’est une idée. Grâce à cetarrangement, je crois que je puis sans inconvénient m’absenter uneheure.

– Et même deux, dit tout basMlle Paulet, qui comptait bien faire durer lavisite de l’atelier.

– Mais, reprit son père, quel prétexteallons-nous prendre pour tomber chez Freneuse sans criergare ?

– D’abord, nous n’aurions pas besoin deprétexte. Il nous a invités plusieurs fois à aller voir sontableau.

– D’accord ; mais quand on inviteles gens, on aime bien à savoir d’avance le jour où ils viendront,afin de se préparer à les recevoir convenablement. Freneuse ne serapas très content de nous montrer un atelier en désordre.

– Mais, puisque je tiens à lesurprendre.

– Alors, il faudra lui expliquer pourquoinous arrivons à l’improviste… et comme tu ne peux pas donner lavraie raison…

– Vous lui direz que vous venez pour monportrait. Il m’a offert de le commencer quand je voudrais.

– Hum, c’est grave, c’est trèsgrave ! dit M. Paulet en hochant la tête.

– En quoi est-ce très grave ?

– Tu ne réfléchis pas que, si j’acceptesa proposition, c’est à peu près comme si je m’engageais à luiaccorder ta main.

– Pourquoi donc ? C’est son état defaire des portraits, puisqu’il est peintre. Et il en a déjà fait.J’en ai vu un de lui, l’année dernière, au Salon… un portrait defemme précisément… et c’était un chef-d’œuvre.

– Il est probable qu’on le lui avaitpayé… et même payé très cher… Crois-tu qu’il consentirait à êtrepayé pour le tien ?

– Non… je ne crois pas.

– Alors, c’est comme si tu recevais delui un cadeau d’une dizaine de mille francs… Il vend ses portraitsce prix-là, je le sais… or, une jeune fille ne peut décemmentaccepter de cadeaux que de son fiancé.

– Eh bien, si je n’épousais pasM. Freneuse, vous lui achèteriez mon portrait. Et de cettefaçon, vous ne seriez pas son obligé.

– Il refuserait de me le vendre ; tuviens de le dire toi-même. Et ta figure resterait accrochée auxmurs de son atelier. Ce serait joli !

– Il ne me ferait pas cet affront, j’ensuis sûre. J’espère bien, d’ailleurs, que je ne verrai chez luirien qui me décide à ne pas donner suite : un projet…

– Que tu caresses, avoue-le, et quej’approuve. J’espère comme toi qu’il réussira ; cependant, onne sait pas ce qui peut arriver, et il faut tout prévoir.

– Je prévois tout ; mais je tiens àmon épreuve. J’en veux courir la chance.

– Songe aussi que le moment est très malchoisi pour demander des séances à Freneuse. S’il entreprend tonportrait, il ne pourra pas achever son tableau pourl’Exposition.

– C’est précisément ce que jesouhaite.

– Parce qu’alors il serait obligé derenvoyer l’Italienne qui lui sert de modèle. En vérité, ma chèreMarguerite, je ne te reconnais plus.

– C’est qu’en effet je suis très changée,dit résolument Mlle Paulet.

– Allons ! je m’aperçois que tu esfolle de ce garçon-là. Si je te contrariais, tu serais capable d’enfaire une maladie. Va mettre ton chapeau, pendant que je donneraimes ordres à François.

Marguerite ne se le fit pas dire deux fois.Elle savait bien qu’elle en viendrait à ses fins, et sa femme dechambre l’attendait pour mettre la dernière main à sa toilette.

Son père était accoutumé à lui céder, et ilétait de bonne humeur depuis que le sieur Blanchelaine lui avaitannoncé la mort de Bianca Astrodi ; aussi avait-il pris sonparti de bonne grâce.

Il recommanda expressément qu’on fît attendrele notaire, si par hasard il se présentait, et qu’on vîntimmédiatement le prévenir de l’arrivée de ce personnageimportant.

Dix minutes après, M. Paulet et sa filles’acheminaient à pied, bras dessus, bras dessous, vers la placePigalle.

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