Le Crime de l’omnibus

Chapitre 12

 

 

En sa qualité de sorcière, Stella étaittoujours bien servie. Elle n’attendit pas dix minutes le retour dela noire messagère qu’elle avait envoyée chercher un fiacre.

La station la plus voisine n’était pourtantpas tout près, mais la petite négresse avait eu la chance derencontrer une voiture de la compagnie qui s’en revenait à vide etqui suivait au pas la paisible rue de la Sourdière.

Pia était toujours prête à sortir. N’ayantqu’un seul et unique costume, elle ne perdait pas de temps às’habiller, et quand la dame lui avait proposé d’aller ce jour-làrue des Abbesses et au cimetière de Saint-Ouen, afin de pouvoirprendre le train du soir, elle ne s’était pas fait prier, car ellene demandait pas autre chose.

Peu lui importait de partir seule ou encompagnie, pourvu qu’elle quittât Paris le plus tôt possible.

Ce qu’elle craignait, c’était de rencontrerPaul Freneuse, parce qu’elle avait peur de se laisser toucher s’illa priait de rester.

Stella, qui avait bien d’autres craintes, eutsoin de passer devant quand elles arrivèrent à la porte cochère etde donner un coup d’œil rapide des deux côtés de la rue.

Elle n’y vit rien de suspect. Le fiacre étaitrangé contre le trottoir, et le cocher avait quitté son siège pourcauser avec un homme qui devait être un de ses camarades, en congétemporaire, car il portait un chapeau de toile ciré et un giletrouge sous sa blouse.

– C’est vous qui avez ramené ma servante,demanda-t-elle ; une négrillonne d’une douzained’années ?

– Oui, Madame… et si Madame veut monter…,répondit le cocher en ouvrant la portière.

– Je vous prends à l’heure, et si vousmarchez bien, vous aurez un bon pourboire.

– Oh ! Madame sera contente… Nousallons… ?

– Rue des Abbesses, à Montmartre… voustournerez à gauche en haut de la rue des Martyrs… je vous arrêteraiquand nous serons devant la maison.

– Bien, Madame… seulement, si Madame mele permettait, je prendrais à côté de moi mon ami que voilà et quireste justement place de la Mairie, à deux pas de l’endroit où vaMadame.

– Faites comme vous voudrez, répondit lasoi-disant élève de Mlle Lenormand.

Elle était pressée, et elle ne pensa qu’àfaire monter Pia, à monter après elle et à baisser les stores.

– Vous ne tenez pas à être vue, n’est-cepas, ma chère enfant ? lui demanda-t-elle.

– Vous savez bien que non, murmura lapetite.

– La précaution que je prends estindispensable, car nous allons être forcées de passer dans lequartier des peintres. Il n’y a pas d’autre chemin pour aller chezSophie.

– Qu’importe ? Je suis bien cachée…et d’ailleurs personne ne pense plus à moi, là-haut.

Stella avait de fortes raisons pour croire lecontraire, mais elle les garda pour elle, et le voyage futsilencieux.

Pia était morne et abattue. Elle se laissaitmener comme un condamné qu’on voiture vers le lieu du supplice.

Sa conductrice n’avait garde d’essayer de latirer de cette torpeur qui la dispensait de répondre à desquestions embarrassantes.

Elle se disait :

« Tout va bien. La Cornu est prévenue denotre visite : elle a dû descendre dans l’allée, et chez ellenous n’en aurons pas pour cinq minutes. Au cimetière, nous aurionsbien du malheur si nous rencontrions des gens de connaissance. Cesoir, à huit heures, nous roulerons vers Marseille. »

Le fiacre allait comme le vent, et ladevineresse se félicitait d’être si bien tombée. Il monta au trotla côte pavée qui aboutit au boulevard extérieur, et, quand ill’eut franchie, il se mit à filer d’un train inusité.

Stella s’était si bien abritée contre lesregards des passants qu’elle ne s’aperçut pas, tout d’abord, de ladirection que suivait le cocher. Mais elle n’eut qu’à soulever lecoin d’un store pour reconnaître qu’il se trompait, et qu’au lieude grimper tout droit vers la rue des Abbesses, il avait tourné àgauche.

Elle frappa aux glaces de devant pourl’avertir de son erreur ; elle sonna. Rien n’y fit.

Ce cocher devait être sourd comme le pèrePigache, car il ne s’arrêta que sur la place Pigalle.

Stella, stupéfaite et furieuse, perdit toutemesure et abaissa brusquement une des glaces afin de saisir par lepan de sa redingote le cocher qui lui jouait ce mauvais tour.

Mais, sur le trottoir en hémicycle contrelequel ce fiacre indocile s’était arrêté, elle vit des gens groupésqui avaient l’air de l’attendre, et elle comprit, car elle reconnutFreneuse et Binos.

Alors, elle ne songea plus qu’à fuir, etnaturellement elle chercha à se sauver du côté de la place. Elleouvrit la portière, elle sauta et elle tomba dans les bras del’homme en blouse qui était descendu de son siège tout exprès pourla recevoir.

Elle essaya de lui échapper, mais il l’enlevacomme une plume ; il l’emporta sous le vestibule de la grandemaison des peintres, et il la déposa dans la loge du portier, quiétait occupée par deux sergents de ville.

Ce fut si vite fait qu’elle eut à peine letemps de crier, et que les gens qui passaient crurent qu’ils’agissait d’une femme tombée en syncope.

Pia, absorbée dans de tristes rêveries,n’avait, pour ainsi dire, rien vu ; mais, presque au mêmeinstant, l’autre portière s’ouvrit, et Paul Freneuse se montra.

– Ah ! murmura-t-elle, en serejetant en arrière, cette femme m’a trompée… c’était donc chezvous qu’elle m’amenait… laissez-moi !…

– Cette femme ! s’écria Freneuse,c’est elle qui a assassiné ta sœur… et elle t’aurait tuée commeelle a tué Bianca, si nous n’avions pas réussi à te tirer de sesgriffes. Je ne peux t’expliquer ça ici. Binos va te conduire àl’atelier, et je t’y rejoindrai dans un instant. Il faut d’abordque je confonde cette coquine.

– À l’atelier ! jamais ! ditPia d’une voix étouffée.

– Pourquoi ? Que t’ai-je doncfait ?

– Bon ! je devine ! s’écriaBinos qui s’était approché. Elle a peur de rencontrer là-hautMlle Paulet. Eh bien ! petite, je te jure quecette blonde n’y remettra plus les pieds… et que si son respectablepère s’avisait de s’y présenter, je me chargerais de le mettre à laporte. Demande plutôt à Freneuse.

– Moi aussi, je te le jure ! repritFreneuse.

Et ses yeux disaient si bien qu’il ne mentaitpas que Pia, pâle et tremblante, prit la main que Binos lui offraitpour descendre et se laissa entraîner dans la maison.

– À nous deux, maintenant,Mme Piédouche, dit entre ses dents Freneuse.

– Ah ! la gueuse ! s’écria lamarchande d’oranges, qu’elle essaye donc un peu de soutenir devantmoi qu’elle n’était pas dans l’omnibus.

– Oh ! elle n’osera plus nier, ditle notaire Drugeon. Mais prendra-t-on son complice ?

– Il doit être déjà coffré, cria l’hommeperché sur le siège. Le patron qui s’est chargé de le faireemballer sera ici dans dix minutes. Comment trouvez-vous qu’il amené ça ?

– Merveilleusement. L’idée de vousdéguiser en cochers, vous et votre camarade, est impayable.

– Les vrais faisaient une drôle de têtequand il leur a commandé de changer de pelure avec nous. Mais lasorcière a bien coupé dans le pont.

Freneuse et Virginie Pilon laissèrentMe Drugeon chanter les louanges du faux Pigache,qui n’était qu’un agent supérieur de la police de Sûreté, etcoururent à la loge où Stella était gardée à vue.

Elle avait l’air d’une bête fauve prise aupiège, et quand elle vit paraître les deux témoins qu’elle nepouvait pas récuser, un éclair de colère passa dans ses yeux, maiselle ne bougea pas, et elle dédaigna de répondre aux questions deFreneuse, qui se lassa bientôt de l’interroger.

Il venait d’aller retrouver Pia, quand Pigachearriva. L’habile homme avait terminé sa besogne rue de laSourdière. Auguste Blanchelaine, arrêté à domicile par uncommissaire assisté de quatre agents, était en route pour le dépôtde la préfecture.

L’entrée de Pigache dans la loge amena un coupde théâtre. Stella comprit qu’elle était perdue. Le faux sourdavait entendu sa conversation avec son associé, et il savait à quois’en tenir sur leur culpabilité à tous les deux.

– Où est l’épingle qui vous a servi àtuer Bianca Astrodi ? lui demanda-t-il, sans préambule. Vousdevez l’avoir sur vous, et si vous ne me la remettez pas, Madamequi était à côté de vous dans l’omnibus va vous fouiller.

– C’est inutile, dit d’une voix rauquel’affreuse créature, je vais vous la donner. La voici.

Elle la tenait cachée dans son gant depuisqu’on l’avait traînée dans la loge du concierge : elle fermavivement la main, et elle tomba foudroyée. La pointe meurtrièreavait pénétré dans les chairs du poignet.

Bianca était vengée.

– Elle épargne de la besogne à la courd’assises, dit philosophiquement Pigache, pendant que les sergentsde ville se précipitaient pour relever la morte. Je parierais quecette canaille de Piédouche n’aura pas le courage de faire commeelle. Il est vrai qu’il a des chances de s’en tirer. Maintenant quesa douce compagne a passé l’arme à gauche, la complicité seradifficile à prouver.

» Je vais toujours serrer l’épingle.Faute de cette pièce à conviction, jamais les jurés ne lecondamneraient.

Il la ramassa sur le plancher de la loge, etil l’enveloppa soigneusement dans un journal.

La marchande d’oranges s’était sauvée envoyant tomber la sorcière ; à l’entrée du corridor, elle seheurta à Me Drugeon, qui causait à un personnagequ’on n’attendait guère.

D’un fiacre conduit, celui-là, par un vraicocher, étaient descendus M. et Mlle Paulet,et le notaire, qui se promenait sur le trottoir, n’avait pas étépeu surpris de les voir, car une heure auparavant, M. Pauletavait refusé de lui donner l’adresse de l’agent d’affaires, et ilss’étaient quittés très froidement.

Or, Paulet savait que Freneuse agissait deconcert avec Me Drugeon. Que venait-il donc fairedans l’atelier du peintre ?

– Je sais le nom, cria-t-il en descendantde voiture. Il s’appelle Blanchelaine, et il demeure…

– Rue de la Sourdière. Vous ne m’apprenezrien, interrompit le notaire. Il est arrêté.

– Arrêté ! Ah ! mon Dieu !c’était donc vrai… il a trempé dans un crime ! Vous êtestémoin que j’ai apporté son adresse à M. Freneuse dès que jel’ai eue… Vous n’étiez pas parti depuis dix minutes que je l’airetrouvée dans mes papiers.

M. Paulet n’était pas rassuré du tout,car il pensait aux lettres et à l’engagement signés de lui, qu’onavait dû saisir chez Blanchelaine. Il s’était ravisé, et il prenaitses précautions, pour qu’on ne le soupçonnât point d’avoir commandéle meurtre à ce coquin. Et, en venant voir Freneuse, il avait eusoin d’amener sa fille, pour donner un prétexte à sa visite.

– Montons, mon père, ditMlle Marguerite plus belle et plus hautaine quejamais. M. Freneuse nous expliquera ce qui se passe.

– Je vous préviens qu’il n’est pas seul,murmura Me Drugeon.

– Ah !… eh bien, raison de plus,répliqua-t-elle. Nous serons complètement renseignés.

Elle avait deviné que l’Italienne était là, etelle n’était pas fille à reculer. Elle entra dans la maison, etM. Paulet la suivit.

– Ne regardez pas dans la loge duportier, leur cria Virginie Pilon.

Ils n’avaient garde. Le père était aussipressé que la fille d’arriver à l’atelier du peintre.

Ils n’eurent pas besoin de sonner. La porteétait ouverte, et ils purent contempler un tableau tout à faitimprévu. Pia était assise à la place où Mlle Pauletl’avait vue le jour où elle l’avait chassée, mais Pia ne pleuraitplus.

Pia écoutait, avec ravissement, les sermentsde Paul Freneuse, agenouillé devant elle ; Pia abandonnait sesmains à l’artiste, qui les couvrait de baisers.

Et Binos, toujours facétieux, faisait le gestede les bénir. Il fut le premier qui aperçut M. Paulet et safille arrêtés sur le seuil, et il eut l’impudence de leurcrier :

– N’est-ce pas que c’est touchant ?Daphnis et Chloé, quoi !

Freneuse fut debout en un instant et vintdroit à eux.

Pia attendait, pâle et anxieuse. C’était sonsort qui allait se décider.

– Venez, mon père, dit sèchementl’orgueilleuse Marguerite. Ma place n’est pas ici, puisque Monsieury reçoit une créature qui vous a volé l’héritage de votrefrère.

– Vous insultez une enfant qui vaut mieuxque vous, répliqua Freneuse, emporté par la colère.Sortez !

» Et vous, Monsieur, reprit-il ens’adressant à M. Paulet, apprenez queMlle Astrodi renonce à l’héritage que vousconvoitez. Elle ne veut pas de la fortune d’un homme qui aabandonné sa mère. Je souhaite que la justice ne vous demande pascompte de vos honteuses accointances avec un scélérat, et j’espèrebien ne jamais vous revoir.

Le père et la fille courbaient la tête. Piaaussi était vengée.

*

**

Trois mois se sont écoulés. Blanchelaine, ditPiédouche, va passer aux prochaines assises. Il espère obtenir lescirconstances atténuantes. Pigache a eu de l’avancement ;cette affaire l’a tiré de pair. Il sera peut-être un jour chef dela Sûreté.

Me Drugeon est retourné à sonnotariat, comblé de bénédictions par Freneuse et Pia qui sontpartis pour l’Italie. Ils se marieront à Subiaco, et ils n’aurontpas besoin de la fortune de M. Francis Boyer pour êtreheureux. Freneuse a manqué son exposition cette année, mais lebonheur qui l’attend valait bien ce sacrifice.

Binos se console, en buvant des bocks, del’absence de ses amis. M. Paulet n’a pas été inquiété, et safille aura un demi-million de plus. Mais elle ne trouve pasd’épouseurs.

Tout se sait à Paris, et le crime de l’omnibuslui a fait du tort.

FIN

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