Le Crime de l’omnibus

Chapitre 2

 

 

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas,dit le proverbe.

Le lendemain de ce triste voyage en omnibusqui s’était terminé par une catastrophe, un beau soleil d’hiveréclairait la place Pigalle. La température s’était subitementadoucie ; la fontaine dégelée lançait son gai jet d’eau versle ciel bleu, et les modèles italiens, assis sur les marches autourdu bassin, souriaient d’aise aux rayons de l’astre qui lesréchauffait pendant la longue station devant les ateliers.

Et Paul Freneuse était aussi joyeux que letemps. Une nuit de repos avait calmé ses émotions de la veille etchassé les visions lugubres. Il ne pensait plus à cette aventureque pour plaindre la pauvre morte et pour se féliciter de n’avoirpas pris au sérieux les ridicules imaginations de l’ami Binos.

Il avait reçu dans la matinée la visite d’uninspecteur envoyé par le commissaire, plutôt pour causer avec luique pour l’interroger, car la mort accidentelle venait d’être bienet dûment constatée par le médecin commis à l’examen du corps, quine portait aucune trace de violence.

La jeune fille avait dû succomber à unehémorragie interne, et, en attendant que l’autopsie confirmât lesconclusions du docteur, le cadavre avait été envoyé à la Morguepour y être exposé, car on n’avait trouvé sur elle aucuneindication qui pût servir à établir son identité.

Les faits d’ailleurs ne permettaient pas desupposer qu’un crime eût été commis ; sur ce point, letémoignage du conducteur était très net.

En déposant devant le commissaire, il nes’était pas privé de se moquer du voyageur qui, en arrivant à lastation, criait qu’on venait d’assassiner la petite, et il avaitdémontré sans peine que l’idée de ce monsieur n’avait pas le senscommun.

Le voyageur, c’était Paul Freneuse, que lecommissaire connaissait très bien de réputation, car son nom étaitdéjà célèbre, et qui n’était pas difficile à trouver, puisqu’ilavait laissé son adresse aux gardiens de la paix.

Mais Paul Freneuse avait complètement changéd’avis, si bien qu’il jugea tout à fait inutile d’entretenirl’inspecteur des absurdes raisonnements dont ce fou de Binosl’avait régalé en buvant de la bière. Il se contenta de raconter cequ’il avait vu sans réflexions et sans commentaires.

Et, tout le monde étant d’accord, Freneuse,délivré d’une préoccupation assez désagréable, avait déjeuné avecappétit et s’était mis à la besogne avec ardeur.

Il achevait alors un tableau sur lequel ilcomptait beaucoup pour enlever au prochain Salon un de ces succèsqui classent définitivement un artiste : une figure de femme,une seule, une jeune Romaine gardant une chèvre au pied du tombeaude Cecilia Metella.

Et il avait eu le bonheur de découvrir unmodèle que Dieu semblait avoir créé tout exprès pour lui fournir letype qu’il rêvait.

C’était une toute jeune fille, presque uneenfant, qu’il avait rencontrée un jour, descendant des hauteurs deMontmartre, et qui lui avait demandé le chemin du Jardin desPlantes.

Freneuse avait passé quatre ans à Rome, et ilsavait assez d’italien pour renseigner la petite dans la seulelangue qu’elle comprît bien.

Puis, il s’était enquis de ce qu’elle faisaità Paris, et elle lui avait répondu sans embarras qu’elle venait d’yarriver, amenée par un de ses compatriotes qui faisait le métier deracoler en Italie des modèles des deux sexes, et qui logeait ruedes Fossés-Saint-Bernard, près de la Halle aux vins, dans unegrande maison toute pleine de joueurs d’orgue et autres musiciensambulants.

Elle était née à Subiaco, dans les montagnesde la Sabine, et elle avait passé son enfance à mener les chèvres àtravers les rochers de ce pays sauvage. Sa mère, morte depuis unan, posait dans les ateliers à Rome. Elle n’avait jamais connu sonpère, mais elle passait là-bas pour être la fille d’un peintrefrançais, qui, après avoir séjourné quelques années en Italie,était parti sans s’inquiéter d’elle. Elle avait eu une sœur aînée,mais cette sœur avait été emmenée toute petite par un homme quirecrutait des élèves pour leur enseigner le chant et les placerdans les théâtres d’Italie.

Paul Freneuse, émerveillé de sa beauté, avaiteu aussitôt l’idée de confisquer à son profit ce modèle inédit, –l’enfant n’était encore allée chez aucun artiste, – et il s’étaitimmédiatement abouché avec le meneur, qui, moyennant une sommeassez ronde, avait pris l’engagement écrit de loger séparément etconvenablement Pia, – c’était le nom de la fillette, – de l’envoyertous les jours donner une séance place Pigalle, et de refuser lesoffres que d’autres peintres pourraient lui faire.

Et depuis cinq mois, Pia n’avait pas manquéune seule fois d’arriver à midi chez Paul Freneuse, qui la traitaitbeaucoup moins en salariée qu’en amie.

La beauté de Pia n’était pas banale. L’enfantne ressemblait pas à ces bambines italiennes qui onttoutes les mêmes grands yeux noirs, les mêmes lèvres rouges et unpeu fortes, le même teint brun clair, à ce point qu’on les diraitcoulées dans le même moule.

Elle était bien de la race qui a fourni desmodèles aux peintres de tous les temps, mais elle avaitl’expression qui manque presque toujours aux filles de son pays,une physionomie mobile et intelligente, quelque chose de personnelet de vivant.

Et cette physionomie n’était pas trompeuse.Pia avait l’esprit ouvert et une étonnante facilité à toutcomprendre, à tout s’assimiler. En quelques mois, elle étaitarrivée à parler très bien le français, dont elle ne savait pas unmot en débarquant à Paris. Elle amusait Freneuse par ses remarquesnaïves et par ses reparties inattendues. Elle l’étonnait par lajustesse de ses idées sur toutes les choses de la vie et même surles arts, dont elle avait le sentiment très vif.

Elle l’étonnait davantage encore par sasagesse. Cette petite merveille, qui ne se montrait nulle part sansqu’on l’admirât, n’avait pas l’ombre de coquetterie et savait teniren respect les admirateurs trop empressés. Elle avait gardé lecostume de sa patrie, sans le gâter par ces additions de modesparisiennes que se permettent volontiers ses pareilles. Jamaischâle n’avait recouvert ses épaules encore un peu maigres, maisd’un galbe charmant ; jamais bottines n’avaient emprisonné sespieds de statue, ses pieds accoutumés à fouler nus le thym desmontagnes.

Et elle vivait comme une sainte, ne sortantjamais que pour venir à l’atelier de Freneuse et ne frayant pasplus avec ses compatriotes qu’avec les autres femmes qui exercent àParis la scabreuse profession de modèles.

Depuis que, grâce aux généreuses avances deFreneuse, elle n’en était plus réduite à mener cette existence encommun que la misère impose aux pauvres filles amenées d’Italie parun maître qui les exploite, elle habitait toujours la maison de larue des Fossés-Saint-Bernard, mais elle s’était complètementséparée de la colonie vagabonde qui campait dans cette espèce dephalanstère.

Elle occupait seule une chambrette sous lestoits ; une étroite mansarde dont les murs étaient blanchis àla chaux et où il n’y avait d’autres meubles qu’un petit lit defer, trois chaises de paille et un miroir cassé. Elle y passaittout le temps que lui laissait l’atelier, elle l’y passait à lire,– elle avait appris à lire, – à chanter des chansons de sesmontagnes et à rêver… à quoi ? Freneuse s’amusait quelquefoisà le lui demander, et elle lui répondait qu’elle n’en savait rienelle-même. Peut-être rêvait-elle à ses quinze ans qui venaient desonner.

Ce qu’elle gagnait en posant chez sonbienfaiteur lui suffisait, et au delà, car elle ne mangeait guèreplus qu’un oiseau, et elle dépensait fort peu d’argent pour satoilette, quoiqu’elle fût très soigneuse de sa personne et de sesvêtements.

Et elle était gaie, comme le sont rarement lesRomaines, gaie de cette gaieté franche que donnent le contentementde soi-même et l’absence de soucis. Quand elle arrivait dansl’atelier de Paul, la joie y entrait avec elle.

Depuis un mois cependant, Freneuse avait crus’apercevoir qu’elle était moins rieuse, plus réservée, pluspensive, moins enfant, pour tout dire en un mot. Elle ne jouaitplus avec le chat favori de l’atelier, un superbe angora quil’avait prise en affection, et qui ne manquait jamais de sauter surses genoux, dès qu’elle s’asseyait pour prendre la pose.

Ces symptômes avaient paru graves à l’artiste.Il connaissait ces natures-là, ces fillettes transplantées d’Italieen France qui languissent pendant les premiers temps sous notrefroid climat et qui mûrissent tout à coup au premier rayon desoleil. Et il soupçonnait un commencement d’amourette.

Pour éclaircir le cas, il avait questionnédoucement la petite, qui s’était mise à pleurer au lieu derépondre, et il n’avait pas voulu insister, quoique l’idée qui luiétait venue l’attristât. Freneuse s’était attaché à cette enfant,et il s’affligeait de penser qu’elle allait peut-être s’éprendresottement de quelque pâtre grossier venu des Abruzzes à Paris pourrécolter des gros sous en jouant de la vielle. Il lui arrivait mêmeparfois de se demander s’il n’était pas jaloux d’elle, et il sereprochait d’oublier qu’il avait vingt-neuf ans, presque le doublede l’âge de Pia. Alors il devenait grave, presque froid, et laséance de pose se passait sans qu’il dît un seul mot à la pauvreenfant, qui s’en allait le cœur gros.

Mais le lendemain de son aventure en omnibus,Paul Freneuse était dans un de ses bons jours. La certitude den’être pas mêlé, même indirectement, à une enquête judiciaire lefaisait tout joyeux, et il causait gaiement avec la chevrière àdemi couchée au fond de l’atelier sur un haut marchepied destiné àfigurer un bloc de marbre détaché du tombeau de CeciliaMetella.

– Pia, ma belle, dit Paul Freneuse enriant, tu ne te doutes pas que, hier soir, j’ai failli grimper tessix étages pour te surprendre. Je suis allé dîner dans tonquartier.

– Et vous n’êtes pas venu me voir !s’écria la jeune fille. J’aurais été si heureuse de vous montrer machambre… elle est si jolie maintenant… J’ai trois pots de fleurs etun oiseau qui chante si bien… C’est à vous que je dois toutcela…

– J’ai eu peur de te gêner… elle n’estguère plus grande que la cage de ton oiseau, ta mansarde. Et puis…tomber chez toi, sans te prévenir… ma foi ! je n’ai pas osé.Je n’aurais eu qu’à rencontrer ton amoureux…

Pia pâlit, et des larmes lui vinrent auxyeux.

– Pourquoi me dites-vous cela ?murmura-t-elle. Vous savez bien que je n’ai pas d’amoureux.

– Allons, petite, reprit gaiementFreneuse, ne pleure pas. Ça t’enlaidit et ça dérange la pose.Est-ce que tu pleurais quand tu menais paître ta chèvre, là-bas,dans la montagne ?

– Non, jamais… et ici non plus… exceptéquand vous cherchez à me chagriner… il n’y a que vous qui mefassiez pleurer…

– Et rire aussi… Voyons, ris un peu, ouje croirai que tu m’en veux. Je ne parlais pas sérieusement.

– À la bonne heure !… Tenez, je n’ypense déjà plus… Mais, je vous en prie, ne dites pas que j’ai unamoureux… où le prendrais-je, mon Dieu ? Là-bas, à la maison,tous les garçons qui travaillent pour le père Lorenzo sont laids etméchants comme des singes… Sur la place Pigalle alors ?… surles marches de la fontaine ?… Mais si vous vous mettiez à lafenêtre quand j’arrive, vous verriez que je ne m’y arrête jamais.Je suis bien trop pressée d’entrer dans votre atelier pour mechauffer… et pour embrasser mon ami Mirza… c’est lui monamoureux.

L’angora qui ronronnait près du poêle entenditson nom et sauta d’un bond sur les genoux de Pia, qui reprit enéclatant de rire :

– Il m’aime bien, celui-là…, il vientsans que je l’appelle…, et il ne me fait jamais de peine.

– Tu as raison, petite. Mirza est unebonne bête. Il vaut mieux que moi… et que cet animal de Binos, quine vient ici que pour te tourmenter.

– Oh ! lui, ça m’est égal… maisvous, M. Paul… dès que vous vous moquez de moi, je perds latête… et la pose. Tenez ! je n’avais pas remué depuis lecommencement de la séance, et maintenant que vous m’avez dérangée,je ne sais plus comment me mettre…

– Comme tu étais tout à l’heure… la têteun peu plus en arrière. Regarde-moi… chasse Mirza… et resteimmobile.

Pia fit ce que lui disait Freneuse, et le chatrevint se coucher à la place qu’il affectionnait.

– C’est parfait comme ça, reprit lepeintre, et puisque tu es gentille, tu sauras que si je ne suis pasallé te dire bonsoir hier, c’est qu’il était trop tard quand jesuis passé près de ta rue… minuit moins un quart… tout le mondedormait dans la caserne où Lorenzo loge ses pifferari.

– Moi, je ne dormais pas, dit tout basPia.

– À cette heure indue ! c’est trèsmal, petite. Les fillettes de ton âge doivent se coucher comme lesfauvettes… à l’Ave Maria, comme on dit dans ton pays.

– C’est ce que je fais tous les soirs,mais hier…

– Pas d’explications, Mademoiselle. Vouschangeriez encore de position si vous vous mettiez à bavarder, etje n’ai pas de temps à perdre. Le jour s’en va déjà. Et pour quevous ne soyez pas tentée de causer, je ne vous raconterai pas unehistoire qui m’est arrivée… en revenant de votre mauditquartier…

– Oh ! M. Paul !… je vousjure que je ne dirai pas un mot.

– Du tout ! du tout ! tu tetairais peut-être, mais mon histoire te ferait encore pleurer… etjustement, je tiens tes yeux.

– Il ne vous est rien arrivé de mal,j’espère !

– Non, non. Tu le vois bien. Je n’aijamais été si en train de travailler. Si je continuais de cetrain-là, mon tableau serait fini dans quinze jours.

– Et après…, je ne viendrais plus ?demanda vivement Pia.

– Allons ! voilà encore que tafigure change d’expression. À la pose, gamine, à la pose !Après ce tableau, j’en ferai un autre… où tu seras debout…, troisheures sur tes jambes… Tu seras si fatiguée, que tu n’auras pasenvie de parler.

À ce moment, la porte de l’atelier s’ouvritbrusquement, et Binos entra comme un obus en s’écriant :

– Je l’ai vue, mon cher. Elle estadmirable !

– Qui ? demanda Freneuse.

– Parbleu ! la morte. Je viens de laMorgue. Elle y est exposée depuis une heure… et il y a unefoule !…

Binos n’eut pas plutôt lâché ces mots :« Je viens de la Morgue », que Freneuse se mit à luifaire des signes dont le sens était très clair ; mais Binos nes’arrêtait jamais une fois qu’il était lancé, et il repritimperturbablement le fil de son discours.

– Tu avais raison, elle est admirable,continua-t-il. Si elle avait voulu poser de son vivant, on l’auraitpayée vingt francs l’heure. Pia est un modèle comme on n’en voitguère, n’est-ce pas ? Eh bien, elle n’approche pas decelle-là. J’ai essayé de prendre un croquis au vol en passantdevant le vitrage, mais les sergents de ville m’ont forcé decirculer, et il y avait là un bourgeois qui m’a dit des sottises.Il m’a appelé sans cœur, cet imbécile. J’en ai plus que lui, ducœur. Ce que j’en faisais, c’était dans l’intérêt de l’art.Heureusement qu’on va la photographier.

» Du reste, quand j’ai vu qu’on memettait à la porte, je me suis dit : il n’y a qu’un moyen, etje suis allé tout droit sonner à…

– Te tairas-tu, maudit bavard ? luicria Freneuse ; si tu ajoutes un mot, moi aussi, je vais temettre à la porte.

– Pourquoi ? qu’est-ce qui teprend ? demanda le rapin d’un air ébahi.

– Il me prend que tu m’empêches detravailler, et ensuite que tu effarouches la petite avec tesvilaines histoires.

– Comment ! parce que je parle de laMorgue ! Ah ! elle est bonne, celle-là ! mais çal’amusera, au contraire. Je parie qu’elle ne passe jamais devantl’établissement sans y entrer, et comme elle doit y passer à peuprès tous les jours pour venir de chez elle ici…

– Binos, mon garçon, pour la secondefois, je t’enjoins le silence, et je te préviens qu’à la troisièmesommation, si tu n’obéis pas… tu sais comment sous l’Empire ondispersait les rassemblements.

– Des menaces ? des violences ?Sur quelle herbe as-tu donc marché ce matin ? Hier soir, tu nefaisais que parler de ton aventure.

– Encore !

– C’est bon ! c’est bon ! je nesavais pas que la Pia fût si impressionnable… mais du moment queMademoiselle a des nerfs, je serai muet comme un poisson… jusqu’àce qu’elle soit partie, car, après, j’ai un tas de choses àt’apprendre.

– Laisse-moi tranquille, en attendant. Jen’ai pas de temps à perdre. Remets-toi à la pose, ma chère Pia, etsi ce fou se permet d’ouvrir encore la bouche, fais-moi le plaisirde ne pas l’écouter.

– La Morgue, c’est cette maison où l’onexpose les morts ? demanda l’enfant tout émue.

– Allons, bien ! toi aussi, tu t’enmêles ! s’écria Freneuse. Vous avez donc juré, tous les deux,que je ne ferais rien aujourd’hui…

– Je sais où c’est, continua Pia ;mais je n’ai pas osé y entrer… et jamais je n’oserai… oh !non, jamais !… jamais !…

– Parbleu ! je l’espère bien. Si tut’en avisais, je ne te recevrais plus ici. Mais tu ne me parais pasdisposée à te tenir en repos sur ton marchepied, et je vais leverla séance. Encore trois minutes d’immobilité, et ce sera fini,fillette. Une touche à donner seulement… je commençais à attraperce ton, quand cet animal de Binos est venu nous déranger… Ah !je le tiens, maintenant… ne bougeons plus.

Pia n’avait garde. Elle était devenuesongeuse, et ses grands yeux noirs n’exprimaient plus rien, ilsregardaient vaguement Mirza qui venait de se réveiller et quifaisait le gros dos.

Binos, pour se consoler de ne plus raconter,furetait dans tous les coins de l’atelier, retournait les tableauxaccrochés la face au mur, ouvrait les boîtes à couleurs ettracassait les chevalets.

Il en fit tant, que Freneuse, impatienté, luicria :

– Finiras-tu de remuer ? Qu’est-ceque tu cherches ?

– Du tabac. J’ai oublié d’en acheter,répondit le rapin en agitant une longue pipe qui ne le quittaitguère.

– Le pot est aux pieds du mannequin, sousla fenêtre.

– Très bien. Alors tu ne pousses pas lasévérité jusqu’à m’interdire de fumer ? Merci de votreindulgence, mon prince. Ah ! mais, dis donc, la farce estmauvaise, il est vide, ton pot… il n’y a pas plus de tabac dedansque de cervelle dans le crâne de mon bourgeois de la Morgue.

– Es-tu assez assommant ! Cherche mablague dans la poche de mon pardessus qui est pendu là-bas.

– J’obéis, seigneur, répondit gravementBinos, en portant ses deux mains à son front pour imiter un salut àl’orientale.

Et il se mit à fouiller le paletot, pendantque Freneuse, qui essuyait ses pinceaux, disait à Pia :

– Assez pour aujourd’hui, petite. Je n’yvois plus.

– Ta blague ! ta blague !grommelait Binos ; j’ai beau sonder les profondeurs de cevêtement luxueux, je ne la découvre pas, ta blague… je ne découvremême rien du tout… c’est-à-dire, si… mes doigts investigateurs ontrencontré un objet qui pourra me servir à débourrer ma pipe… quandje l’aurai fumée. Voyons un peu ça… Tiens ! une épingle defemme !

Binos, ravi de sa trouvaille, brandissaittriomphalement l’épingle dorée qu’il venait d’extraire de la pochedu pardessus de son ami.

– Ah ! mon gaillard, criait-il, tufarcis tes habits d’ustensiles à l’usage du beau sexe ! Quelleest la princesse qui t’a laissé ce gage de son amour ?

Freneuse l’avait complètement oubliée, cetteépingle qu’il avait ramassée la veille dans l’omnibus, et iltrouvait inopportunes les facéties que le camarade Binos sepermettait à propos d’un objet qui avait, selon toute probabilité,appartenu à la morte.

– Fais-moi donc le plaisir de remettrecet outil où tu l’as pris, lui cria-t-il.

– Tu crains que je ne le profane enl’employant à des usages vulgaires, dit ironiquement l’incorrigiblefarceur. Rassure-toi ! je ne m’en servirai pas. Tu pourrasencore le porter sur ton cœur. Ah çà, tu es donc amoureux,maintenant ? Depuis quand ?

– Binos, décidément, tu m’agaces.

Pia s’était levée tout à coup, et elle avaitcouru pour voir l’épingle de plus près.

– Qu’est-ce que tu dis de ça, enfant dela montagne ? lui demanda le rapin. Tu n’en as jamais porté depareille à Subiaco… et tu as même le bon goût de n’en pas porter àParis. La bourgeoise qui a planté ce colifichet dans son chignonest indigne d’aimer un artiste… et Paul devrait rougir de conserverprécieusement cette piteuse relique… ridicule produit del’industrie parisienne, acheté au bazar à quinze sous… Aide-moi,petite, à faire honte à notre ami de sa grotesque adoration pour lapropriétaire de ce bibelot déplorable.

» Tiens ! tu pleures ! pourquoidiable pleures-tu ? Est-ce que par hasard ce serait pourl’avoir ? Aurais-tu la fantaisie déplacée de déshonorer tesbeaux cheveux en les ornant de cette lardoire en similor ?

– Je ne pleure pas, murmura la jeunefille qui s’efforçait de refouler ses larmes.

– Binos, tu es insupportable, s’écriaFreneuse. Je te défends de tourmenter cette petite. C’est toi quil’as énervée avec tes extravagances. Laisse-la partir en paix.

» Remets ta mante, Pia, et file vers larue des Fossés-Saint-Bernard. La nuit arrive, et les rues ne sontpas saines pour toi après le soleil couché. Tâche d’arriver demainà midi précis. Je barricaderai ma porte pour qu’un ennuyeux de maconnaissance… et de la tienne… ne nous dérange pas, et nous feronsune longue séance.

Pia était déjà prête, et, comme Freneuse luitendait la main, elle se pencha pour la baiser, à la modeitalienne ; il la releva vivement et il l’embrassa sur lefront. L’enfant pâlit, mais elle ne dit pas un mot et elle sortitsans regarder Binos, qui riait dans sa barbe.

– Mon cher, commença-t-il, dès qu’elleeut disparu, j’ai fait en un jour plus de découvertes que n’enfirent en un siècle les plus illustres navigateurs… et la dernièreest la plus curieuse de toutes. Je viens de découvrir que cettechevrière transplantée est follement éprise de toi. Elle a pleuréparce qu’elle croit que l’épingle a été oubliée dans ta poche parta maîtresse. Elle est jalouse. Donc, elle t’adore. Réfute ceraisonnement, si tu l’oses… et si tu peux.

– Je ne réfuterai rien du tout, mais jete déclare que, si tu continues, nous nous brouillerons.

– Enfin, d’où te vient-elle, cettebrochette qu’on pourrait servir avec des rognons dans un restaurantà quarante sous ? Est-ce un souvenir de la femme aimée ?Je croyais que tu méditais d’en prendre une pour le bon motif. Onprétend qu’on t’a vu récemment dans des salons sérieux, où l’onexhibe des jeunes personnes bien élevées qui épouseraientvolontiers un artiste, pourvu qu’il gagnât quarante mille francspar an, et tu dois approcher de ce chiffre imposant. Ça ne peut pasdorer comme ça. Si tu as envie de lâcher les camarades, dis-le.

– Binos, mon ami, tu déraisonnes, et jene devrais pas te répondre, mais il faut avoir pitié des fous. Jeveux bien t’apprendre que j’ai trouvé cette épingle, hier soir,dans l’omnibus, et que je l’ai gardée comme souvenir… elle a dûservir à attacher le chapeau de la pauvre fille qui a rendu l’âmependant le voyage.

– Ça ! allons donc ! c’est unbijou à l’usage des cuisinières endimanchées, et je te réponds bienque la merveilleuse créature qui repose en ce moment sur une desdalles de la Morgue n’a jamais fait danser l’anse du panier.

» Je croirais plutôt qu’il a été perdudans la voiture par une de ses voisines.

– Alors je t’en fais cadeau, ditFreneuse.

– J’accepte, s’écria Binos. C’est unepièce à conviction. Il suffit de la moindre chose, de n’importequoi, pour convaincre un assassin… un rien… un papier… un bouton demanchette oublié sur le théâtre du crime… dans les mélodrames, onappelle ça, le doigt de Dieu.

– Bon ! voilà ta toquade qui tereprend !

– Toquade tant que tu voudras. Il mepousse une idée, et je vais faire sous tes yeux une expérience. Oùest Mirza ? Viens ici, Mirza ! Mi ! mi !mi ! roucoula Binos d’une voix caressante.

– Qu’est-ce que tu veux encore à monchat ? Ne le tracasse pas, je te prie.

Mirza, affriolé par le geste du rapin, venaità lui lentement, posément, comme il convient à un chat qui serespecte.

– N’y va pas, Mirza, dit Freneuse. Tuvois bien que ce monsieur se moque de toi. Il n’a rien à tedonner.

– Je ne lui ai pas apporté de mou, c’estclair, grommela Binos. Je ne me permets pas d’entretenir les chatsde mes amis, mais je puis bien les caresser. Mirza est un animaldésintéressé… Mirza m’aime pour moi-même. Laisse-le me témoignerson affection en se frottant contre moi.

Tout en parlant à tort et à travers pourdistraire l’attention de son ami, l’endiablé rapin s’était assissur un escabeau et tendait une main perfide à l’angora tropconfiant, qui s’avançait à pas comptés.

Freneuse, quoiqu’il observât les mouvements deBinos, ne vit pas qu’il tenait entre ses doigts l’épingledorée ; il la cachait si bien que la pointe seule dépassaitson pouce et son index, une pointe acérée comme une aiguille àcoudre.

Mirza la voyait, lui, mais il était curieux etgourmand, – ce sont les moindres défauts des chats de bonne maison,– et il s’approcha pour flairer ce que lui offrait un familier deson maître.

Son museau se trouva en contact avecl’instrument pointu, et Binos abusa de la situation pour piquerlégèrement le nez rose de la pauvre bête, qui fit un mouvement enarrière, un seul.

Sa tête se renversa sur son cou, ses poilslongs et soyeux se hérissèrent, son dos se voûta, ses pattesécartées se raidirent, ses deux mâchoires s’écartèrent l’une del’autre, ses yeux se ternirent ; mais elle ne jeta pas cemiaulement prolongé qui est la plainte des chats, elle ne bonditpas ; elle resta immobile et muette. Puis un tremblementconvulsif secoua tout son corps, et, au bout de vingt ou trentesecondes, elle tomba comme une masse.

– Qu’as-tu fait à Mirza ? criaFreneuse, en se précipitant pour relever l’animal familier qu’ilaffectionnait.

Et dès qu’il l’eut touché :

– Il est mort, dit-il, tout ému.

– Oui, comme la jeune fille de l’omnibus,répliqua tranquillement Binos.

– Tu l’as tué, reprit l’artiste aveccolère. Ceci passe la plaisanterie. Sors d’ici et n’y remets jamaisles pieds.

– Tu me chasses ?

– Oui, et tu ne l’as pas volé, car tut’en prends à tout ce que j’aime. Il n’y a pas une demi-heure quetu es entré ici, et tu n’y as fait que des méchancetés. Pia estpartie tout en larmes, et c’est toi qui en es cause. Il ne temanquait plus que d’assassiner une malheureuse bête qui était lajoie de mon atelier. En vérité, si je ne savais pas que tu es auxtrois quarts fou, je ne me contenterais pas de te fermer ma porte…Je te demanderais raison de ta conduite odieuse.

– Ce serait drôle, ricana Binos,excessivement drôle ! Me traîner sur le terrain et megratifier d’un coup d’épée, parce que je t’ai sauvé la vie… c’estun comble.

– Tu m’as sauvé la vie, toi !

– Ni plus, ni moins, mon cher.

– Je serais curieux de savoir comment.Vas-tu me soutenir que mon chat était enragé ?

– Non ; Mirza était un honnêteangora… et s’il a eu des torts… comme par exemple celui de déchirermon pantalon pour aiguiser ses griffes… sa mort les rachète, car ila péri pour son maître… et pour qu’un grand crime ne reste pasimpuni.

– Encore tes extravagances !

– Veux-tu m’écouter avant de me mettredehors ? Je ne te demande que dix minutes pour te prouver que,si je n’avais pas eu une idée de génie, il te serait arrivémalheur.

– Dix minutes, soit ! maisaprès…

– Après, tu feras ce que tu voudras… etmoi aussi je ferai ce que je voudrai. Tu vois cetteépingle ?

– Oui, et si j’avais su que tu t’enservirais pour percer le cœur de Mirza…

– Je ne lui ai pas percé le cœur…regarde !… il n’y a pas une goutte de sang sur sa fourrureblanche… je l’ai à peine piqué au museau… et il est tombé raide.Comprends-tu maintenant ce qui s’est passé hier soir dansl’omnibus ?

– Comment ?… que veux-tudire ?…

– La pauvre fille qui est à la Morgue aété tuée comme je viens de tuer Mirza. Seulement on l’a piquée aubras.

– Avec cette épingle ?

– Mon Dieu, oui. Il n’en a pas falludavantage. Et l’agonie de la petite n’a été ni plus longue, ni plusbruyante que celle de ton chat.

– Quoi ! l’épingle serait…

– Empoisonnée, mon cher, et tu la portaisdans la poche de ton pardessus. En fouillant la susdite poche poury prendre ton mouchoir et ta blague à tabac, tes doigts auraientinfailliblement rencontré la pointe de cet aimable ustensile… et àla prochaine exposition, il y aurait eu un tableau et un médailléde moins.

» C’est un miracle que je vive encore,reprit Binos. Si j’avais pris l’épingle par la pointe au lieu de laprendre par la boule dorée qui la termine à l’autre bout, je seraisà cette heure étendu sur le plancher de ton atelier, et tu n’auraisplus qu’à me faire enterrer. Ce ne serait pas un désastre que mamort, et l’art n’y perdrait pas grand’chose ; mais enfin, jepréfère que l’accident soit arrivé à ton chat.

– Moi aussi, murmura Freneuse, troublé aupoint de ne plus savoir où il en était.

– Merci de cette bonne parole, dit lerapin, avec une grimace ironique. Je constate avec plaisir que tune m’en veux plus de t’avoir sauvé… et je te félicite sincèrementd’avoir ramassé dans la voiture ce petit instrument. Il me serviraà retrouver ceux qui l’ont inventé.

– Une épingle qui tue !… c’est à n’ypas croire…

– Les faits sont là.

– Mais ces poisons qui foudroient, çan’existe que dans les romans ou dans les drames…

– Et chez les sauvages, cher ami. Ils ytrempent le bout de leurs flèches quand ils vont à la chasse ou àla guerre, et toutes les blessures que font ces flèches sontmortelles… c’est connu.

– Oui, j’ai bien lu cela quelque part,mais…

– Et le poison qu’ils emploient est connuaussi. C’est le curare. On prétend qu’ils le fabriquentavec du venin de serpent à sonnettes, et l’on sait fort bien qu’ilse conserve indéfiniment quand il est sec.

» Tiens ! vois cet enduit rougeâtrequi ressemble à du vernis, et qui recouvre la pointe de cetteépingle… voilà le produit chimique avec lequel on détruirait unrégiment prussien en moins de cinq minutes… J’ai toujours regrettéqu’on n’en eût pas frotté nos baïonnettes pendant le siège…

– Parle donc sérieusement… il n’y a pasde quoi plaisanter, si ce que tu as imaginé est réel…

– Est-ce que tu doutes encore ? Tun’as pour te convaincre qu’à examiner Mirza. Il se portait àmerveille ; une légère piqûre a suffi pour éteindre la vie. Ettu as vu qu’il est mort sans secousse et sans bruit. À peine untressaillement presque imperceptible… un instant d’immobilité… puisla chute… et tout est fini. Exactement, la scène de l’omnibus.

– C’est vrai… elle n’a jeté qu’un critrès faible… elle s’est raidie…

– Et sa tête est tombée sur l’épaule desa voisine, après quoi elle n’a plus bougé ; le coup étaitfait.

– Quoi ! cette misérable créaturequi était à sa gauche aurait…

– Je vais te raconter toutel’affaire ! Tu me chasseras, si tu veux, quand j’auraifini.

Freneuse exprima par un geste qu’il ne pensaitplus à renvoyer son ami et qu’il lui pardonnait le meurtre deMirza.

– L’instrument, reprit Binos, doit avoirété fabriqué, préparé et apporté par l’homme qui est monté surl’impériale. Une femme n’aurait pas su manipuler le poison etprobablement elle n’aurait pas osé. Examine, je te prie, ce dardportatif. Il est tout neuf, et il est difficile d’imaginer quelquechose de plus ingénieux. Il affecte la forme d’une épingle àchapeau, il a l’air innocent, et si on l’avait saisi entre lesmains de la coquine qui s’en est servie, personne ne l’aurait prispour ce qu’il était. Il se termine en boule d’un côté, afin qu’onpuisse appuyer fortement sans se blesser. Il est assez court pourqu’on puisse le cacher dans un manchon, assez long et assez aigupour traverser le vêtement le plus épais… et la petite portait unepauvre robe dont l’étoffe usée ne la protégeait guère mieux qu’unetoile d’araignée.

» En un mot, tout était prévu par cethomme, qui doit être un scélérat très fort. Et c’est la femme quis’est chargée de l’exécution.

– Pourquoi elle ? Ce misérable étaitdonc trop lâche pour opérer lui-même !

– Ce n’est pas cela. Il avait calculé quela femme attirerait beaucoup moins l’attention des autresvoyageuses. Elles n’auraient pas trouvé naturel que la jeune fillelaissât reposer sa tête sur l’épaule d’un voisin… tandis que surl’épaule d’une voisine… c’était tout simple.

– Il devinait donc qu’elle s’affaisseraitainsi…

– Parfaitement, mon cher. Les effets ducurare sont aussi connus que ceux de l’arsenic. On aexpérimenté cent fois ce joli poison au laboratoire du Collège deFrance. L’animal piqué s’arrête, penche à droite ou à gauche, ettombe… si personne n’est là pour le soutenir. Le plan était donc desoutenir la morte jusqu’au moment où il se présenterait uneoccasion de s’en débarrasser sans danger. Impossible de la laisserlà. Elle serait tombée tout de son long, et il en serait résultéune scène à laquelle la tueuse ne voulait pas se trouver mêlée.

– Tu crois donc que l’homme ne s’étaitcasé dans la voiture que pour garder une place à sacomplice ?

– Non seulement je le crois, mais j’ensuis sûr. Étais-tu dans l’omnibus avant lui ? L’as-tu vuentrer ?

– Je suis arrivé un des premiers. Lajeune fille m’a suivi d’assez près, et elle venait à peine des’asseoir en face de moi lorsque l’homme est monté.

– Et, bien entendu, il est allé toutdroit s’établir près d’elle.

– Oui, quoiqu’il y eût d’autres placeslibres. J’ai même eu un instant l’idée qu’il la connaissait. Maisj’ai vu bientôt qu’ils ne se parlaient pas.

– Voici comment ce coquin a dû opérer. Ilguettait la petite aux abords de la station. Sa complice, qui avaitreçu ses instructions, se tenait un peu plus loin.

– Ils savaient donc que cette jeune filleallait prendre omnibus ?

– Probablement. Comment lesavaient-ils ? C’est ce que j’éclaircirai plus tard, quandj’aurai retrouvé ces misérables.

– Tu espères donc lesretrouver ?

– Parbleu ! Je te disais qu’ilattentait que la petite montât, à seule fin de se caser dans lastalle voisine de celle qu’elle occupait. La complice, elle, aattendu que l’omnibus fût complet. Et alors ils ont joué la comédiequ’ils avaient concerté entre eux… la femme se désolant de ne paspouvoir partir, l’homme offrant galamment de céder sa place.Parions que la dame n’a pas fait de façons pour accepter.

– Elle en a fait, pour la forme. Elle aéchangé quelques compliments avec lui ; mais elle est entréedans la voiture. Elle a même souffert qu’il l’y aidât… Elle a missa main dans la sienne… une petite main, ma foi ! et finementgantée… elle l’y a même laissée, à ce que j’ai cru voir, un peuplus de temps qu’il ne fallait.

– Bon ! je suis fixé.

– Tu veux dire que cette familiaritéprouve qu’ils étaient d’accord ? Ma foi ! c’est bienpossible.

– C’est certain, d’autant plus certainqu’ils ont quitté l’omnibus à peu près au même moment… L’homme estdescendu rue de la Tour-d’Auvergne, et la femme rue de Laval. Maisle serrement de mains prolongé prouve encore autre chose, moncher.

– Quoi donc ?

– L’homme aussi portait des gants,n’est-ce pas ?

– Oui. De gros gants de peau fourrés endedans… qui avaient dû être achetés dans un magasin anglais. J’airemarqué ce détail.

– Il y avait de quoi. Ces gants-làcoûtent cher, et l’homme, m’as-tu dit, n’avait pas l’airopulent.

– Pas misérable non plus. La tenue d’unsous-officier en bourgeois.

– Eh bien ! s’il avait des gants siépais, c’était de peur de se piquer.

– Comment cela ?

– Il tenait l’épingle, et il l’a repasséeà la dame en faisant mine de lui serrer amoureusement le bout desdoigts. Ils savaient tous les deux que la moindre écorchure seraitmortelle, et ils avaient pris leurs précautions contre lesaccidents.

– Alors, d’après toi, la femme à cemoment-là a reçu de la main de son complice l’épingle… et elle s’enest servie…

– Très adroitement, puisque personne n’arien vu. Elle a attendu une occasion qui s’est présentée à ladescente du pont Neuf. Il y a eu là une secousse… un choc qui l’ajetée contre sa voisine. Elle en a profité pour lui enfoncer dansle bras la pointe de son instrument. Sur ce point, je n’ai plusl’ombre d’un doute, et je n’ai pas besoin de te rappeler ce quis’est passé ensuite.

– Oui, murmura Freneuse, tous ces faitsparaissent s’enchaîner naturellement… Il est vrai que tu as uneméthode pour les rattacher les uns aux autres…

– Ce n’est pas de la méthode, c’est duraisonnement.

– Explique-moi donc alors pourquoi cetteaffreuse femme a oublié dans l’omnibus cette épingle empoisonnéequi devait la trahir.

– Tu peux croire qu’elle ne l’a pas faitexprès. L’épingle lui a échappé de la main ; un soubresaut dela malheureuse qu’elle venait de tuer l’a fait tomber… et lacoquine n’avait garde de se baisser pour la ramasser. D’abord, ellecraignait de se piquer, et puis elle n’était plus libre de sesmouvements, puisqu’elle était obligée de soutenir la morte.Lorsqu’est venu le moment de descendre, il lui tardait de filer, etelle est partie, comme on dit, sans demander son reste.

– Elle pouvait bien cependant prévoirqu’on trouverait cette preuve palpable de son crime.

– Bah ! elle espérait que l’hommechargé de balayer l’omnibus pousserait l’objet dehors. La suite nel’inquiétait guère. Que lui importait que l’épingle donnât la mortaux gens qui auraient la fatale idée de la prendre et de s’enservir ! Une scélérate de cette trempe ne regarde pas à unmeurtre de plus ou de moins.

– Le fait est que cette femme doit êtreun monstre : assassiner ainsi une pauvre enfant qu’elle neconnaissait pas… c’est de la scélératesse à froid… de la cruautéinutile.

– Comment ! s’écria Binos, tut’imagines qu’elle l’a tuée pour le plaisir de la tuer… ou pourfaire l’essai de son joli instrument… de même que jadis la marquisede Brinvilliers distribuait aux pauvres qui lui demandaientl’aumône des gâteaux empoisonnés… pour voir l’effet des poisonsqu’elle employait !

» Freneuse, mon ami, tu vas trop loin.Ces expériences-là sont passées de mode, parce qu’elles sont tropdangereuses.

» Cette créature savait très bien cequ’elle faisait en jouant de l’épingle contre sa voisine. C’estcette jeune fille qu’elle voulait supprimer, et pas une autre.

– Mais pourquoi ? Que lui avait faitla malheureuse ?

– À cette question-là, je ne suis pasencore en mesure de répondre. Il me faut le temps de me renseigner.J’y parviendrai, et nous saurons plus tard à quoi nous entenir.

» Pour le moment, je me borne àt’affirmer que le crime a eu une cause. On a toujours une raisonpour se débarrasser d’une femme… et de ces raisons-là, il y en a deplus d’une sorte… la vengeance… la jalousie… la cupidité…

– Mais ce crime, pourquoi le commettredans un omnibus… devant quinze personnes… au lieu de…

– Au lieu d’attendre la victime au coind’une rue, ou d’aller la tuer chez elle, ou encore de l’attirerdans une maison pour l’y égorger. Ça paraît bizarre au premierabord, et pourtant ça s’explique parfaitement.

» Le meurtre à domicile est d’uneexécution périlleuse. Suppose que cette femme ou son complice sesoient présentés dans le logement de la petite ; le conciergeou les voisins auraient pu les remarquer. C’est une chance qu’ilsne voulaient pas courir. Suppose qu’au contraire la petite soitvenue chez eux ou chez l’un d’eux, et qu’elle n’en soit pas sortie.C’eût été encore pis. Comment se débarrasser du cadavre ?C’est la pierre d’achoppement pour les assassins. Faire le coupdans la rue, c’eût été plus facile, à condition de ne pas opérer enplein jour. Mais, probablement, la petite sortait très peu le soir.Et encore faut-il que la rue soit déserte et que la victime soitseule. Qui nous prouve que cette jeune fille n’a pas étéaccompagnée par quelqu’un, une amie ou un ami, qui ne l’a quittéeque tout près de la station ? C’est alors sans doute que lecouple scélérat, qui la suivait peut-être et qui assurément laguettait, a résolu d’opérer dans la voiture. Étant donnél’ingénieux instrument dont ils se sont servis, rien n’était plussimple. La difficulté consistait à déguerpir avant qu’on s’aperçûtque la voyageuse était morte, et tu as vu comment ils s’y sontpris.

» Va donc les retrouver dans Parismaintenant ! Tu ne les reconnaîtrais pas, si tu lesrencontrais.

– Je reconnaîtrais peut-être l’homme… etencore… je l’ai si peu vu… mais la femme… je n’ai aperçu d’elle queses yeux à travers une voilette…

– C’est insuffisant. Il est vrai que tuas entendu sa voix.

– Oui, une voix bien timbrée, plutôtgrave… l’accent parisien, à ce qu’il m’a semblé… rien departiculier d’ailleurs. Mais, si je suis hors d’état de lesreconnaître, je voudrais bien savoir comment, toi qui ne les asjamais vus, tu peux te flatter de remettre la main sur eux.

– Oh ! moi, j’ai mon système. Jeprocéderai du connu à l’inconnu, comme les mathématiciens. Quand jesaurai qui était cette jeune fille, je chercherai quels étaient lesgens qu’elle fréquentait, et je serais bien sot si, parmi ceux-là,je ne découvrais pas ceux qui avaient intérêt à se défaired’elle.

– Tu oublies que l’homme et la femme del’omnibus lui étaient inconnus, puisqu’elle ne leur a pas adresséla parole pendant le voyage ; donc elle ne les fréquentaitpas.

– Ils ont agi pour d’autres.

– C’est là une supposition bien hasardée.Et d’ailleurs, ton plan pèche par la base. On ne connaît ni le nom,ni le domicile de la morte.

– Pardon ! elle est exposée à laMorgue, et…

– Cela prouve bien qu’on n’a trouvé surelle aucune indication.

– Aucune, c’est vrai. Je me suisrenseigné auprès du greffier de l’établissement. J’allais teraconter ma conversation avec ce fonctionnaire, lorsque tu as jugéà propos de m’interrompre, sous prétexte que j’effrayais Pia. Ilm’a dit que dans les poches il n’y avait qu’un porte-monnaie uséqui contenait la somme de quatorze sous et un petit trousseau declefs attachées à un anneau d’acier. Le linge ne portait pas demarque. Du reste, pas une carte de visite, ce qui n’a riend’étonnant, et pas le plus petit bout de papier.

– Un bout de papier ! tu me faissonger que j’en ai ramassé un hier soir dans l’omnibus.

– Tu as trouvé un papier, et tu ne ledisais pas ?

– Ma foi, je n’y pensais plus.

– À quoi penses-tu donc alors ?

– À mon tableau, et tu devrais bienpenser au tien, c’est-à-dire à celui que tu projettes depuis un anet que tu n’as pas encore commencé.

– Laisse-moi donc tranquille ; tu neparles que du métier. Moi, j’ai la passion de l’inconnu. Et je voisque, décidément, il n’y a rien à faire de toi.

– Oh ! rien du tout !

– Aussi opérerai-je tout seul. Si tum’aides, ce sera sans le savoir… et sans le vouloir. Voyons !qu’en as-tu fait, de ce papier ? Tu ne l’as pas brûlé,j’espère !

– Non, mais je pourrais bien l’avoirperdu.

– Enfin, où l’as-tu serré ?

– Je l’ai mis dans la poche de monpardessus, avec l’épingle… qui t’a servi à empoisonner mon chat.Pauvre Mirza ! soupira le peintre en regardant le corps déjàraidi du malheureux angora.

Binos la tenait toujours à la main, cetteredoutable épingle, et, comme il gesticulait beaucoup en parlant,Freneuse observait ses mouvements avec une certaine inquiétude.

– Fais-moi donc la grâce de poser quelquepart ton dangereux outil, dit-il ; tu finirais par faire unmalheur. C’est bien assez que tu aies tué une innocente bête.

– N’aie pas peur, ça me connaît, réponditle rapin, qui cependant crut devoir se débarrasser de l’instrumentmeurtrier.

Il le plaça délicatement sur le poêle, et ilcourut au pardessus d’où il l’avait extrait. Il plongea sa maindans la poche béante, et il en tira un papier froissé.

– Dieu merci ! il y est encore,s’écria-t-il. C’est bien ça, n’est-ce pas ?

– Je crois que oui. Mais je t’avoueraique je l’ai empoché hier soir sans l’examiner.

– Ah ! tu peux te vanter de ne pasêtre curieux. C’est inouï ! Pourquoi le ramassais-tu alors, sice n’était pas pour le regarder ?

– J’en avais l’intention, mais tu m’asappelé, je suis entré au café, et tes discours extravagants m’ontfait perdre la tête. Enfin, tu le tiens maintenant. Dis-moi ce quec’est.

– C’est une lettre, mon cher, dit lerapin triomphant.

– Sans l’enveloppe et, par conséquent,sans l’adresse, fit observer Freneuse.

– Ça ne fait rien. La lettre vam’apprendre un tas de choses. Voyons. Ah ! diable ! elleest déchirée à peu près au milieu, dans le sens de la longueur. Çava me gêner pour comprendre… mais j’y arriverai tout de même… On abien fini par deviner ce que veulent dire les hannetons et lesoiseaux qui sont gravés sur l’obélisque… c’était plus difficile quede compléter des bouts de lignes qui manquent… Du reste, noussommes deux. Écoute un peu. « Ma chère… le motsuivant est déchiré… ma chère amie, ou : machère… un petit nom quelconque… C’est dommage qu’il n’y soitpas, mais nous savons déjà que la lettre est adressée à unefemme.

– Par un homme, à ce qu’il me semble.L’écriture est très masculine.

– Oui, elle est ferme, grosse et assezirrégulière. Ce n’est pas une écriture commerciale. Voyons lasuite.

« Enfin, nous y sommes. Je suis sûr demon […] arrivée depuis un mois. Elle loge rue des […] sort peu,mais va quelquefois le soir […] ne sais pas encore chez qui, mais[…] reviens à mon premier projet, car il est plus […] pas que çatraîne. Ainsi, fais-moi le plaisir de […] nos arrangements. On veuttout terminer d’ici à […] pas un mot à personne, pas même au […]découvert que ceux de la maison se défient…

« À demain donc, ma bonne Z… »

» Ah ! le nom de la dame commencepar un Z. C’est déjà quelque chose.

– Et la signature ? demandaFreneuse.

– Absente… déchirée… Il n’en est pasresté une syllabe, dit Binos qui avait lu la lettre à haute voix ens’arrêtant après chaque coupure de phrase.

– Parbleu ! te voilà bien avancé.Cette lettre est absolument inintelligible. Tout ce qu’elle nousapprend, c’est que la morte s’appelait Zélie, ou Zéphyrine, ouZénobie, ou…

– Alors, tu t’imagines que c’est elle quia perdu ce papier ?

– Je n’en sais rien, ma foi ! Maissi ce n’est elle, qui est-ce donc ?

– C’est l’autre, la coquine qui a joué del’épingle. Et veux-tu que je te dise à quoi lui a servi ce fragmentde lettre ? Il lui a servi à envelopper l’épingle empoisonnée.On le voit bien. Regarde comme il est froissé. La coquine avaitpeur de se piquer, et elle avait pris ses précautions.

– Oui, murmura Freneuse, elle a eu soinde déchirer la lettre. Impossible de comprendre quoi que ce soit àce qu’il y a d’écrit sur ce chiffon de papier.

– Tu crois ?

– Quelle induction tireras-tu de cesphrases tronquées ?

– Pour moi, le sens est aussi clair ques’il n’y manquait rien.

– Alors, tu m’obligeras en mel’expliquant, car je ne le saisis pas du tout.

– Parce que tu n’as pas pris la peine d’yréfléchir. Il y a cependant quelque chose qui t’a sauté aux yeux,c’est que la lettre a été écrite par un homme et adressée à unefemme.

– Dont le petit nom commence par un Z.Cela ne fait pas de doute. Mais ensuite ?… de quoi est-ilquestion ?

– D’expédier dans l’autre monde la pauvrefille qui est couchée à cette heure sur une dalle de la Morgue.

– Où diable vois-tu cela ?

– À chaque ligne. Je vais les reprendreune à une pour te faire toucher la chose du doigt. Le billetcommence par ces mots : « Enfin, nous ysommes ! » Ça veut dire : enfin, le moment d’agirest venu.

» Arrivée depuis un mois ! »qui ? La petite évidemment ! Arrivée est auféminin. Et cela s’accorde très bien avec nos appréciations. Ellen’est pas Française. Je l’ai bien examinée. Ce n’est pas notresoleil pâle qui a doré ce teint-là.

– C’est vrai. Elle a le typeespagnol.

– Admettons, si tu veux, qu’elle arrivaitdu fond de l’Andalousie. Que venait-elle faire ici ? L’auteurde la lettre le savait sans doute, et son premier soin a été del’espionner ; il a constaté tout d’abord qu’elle allaitparfois le soir… chez qui ? Il ne le sait pas encore, mais illui suffit qu’elle aille quelque part. Il a un projet, et il veutl’exécuter à bref délai. Ce projet, nous le connaissons maintenant,c’est le coup de l’épingle.

» “Il ne faut pas que ça traîne”, a écritcet inventeur de procédés expéditifs. Ce langage familier va trèsbien à l’homme que tu m’as dépeint, au voyageur de l’impériale…

» Et il ajoute : “on veut toutterminer d’ici à…” Voilà un bout de phrase qui établit clairementsa situation. Il reçoit des ordres, il opère pour un autre. Cegredin n’est qu’un assassin à gages. On veut… qui est ceton ? Probablement, un homme intéressé à supprimer la jeunefille et trop prudent pour se compromettre en agissantlui-même.

– Oui, murmura Freneuse, tu ne raisonnespas mal mais tu n’en es pas beaucoup plus avancé, car tout cela estbien vague.

– Pardon, à la seconde ligne, il y a uneindication qui est assez précise. « Elle loge… » Elle,c’est certainement la nouvelle arrivée… « elle loge ruedes… »

– Eh bien ! Le nom de la rue n’y estpas ? Est-ce que tu espères le deviner ? Ce serait plusfort que tout le reste.

– Remarque, cher ami, qu’il n’y a pas ruede… il y a rue des… ce pluriel facilitera singulièrementmes recherches. Combien y en a-t-il à Paris, de ruesdes… ? Fort peu, n’est-ce pas ?

– Mais tu te trompes. Il y en a beaucoup.Si tu veux, je vais t’en citer de mémoire une douzaine… rue desAmandiers… rue des Bons-Enfants… rue des Blancs-Manteaux… rue desCanettes… rue des Quatre-Vents… rue des Deux-Écus… rue desMauvais-Garçons…

– Assez ! assez ! tu finiraispar me réciter l’almanach Bottin d’un bout à l’autre. J’aime mieuxle consulter à loisir. Quoi que tu en dises, d’ailleurs, on lescompte, ces rues-là, et quand il y en aurait cinquante, je lesinspecterai toutes. J’irai de porte en porte demander si une jeunepersonne n’a pas disparu de la maison.

– Et, au bout de trois ou quatre mois, tufiniras peut-être par obtenir un renseignement, dit Freneuse, enhaussant les épaules. Il serait bien plus simple d’aller remettrel’épingle et la lettre déchirée au commissaire de police, quiouvrira une enquête et, avec les moyens dont il dispose, découvrirapromptement le domicile de la victime.

– Très bien. Alors, tu vas m’accompagnerchez ce magistrat.

– Moi ! ah ! mais non, parexemple ! Je t’ai déjà dit que je n’avais pas de temps àperdre.

– Comme tu voudras. Mais je ne puis rienfaire sans toi… j’entends : rien d’officiel. Si je me présentedevant le commissaire, il faudra bien lui dire de qui je tiens lespièces que je lui rapporte ; il faudra aussi que je luiraconte la mort de ton chat. Je crois même qu’il demandera à voirle cadavre de Mirza. On fera l’autopsie de la pauvre bête.

– Jamais de la vie ! s’écriaFreneuse. Je ne veux pas qu’on dissèque mon chat. C’est bien assezque tu l’aies tué.

– Donc, il est inutile que j’aille voirle commissaire pour lui conter l’histoire, répliqua Binos. Qui veutla fin, veut les moyens, mon cher. Si nous mettons l’affaire entreles mains de la police, tu dois t’attendre à être longuement etfréquemment interrogé.

– C’est ce que je ne veux pas.

– Et c’est ce qui arrivera sans aucundoute. À cette heure, personne ne croit à un crime. Aussi t’a-t-onlaissé tranquille. Mais si l’empoisonnement de Mirza est constaté,les choses changeront aussitôt de face. On fera des expériencesavec l’épingle sur d’autres animaux ; on sacrifiera des chienset des lapins ; les médecins écriront de gros rapports sur leseffets du curare, et l’on ne doutera plus que la jeune fille del’omnibus n’ait été assassinée. On mettra sur pied tous les agents,et, comme toi seul as remarqué et observé la tueuse et son complicede l’impériale, on te priera sans doute d’accompagner ces messieursde la Sûreté dans leurs expéditions, à seule fin de reconnaître lescoupables, si l’on parvient à les dénicher.

– Allons donc ! Est-ce qu’unparticulier est tenu de payer de sa personne en pareil cas ?Tu te moques de moi.

– Je conviens que j’ai un peu chargé letableau, mais tu peux être certain qu’on t’appellera chaque foisqu’on aura mis la main sur un homme suspect ou sur une femmesuspecte. C’est toi qui décideras s’il faut les relâcher, ou sil’arrestation doit être maintenue.

– Charmante perspective ! Je seraistoute la journée aux ordres de la police. Non pas, non pas !Fais comme tu l’entendras, cher ami. Pourvu que je ne sois obligéde ne me mêler de rien, c’est tout ce que je demande.

– Alors, tu me confies l’épingle et lalettre déchirée ; tu me laisses carte blanche, et tu net’aviseras jamais de contrôler mes opérations ?

– Jamais !… à une condition… c’estque tu me tiendras au courant.

– Tu peux y compter. Je ne serai occupéque de ma chasse aux gredins, et comme je te vois tous les jours,je n’aurai rien de mieux à te dire que de te raconter ce quej’aurai fait la veille. C’est convenu, n’est-ce pas ? Nousnous passons du commissaire.

– Oui… et cependant…

– Quoi donc ?

– Je me demande si nous avons le droit degarder pour nous ce que nous savons. Le devoir d’un bon citoyen estd’éclairer la justice, et tu veux laisser, comme on dit, la lumièresous le boisseau.

– Pardon ! je compte bien l’éclairerquand le moment sera venu, la justice !… c’est-à-dire quand jetiendrai le couple scélérat ; elle me devra des remerciements,car j’aurai préparé sa besogne, et le procès de ces coquins seraplus qu’à moitié fait quand je les lui livrerai.

– En vérité, je t’admire. Tu as en testalents une confiance !… Et sans doute tu te proposes d’opérerseul.

– Pas tout à fait. J’ai beaucoup dedispositions pour devenir un limier de premier ordre, mais lapratique me manque. Au début, il me faudra un guide, uninstructeur, pas pour les grands principes… je les ai devinésd’instinct… mais pour me montrer les petites ficelles dumétier.

» Eh bien, j’ai cet homme-là sous lamain.

– Ah bah !

– Mon Dieu, oui. C’est un monsieur que jerencontre très souvent au café… pas dans ce quartier-ci… il m’apris en amitié parce qu’un soir je lui ai fait son portrait aucrayon… et à l’œil. Il cause police assez volontiers, etil en cause très bien. Je suis à peu près sûr qu’il en a étéautrefois.

– Diable ! tu as de bellesconnaissances.

– Que veux-tu ? Je ne peux paspasser mes soirées dans les salons du faubourg Saint-Germain. Onoublie toujours de m’y inviter. Mais si tu connaissais ce bravePiédouche, tu comprendrais que je me plaise dans sa société. Il estplein d’esprit… et d’anecdotes amusantes.

– Je n’en doute pas, mais je te dispensede me le présenter, et je te prie même de ne pas lui parler demoi.

» Et maintenant que nous sommes d’accord,fais-moi le plaisir de me débarrasser de tout ce qui merappellerait cette lugubre histoire. Emporte la lettre, l’épingle,et même le corps de Mirza.

– Je ne demande pas mieux, réponditBinos, et par la même occasion je vais te débarrasser de mapersonne. J’ai affaire chez moi.

– Une dernière recommandation, ajoutaFreneuse. Ne dis jamais un mot de cette affaire devant Pia. Elleest très nerveuse, et je craindrais…

– Et puis elle bavarderait. N’aie paspeur. Je ne lui dirai rien. Et si elle me demande ce qu’est devenuton chat, je lui raconterai qu’il est mort pour avoir léché sur tapalette des couleurs à l’arsenic.

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