Le Crime de l’omnibus

Chapitre 11

 

 

Ce jour-là, les habitants de la rue de laSourdière qui flânaient sur le pas de leurs portes eurent unspectacle auquel ils n’étaient pas accoutumés.

Deux fiacres qui se suivaient de prèss’arrêtèrent au coin de la rue Gomboust, où ils étaient arrivés parla rue Saint-Roch, et se rangèrent à la file contre lesmaisons.

Du premier, descendirent quatre hommes et unegrosse femme qui se séparèrent aussitôt en trois groupes.

Au même moment, deux autres hommes sortirentde la seconde voiture, et se dirigèrent à petits pas vers le marchéSaint-Honoré.

La femme entra dans la rue de la Sourdière. Àdix pas derrière elle, marchait un petit vieillard coiffé d’unchapeau tromblon.

Un peu plus en arrière, venaient deux grandsdiables d’assez mauvaise mine qui s’avançaient à la file et à pascomptés.

Le cinquième voyageur du premier convoi pritle même chemin que les deux qui avaient tourné du côté du marché.Celui-là était habillé de noir et cravaté de blanc, comme unordonnateur des pompes funèbres.

Tous ces gens, qui n’avaient pas l’air de seconnaître entre eux, faisaient cependant partie de la mêmeexpédition ; un observateur l’aurait deviné tout de suite.

Mais les petits marchands qui les virentpasser n’y entendirent pas malice, et personne ne se mit auxfenêtres pour les regarder.

La femme entra dans une cour qui précédait uneassez belle maison et s’aboucha avec le concierge.

Le petit vieillard qui la suivait arriva avantque le colloque fût fini, et, comme ils demandaient tous les deuxla même personne, le portier leur fit à tous les deux la mêmeréponse :

– Au premier, la porte à gauche. Mais jene sais pas si Madame reçoit, et elle va partir en voyage.

Ils montèrent l’escalier ensemble, sanséchanger une parole.

Quand ils arrivèrent sur le palier, ce futautre chose.

– Vous avez bien compris ce que vous avezà dire, n’est-ce pas ? demanda le vieillard en baissant lavoix. Vous êtes la sœur de ma femme de ménage. Je suis sourd, etj’ai tout fait pour me guérir de ma surdité. Vous m’avez parlé deMme Stella qui donne des consultations sur toutesles maladies, et vous m’amenez chez elle pour qu’elle me prescriveun traitement.

– Connu ! connu ! répondit lagrosse femme.

– Et quand vous m’aurez annoncé, vous melaisserez parler.

– Ça me va, car je ne saurais quoidire.

– Voici la porte, reprit le bonhomme enmontrant la plaque où brillait le nom de l’élève deMlle Lenormand. Sonnez, ma bonne.

Et pendant que sa commère tirait le bouton decuivre, il aperçut une autre inscription qui faisait vis-à-vis àcelle-là.

– Bon ! murmura-t-il, il y a unagent d’affaires en face. C’est l’associé, je le parierais. Et j’aidans l’idée que je ferai coup double.

– On n’ouvre pas, dit la femme.

– Sonnez plus fort.

Elle recommença, mais sans plus de succès.

– Les habitués doivent avoir une manièrede se faire reconnaître, dit tout bas le vieux. Il s’agirait de latrouver, et ce n’est pas facile. Carillonnez toujours. Nous allonsvoir.

Le carillon ne produisit aucun effet. Rien nebougea dans l’appartement de la devineresse, mais le bonhomme quin’était sourd qu’en chambre crut entendre qu’on marchait dansl’appartement de l’agent d’affaires, et s’en rapprocha toutdoucement pour mieux écouter.

Il allait coller son oreille contre la porte,quand cette porte s’entrouvrit.

– Tiens ! s’écria-t-il,M. Piédouche !

En même temps, il avançait la tête et le braspar l’entrebâillement.

– Comment ! c’est vous, pèrePigache ! dit l’homme qui avait ouvert.

– Ah ! je suis joliment content devous voir, car j’ai un tas de choses à vous conter. Il s’en passede drôles au Grand-Bock depuis que vous n’y venez plus. Etje ne m’attendais pas à vous rencontrer ici. J’étais monté avec mabonne pour consulter Mme Stella.

– Elle n’y est pas, cria Piédouche en sefaisant un porte-voix de ses deux mains.

– Ah ! j’en suis bien fâché. On m’adit qu’elle me donnerait un remède qui me débarrasserait de moninfirmité. Je reviendrai une autre fois ; mais, puisque vousvoilà, je voudrais bien causer avec vous.

– Je n’ai pas le temps.

– Oh ! ça ne sera pas long. Vouspouvez bien me donner cinq minutes.

– Qu’est-ce que vous avez à medire ?

– Des choses qui vous intéresseront.Figurez-vous que depuis deux jours l’établissement du père Poivreauest plein de mouchards.

Piédouche tenait toujours la porteentrebâillée et ne paraissait pas disposé à livrer passage au pèrePigache.

Il le regardait d’un air soupçonneux, et ilregardait aussi la grosse marchande d’oranges qui assistait de loinà leur colloque.

Mais au mot de « mouchards », ilchangea d’attitude.

– Qu’est-ce qui se passe donc auGrand-Bock, demanda-t-il, en criant à tue-tête pour ne pasêtre obligé de répéter la question.

– Il paraît qu’on cherche un individu quise trouve mêlé à une affaire d’assassinat, et qui fréquentel’estaminet sous un faux nom. Je peux vous donner tous les détails.Mais ça vous gêne peut-être de me recevoir parce que vous n’êtespas chez vous, dit Pigache en montrant la plaque où était inscritle nom de Blanchelaine.

– Je suis chez un de mes amis qui est encourses, et qui m’a prié de le remplacer pour une heure.

– Alors, je ne vous dérange pas, et nousavons le temps de causer. Je vais dire à ma bonne d’allerm’attendre dans la rue.

Cette dernière proposition décida Piédouche.Il ne se souciait pas d’introduire dans son domicile une femmequ’il ne connaissait pas, mais le sourd ne lui inspirait aucunedéfiance, et il jugeait utile de l’interroger à fond sur lesagissements de la police au café du père Poivreau.

– Nous ne pouvons pas parler ici, repritPigache. Mon infirmité vous oblige à hurler, et nous finirions parattirer les voisins.

» Va-t’en, Virginie. Si ça t’ennuie derester en bas, tu peux aller t’asseoir aux Tuileries, devant legrand bassin : je t’y rejoindrai tout à l’heure.

Il savait bien que Virginie comprenait àdemi-mot et qu’elle n’irait pas si loin.

La brave marchande d’oranges lui obéissaitaveuglément depuis qu’elle savait à qui elle avait affaire. Elle nedemanda pas d’autre explication, et elle descendit l’escalier plusvite qu’elle ne l’avait monté.

– Entrez, mon vieux, dit Piédouche ens’effaçant.

Pigache passa. Piédouche ferma la porte auverrou et le conduisit dans son cabinet où se promenait une femmeque Freneuse aurait reconnue sans peine, s’il eût été là, car elleétait vêtue exactement comme le soir de la représentation desChevaliers du brouillard.

Elle fronça le sourcil en voyant le bonhommeque son complice amenait, et ses yeux demandèrent qui c’était.

– Ne t’inquiète pas, lui dit Piédouche àdemi-voix. J’ai besoin de tirer les vers du nez à cet imbécile, etsi je m’aperçois que c’est un espion, il ne sortira pas d’icivivant.

En parlant ainsi, Piédouche regardait à ladérobée le bon Pigache, qui ne broncha point. La physionomie duvieillard resta souriante et niaise, comme d’habitude.

– Bon ! je suis fixé, reprit lesoi-disant Blanchelaine. J’avais peur qu’il ne fît semblant d’êtresourd. Maintenant, je suis sûr qu’il l’est. Nous pouvons causercomme s’il n’était pas là.

– Mais enfin qu’est-ce que c’est que cethomme-là, et que vient-il faire ici ?

– C’est un crétin qui fréquente leGrand-Bock et ce n’est pas chez moi qu’il venait. Sa bonnel’avait amené pour te consulter sur sa surdité.

– Alors, c’est lui qui sonnait ?

– Non, c’était sa bonne, et quand j’aientrebâillé ma porte, je me suis trouvé bec à bec avec lui.

– Bon ! mais pourquoi l’as-tu faitentrer ?

– Parce qu’il m’a dit qu’on a vu desagents de la Sûreté dans l’estaminet du père Poivreau, et que jeveux savoir de quoi il retourne.

– Expédie-le vite alors, parce que je neveux pas laisser la petite seule. Elle parle de partir ce soir, et,pour la calmer, j’ai été obligée de lui promettre que nous irionschercher la malle de sa sœur chez Sophie Cornu.

Pendant cet échange d’explications, Pigacheétait resté en contemplation devant la dame et se préparait à lasaluer.

– Madame est la femme de l’ami qui m’aprié de garder son bureau, lui cria Piédouche.

– Tous mes compliments à Monsieur votreami, dit le bonhomme en s’inclinant jusqu’à terre.

– C’est bon ! c’est bon !asseyez-vous et contez-moi votre histoire.

» Alors, la police cherche un assassinchez Poivreau ?

– Oui, et j’ai dans l’idée qu’elle ne lepincera pas, car il n’y vient plus personne. Il se méfie,voyez-vous, et il ne remettra plus les pieds auGrand-Bock.

– Enfin, qui a-t-il assassiné ? Il ya huit jours que les journaux n’ont parlé d’un crime.

– On dit que c’est une vieille affaire.Une jeune fille qu’on aurait tuée dans un omnibus.

Cette réponse, faite du ton le plus naturel etle plus indifférent, troubla considérablement la devineresse et sonacolyte.

Ils ne s’attendaient guère à entendre ce vieilahuri leur parler de la mort de Bianca Astrodi et leur en parlercomme si tout le monde savait que Bianca était morteassassinée.

Et il n’en fallait pas tant pour les mettre endéfiance.

Ils échangèrent un regard, et la femme fitmine de s’en aller.

– Comment savez-vous ça ? ditPiédouche à l’ancien droguiste, sans forcer le diapason de savoix.

– Vous me demandez le nom de l’assassinqu’on cherche, répondit Pigache en se faisant un cornet acoustiqueavec sa main. Malheureusement, je ne le connais pas plus que vous.Les pratiques du père Poivreau ne valent pas cher, et les soupçonsse portent un peu sur tout le monde, surtout sur ceux qu’on ne voitplus à l’estaminet. Mais je puis vous nommer l’animal qui est causede tout ça. C’est ce méchant rapin qui faisait votre partie depiquet… le nommé Binos. Il paraît qu’il est allé déposer uneplainte à la préfecture de police.

– Ça ne m’étonne pas, grommela Piédoucheen s’adressant à sa compagne. Le vieux dit probablement la vérité,et je suis de plus en plus certain qu’il est sourd, car il n’a pasrépondu à ma question, ou du moins il a répondu tout de travers. Iln’a pas entendu et il n’entend pas un mot de ce que nousdisons.

– Je le crois, murmura la femme ;mais ça n’empêche pas que c’est très grave, ce qu’il vient de nousapprendre. J’ai dans l’idée que ce Binos a dû te dénoncer. Tu as eujoliment tort de causer avec lui de l’affaire.

– Il le fallait bien pour ravoirl’épingle et la lettre. Mais je ne serais pas étonné que, ne mevoyant plus venir à l’estaminet, il ait fini par me soupçonner,sans compter que son ami Freneuse a dû le pousser. Il nous a vus,ce Freneuse, et si par malheur le Paulet lui donnait l’adresse deM. Blanchelaine, agent d’affaires, nous serions dans de bienmauvais draps.

– C’est-à-dire que nous irions coucher enprison le jour même. Si tu m’en crois, nous n’en courrons pas lachance. J’ai bien envie de partir ce soir avec Pia.

– Mais tu viens de me dire qu’elle veutabsolument la malle de sa sœur.

– Si ce n’était que ça, j’irais lachercher sans elle, cette malle. Mais elle veut aussi aller encoreune fois au cimetière de Saint-Ouen.

– Et après, elle consentira àpartir ?

– Elle ne demande que ça.

– Eh bien ! conduis-la chez SophieCornu, conduis-la à Saint-Ouen. Il ne faut pas trois heures pourfaire le voyage. Tu auras encore tout le temps de te préparer àprendre l’express de huit heures. Moins tu resteras à Paris avecelle, et mieux ça vaudra, car les peintres sauront que la petiten’est plus chez Lorenzo, et ils sont capables de se mettre encampagne pour la retrouver. Nous sommes à la merci d’un hasard… lehasard d’une rencontre.

– Oh ! j’aurai soin de baisser lesstores du fiacre… et d’ailleurs on ne la cherche pas encore.

– Non, mais on la cherchera peut-êtredemain. Donc, file ce soir sur Marseille. J’irai vous y rejoindreaprès-demain.

– Je crois que tu as raison, et, pour nepas perdre de temps, je vais envoyer la petite négresse me chercherune voiture.

– Très bien. Attends seulement que je mesois débarrassé de cette vieille bête qui vient de nous rendre unfameux service.

Et, se tournant vers le bonhomme qui étaitresté debout, il lui cria, le plus haut qu’il put :

– Excusez-moi, père Pigache. Madame meracontait qu’on lui avait justement parlé de cette histoire del’omnibus. Moi, je crois qu’il n’y a pas dans tout ça de quoifouetter un chat, et je tiens à rassurer ce pauvre diable dePoivreau. Voulez-vous aller m’attendre auGrand-Bock ?J’y serai dans une heure.

– Avec grand plaisir, répondit le sourd.Vous êtes comme moi, vous n’abandonnez pas vos connaissances, parcequ’elles sont dans la peine. Mais je ne veux pas vous déranger pluslongtemps, et je vous présente mes salutations ainsi que mes trèshumbles hommages à Madame.

» Je reviendrai demain consulter votrevoisine, Mme Stella, ajouta Pigache en se retirantà reculons.

Piédouche le reconduisit jusque sur le palier,le congédia avec une vigoureuse poignée de main, et se barricadadans son appartement.

Dès qu’il eut refermé sa porte, Pigache seredressa, descendit quatre à quatre les marches de l’escalier,traversa vivement la cour et se mit à courir à toutes jambes versla rue Gomboust, où les deux fiacres attendaient.

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