Le Crime de l’omnibus

Chapitre 6

 

 

Depuis la représentation des Chevaliers duBrouillard, Paul Freneuse vivait comme un ermite, ou, ce quirevient au même, comme un artiste qui est en retard pour envoyerson tableau au jury d’examen, et qui travaille avec acharnement, depeur de manquer l’ouverture du Salon.

La première journée avait été dure. Sa chasseà l’homme lui trottait par la tête. Il se reprochait d’en êtrerevenu bredouille, et il pensait à se remettre en quête, dès quel’occasion se représenterait.

Il pensait aussi, un peu plus que de raison, àMlle Paulet, et, quand il s’asseyait devant sonchevalet, l’image de la belle Marguerite, évoquée par sonimagination de peintre amoureux, venait souvent se placer entre sesyeux et sa toile.

Mais ce fut l’affaire d’une séance. Dès laseconde, la passion de l’art reprit le dessus. Les souvenirs de lacourse en fiacre s’effacèrent, les fantômes s’évanouirent, et il nesongea plus qu’à faire un chef-d’œuvre.

Le moment était bien choisi pourl’achever.

M. Paulet, retenu par son deuil, nedevait pas réaliser d’ici à un certain temps le projet de visite àl’atelier dont il avait été question assez vaguement, et même il nerecevait pas.

Freneuse s’était contenté de lui porter sacarte et ne craignait pas d’être dérangé de ce côté-là.

Et, pour comble de chance, Binos ne venaitplus rôder chez son ami. Binos, qui passait sa vie à flâner dansl’atelier, en fumant d’interminables pipes, Binos était devenuinvisible.

Freneuse n’avait pas d’inquiétudes sur soncompte. Il pensait bien que ce fantaisiste avait planté sa tente auGrand-Bock ou dans un autre caboulot hospitalier,à moins qu’il ne s’amusât à jouer au policier pour courir après lesauteurs du crime de l’omnibus.

Freneuse savait qu’il reviendrait lorsqu’ilaurait du nouveau à lui apprendre, ou même tout simplement lorsqueson crédit serait épuisé dans les cafés où il s’abreuvait surparole.

Et Freneuse ne regrettait pas du tout sonabsence, car Binos était un compagnon insupportable pour un artistelaborieux.

Binos remuait sans cesse, touchait à tout etne restait pas une minute sans parler. Il se lançait à tout proposdans des théories à perte de vue, assaisonnées de paradoxesextravagants qui auraient mis hors des gonds l’homme le pluspatient, et il n’y avait pas moyen de le faire taire.

Depuis que cet agité ne venait plus s’établirderrière Freneuse et critiquer son travail, le tableau avançaitdeux fois plus vite.

Pia donnait chaque jour des séances de cinqheures. Elle arrivait avant midi, et elle ne partait qu’à la tombéede la nuit.

Et elle posait avec une assiduité et unepersévérance exemplaires. Jamais un mouvement, jamais un mot. Ellene demandait jamais à se reposer. Il fallait que Freneuse l’yinvitât pour qu’elle consentît à se lever de son escabeau pour sedélasser d’une immobilité fatigante.

Autrefois, elle était moins calme, et elleprofitait des interruptions de séance pour dégourdir ses jambes etdélier sa langue.

Elle prenait un plaisir extrême à visiterl’atelier, et elle y faisait de véritables voyages de découvertes,soulevant les toiles ébauchées que Freneuse avait retournées contrela muraille, lançant des exclamations de joie quand ellereconnaissait le modèle qui avait posé, trouvant des rapprochementsinattendus, des questions intelligentes, et gazouillant comme unoiseau.

Mais sa gaieté s’était éteinte peu à peu, etdepuis quelques jours la pauvre enfant semblait avoir changécomplètement de caractère.

Elle ne babillait plus, elle ne courait plus.En descendant du siège incommode où la retenaient les exigences dela pose, elle allait tristement s’asseoir dans un coin sur untabouret bas, et elle restait là silencieuse, immobile, les coudessur ses genoux et le menton appuyé sur ses mains.

Freneuse n’y avait pas trop pris garded’abord, absorbé qu’il était par des retouches ; mais letroisième jour, il avait remarqué que Pia avait les yeux rouges, etil s’était enquis de la cause de son chagrin.

L’enfant avait répondu qu’elle regrettaitMirza, dont elle venait d’apprendre la fin tragique, et Freneuses’était absolument refusé à croire qu’elle pleurait le malheureuxangora assassiné par Binos.

Mais, comme il n’avait pas de temps à perdre,il avait renoncé à la confesser, tout en se promettant del’interroger à fond, dès que son tableau serait fini.

Par malheur, à la cinquième séance après lamort du chat, il fut obligé de reconnaître que Pia ne tenait plusla pose, et il fallut bien le lui dire.

– Petite, soupira-t-il en la regardantfixement, ce n’est plus ça du tout. Tu représentes en ce moment uneVierge au tombeau ou une Madeleine dans le désert, mais nullementune bergère de Subiaco. Voyons ! ma fille, quand tu gardaisles chèvres là-bas, tu n’avais pas cette mine d’enterrement.

– À Subiaco, dit l’enfant, si bas qu’onl’entendait à peine, je n’avais pas de peines.

– Et quelles peines as-tu donc ici ?s’écria Freneuse. Des peines de cœur ?

– Vous savez bien que non.

– Bon, tu m’as dit que tu n’avais pasd’amoureux, et je te crois. Tu es trop sage pour t’éprendre desgarçons que tu rencontres dans la maison de Lorenzo ou sur la placePigalle. Qu’as-tu donc, alors ?

– Je n’ai rien, M. Paul.

– Ne me dis pas ça. Je te connaisbien ; je lis sur ta figure à livre ouvert, et je te déclareque tu n’es plus du tout la même. Tu ne ris plus, tu ne tiens plusta tête et tu laisses tomber tes bras, comme si tu posais pour unestatue de la douleur. C’est à ce point que je ne fais plus rien debon, et que si tu continues à larmoyer, je manquerai mon tableau.Ma chevrière aurait l’air d’être la fille d’un brigand qu’on vientde fusiller.

» Pour te remonter, petite, il n’y aqu’un moyen. Conte-moi tes chagrins. Ça te soulagera, et j’ytrouverai un remède. Voyons, parle. Le père Lorenzo, qui t’héberge,t’aurait-il fait des misères ?

– Non. Il a presque du respect pour moi,depuis que vous m’avez recommandée à lui. Il ne monte jamais dansma chambre sans ma permission.

– Très bien. Je lui donnerai une joliebonne-main, la première fois que je le verrai, et j’iraile voir tout exprès.

» Et toi, as-tu besoind’argent ?

– Oh ! non. J’en gagne chez vousdeux fois plus que je n’en peux dépenser.

– As-tu le mal du pays ? Est-ce lamontagne que tu regrettes ?

– Qu’y ferais-je maintenant ? Je n’yai plus personne, murmura la pauvre fille.

– C’est vrai, dit Freneuse tout ému. Tues orpheline.

– Ma mère est morte l’an passé.

– Et tu n’as jamais connu tonpère ?

– Je l’ai vu quand j’étais tout enfant.Mais je me souviens à peine de lui.

– C’était un Français, n’est-cepas ?

– On me l’a dit. Ma mère ne me parlaitjamais de lui.

– Et tu n’avais pas d’autresparents ?

– Si, une sœur. Je croyais que vous lesaviez.

– Oui, je me rappelle maintenant que tum’as raconté qu’elle avait quitté Subiaco à douze ans. Elle étaitplus âgée que toi.

– J’avais neuf ans quand elle en avaitdouze.

– Et ta mère l’a laisséepartir ?

– Ma mère était si pauvre qu’elle nepouvait plus la nourrir.

– Hum ! mon compatriote s’était bienmal conduit. On n’abandonne pas sa femme et sa fille, quand on a ducœur.

– Moi, je gagnais ma vie en gardant leschèvres, reprit Pia, sans relever cette appréciation sévère, maisjuste, de la conduite de son père.

» Ma sœur était plus délicate que moi.Elle n’aurait pas pu supporter la misère. Elle avait beaucoup devoix, et il passa chez nous un maître de chant qui cherchait desélèves. Il lui proposa de lui enseigner la musique et de la placerplus tard dans une troupe d’opéra. Elle l’a suivi.

– Et tu n’as plus entendu parlerd’elle ?

– Elle écrivait chaque année à un hommede Subiaco qui nous donnait de ses nouvelles. Ma mère n’a jamais sulire… et moi, je n’ai appris à lire qu’en France… grâce à vous.

– Eh bien, qu’est-elle devenue, cettesœur ? Je n’ai jamais songé à te le demander. À-t-elle faitson chemin au théâtre ?

– Elle a chanté dans plusieurs grandesvilles d’Italie. L’automne dernier, elle était à Milan… et ellechantait à la Scala.

– Comme prima donna ?

– Non, dans les chœurs.

– Diable ! elle ne devait pas êtremillionnaire, alors. Comment as-tu appris tout cela, puisque tuavais quitté Subiaco ?

– On lui avait écrit de là-bas que notremère était morte et que le vieux Lorenzo m’avait emmenée à Paris.Chez nous, tout le monde connaît Lorenzo, et l’on sait où il loge.Il y a six semaines, j’ai reçu une lettre de ma sœur, une lettreadressée rue des Fossés-Saint-Bernard.

» C’était la première fois de ma vie quequelqu’un m’écrivait.

– Mais ce ne sera pas la dernière ;tu as répondu à ta sœur, je pense ?

– Oui, une fois, et puis est arrivée uneseconde lettre d’elle qui m’annonçait qu’elle allait venir àParis.

– Ah ! bah ! Et elle y estvenue ?

– Oui, il y a un mois.

– Comment, petite, tu m’avais cachécela ?

– Ma sœur m’avait défendu de parlerd’elle. Elle voulait que personne ne sût qu’elle était ici.

– Mais tu la voyais, toi ?

– C’est parce que je ne la vois plus queje pleure, dit Pia en fondant en larmes.

– Comment ! tu ne la voisplus ? s’écria Freneuse. Vous êtes déjà brouillées ?

– Brouillées ! oh ! non,soupira l’Italienne. Nous nous aimons tendrement… comme s’aimentdeux sœurs qui sont restées seules au monde.

– Eh bien, alors… pourquoi avez-vouscessé de vous voir ?

– Parce qu’elle n’est plus venue chezmoi.

– Qui t’empêchait d’aller chezelle ?

– Je n’ai jamais su où elledemeurait.

– Par exemple ! ah ! voilà quiest fort ! Quoi ! ta sœur arrive à Paris, tout exprèspour te retrouver, et elle ne te donne pas son adresse !

» Mais, d’abord, il me semble qu’elleaurait pu habiter avec toi.

– Non ; la maison du père Lorenzo nelui convenait pas. On m’y respecte, moi, parce que je ne suisencore qu’une enfant ; mais ma sœur a dix-huit ans, et elleest belle.

– Est-ce que tu t’imagines que tu eslaide ? Mais il ne s’agit pas de ça. Je conçois à la rigueurqu’elle n’ait pas voulu prendre gîte dans le caravansérail de larue des Fossés-Saint-Bernard. Ce n’était pas une raison pour ne paste dire où elle demeurait.

– Elle avait un motif… qu’elle ne m’a pasconfié et que je ne lui ai pas demandé. Je sais seulement qu’ellene voulait recevoir personne.

– Mais enfin, elle venait tevoir ?…

– Oui, tous les soirs.

– Pourquoi le soir ?

– Parce qu’elle savait que, dans lajournée, je venais poser chez vous.

– Ah ! tu lui as parlé demoi ?

– Oh ! bien souvent.

– Et elle, de quoi teparlait-elle ?

– De notre mère, de notre enfance, denotre pays…

– Et elle le regrettait, votrepays ?

– Oui ; elle me disait que son désirle plus cher était d’y vivre avec moi.

– Elle aurait renoncé au théâtre,alors ?

– Sans regret. Le métier de chanteuse nelui plaisait pas.

– Et toi, aurais-tu volontiers renoncé àposer ?

– Je ne sais pas, murmura la jeune filleen baissant les yeux.

– Il faudra pourtant bien que tu yrenonces tôt ou tard. Tu ne peux pas passer ta vie à courir lesateliers. Tu te marieras.

– Je ne veux pas me marier, dit vivementPia.

– Bon ! tu changeras d’avis.Revenons à ta sœur. Elle a dû au moins t’apprendre pourquoi elleétait venue à Paris. Ce n’était pas pour y monter sur les planches,je suppose, puisqu’elle n’avait pas la vocation du théâtre.

– Oh ! non.

– Pourquoi, alors ?

– Elle m’a fait jurer de ne le dire àpersonne.

– Diable ! c’était donc un grandsecret ? Et elle t’a défendu de me le révéler ?

– Elle n’a pas parlé de vous. Elle nesavait pas que vous me permettiez de causer pendant la séance.

– Elle ne savait pas non plus que je suiston ami. Si elle l’eût su, elle eût fait une exception en mafaveur. Elle ne voulait pas que le père Lorenzo connût sesaffaires. Je comprends ça. Mais, moi, je ne suis pas Lorenzo… je nesuis même pas Italien… et je suis sûr qu’elle m’aurait jugé dignede recevoir ses confidences. Tu aurais dû me l’amener.

– Je n’aurais pas osé.

– Bon ! mais maintenant que tut’inquiètes de savoir ce qu’elle est devenue, tu pourrais bien meraconter ce qu’elle venait faire en France. Cela m’aideraitpeut-être à la retrouver.

– Si je croyais cela…

– Tu peux le croire… et tu ne te défiespas de moi, j’espère !

– Oh ! non.

– Eh bien, parle. Je l’ai déjà presquedeviné, ton secret. Ta sœur cherchait quelqu’un, n’est-cepas ?

– C’est vrai.

– Quand je saurai qui, je me mettrai encampagne et je n’agirai plus au hasard. Je connais une foule degens, et si ta sœur s’était adressée à moi, je lui auraisprobablement donné des indications utiles.

– Vous me promettez que vous garderezpour vous seul ce que je vais vous dire ?

– À qui diable veux-tu que je lerépète ? De tous mes amis, il n’y a que Binos qui teconnaisse, et je n’ai garde de le prendre pour confident. Il esttrop bavard, et, de plus, il ne me serait bon à rien. Ce garçonpasse sa vie dans les cafés, et ce n’est pas là, je pense, que noustrouverons la personne que cherchait ta sœur.

– Non, M. Paul, ce n’est pas là… carma sœur cherchait… notre père.

– Votre père ! répéta Freneuse, quine s’attendait pas du tout à cette déclaration. Ah ! oui,c’est vrai, il était Français. Je n’y pensais plus. Mais tu m’asdit tout à l’heure que tu te souvenais à peine de l’avoir vu.

– Ma sœur se le rappelait parfaitement,dit Pia. Elle est plus âgée que moi de trois ans, et lorsque notremère a été abandonnée, elle était déjà en état de comprendre.

– Alors, elle a dû te dire plus tard cequi s’était passé… et pourquoi votre père avait ainsi délaissé sesenfants. Entre nous, il s’est fort mal conduit, car enfin il n’ajamais renié sa paternité… et il fut un temps où il vous traitaitcomme ses filles.

– Je n’ai gardé de ce temps-là qu’uneimpression très vague. J’ai su que nous vivions à Rome et que nousallions le voir tous les jours dans une vieille maison, sur uneplace beaucoup moins large que la place Pigalle, et en face d’unescalier immense, en haut duquel il y a une église avec destours.

– Bon ! la place d’Espagne, au piedde l’escalier de la Trinité des Monts. Et tout à coup vous avezcessé d’y aller ?

– Oui. Il était parti subitement… ilétait retourné en France… alors, nous sommes revenues à Subiaco… Mamère aurait pu continuer à gagner sa vie en posant dans lesateliers… Elle était si belle !… Mais elle n’a plus voulu…elle nous a emmenées dans la montagne…

– De quoi y avez-vous vécu ?

– Ma mère avait amassé un peu d’argent,bien peu… en servant de modèle aux peintres…

– Comment ! ton père ne lui avaitrien laissé ?

– Non… rien.

– C’est abominable.

– Ma sœur pense que s’il n’a pas puassurer notre existence, c’est qu’il était pauvre.

– Voilà une jolie raison ! il avaitbien de quoi vivre, puisqu’il était venu de France en Italie pour yétudier la peinture. S’il était hors d’état de vous faire desrentes, il ne devait pas du moins vous laisser dans la misère. EtDieu sait ce que vous avez souffert ! Aviez-vous seulement unabri ?

– Ma mère avait loué, en dehors duvillage, une cabane dont les bergers ne voulaient plus. Elle allaitlaver à la fontaine le linge de deux ou trois maisons riches. Masœur et moi, nous gardions les troupeaux.

– Et votre père n’a jamais donné de sesnouvelles ?

– Non. Une fois, le curé a dit à ma mèrequ’on lui avait écrit de France pour lui demander si nous étionstoujours à Subiaco. Elle l’a prié de répondre que nous avionsquitté le pays. L’a-t-il fait ? C’est ce que nous n’avonsjamais su.

– Ainsi, la pauvre femme ne voulait plusentendre parler de lui. Il fallait qu’il l’eût mortellementoffensée. Elle devait le maudire.

– Jamais un mot amer n’est sorti de sabouche. Elle n’a même jamais prononcé son nom devant moi.

– Mais tu le sais, son nom ?

– Ma sœur le sait.

– Et elle ne te l’a pas dit ?

– Je ne le lui ai pas demandé. Je voyaisqu’il lui en coûterait trop de me l’apprendre. Chaque fois que jefaisais allusion au but de son voyage à Paris, elle se mettait àpleurer.

– Tout cela, chère petite, est fortextraordinaire. Mais ce n’est pas le moment de commenter tonhistoire. Il s’agit de retrouver ta sœur.

» Quel jour a-t-elle cessé de venir cheztoi ?

– Mercredi dernier. Je l’ai attenduetoute la soirée, et elle n’a pas paru.

– Et tu l’avais vue la veille ?

– Oui, M. Paul. Elle était restéechez moi plus tard que de coutume, et elle m’avait dit en partantqu’elle reviendrait le lendemain.

– Comment venait-elle chez toi ?demanda Freneuse, après avoir un peu réfléchi.

– Mais… à pied, je le crois bien… et elles’en allait de même… elle n’était pas riche.

– Et probablement, elle ne demeurait pasloin de chez toi ? Tu ne la reconduisais donc pas, lorsqu’ellete quittait ?

– Non. Elle me l’avait défendu.

– Et tu ne l’as jamais rencontrée dans larue ?

– Jamais. Je sors si peu… et pour venirchez vous et m’en retourner, je prends l’omnibus.

– Dis-moi, petite, est-ce que ta sœuravait conservé le costume de Subiaco ?

– Oh ! non, M. Paul. Depuisqu’elle chantait sur les théâtres dans les grandes villes del’Italie, elle s’habillait à la française.

Freneuse allait poursuivre cette enquête surles habitudes de la sœur disparue, mais un bruit singulier attirason attention.

On grattait doucement à la porte, et bientôt,un miaulement plaintif se fit entendre.

– Ah ! mon Dieu ! mais c’estMirza ! s’écria la jeune fille.

– Mirza ! répéta Freneuse. Allonsdonc ! tu sais bien qu’il est mort. Les chats ne ressuscitentpas.

– C’est bien un chat, pourtant.Écoutez ! il gratte au bas de la porte.

Un second miaulement, plus lamentable encoreque le premier, la fit tressaillir.

– La pauvre bête meurt de faim,reprit-elle. Voulez-vous me permettre de lui ouvrir ?

– Ma foi ! je veux bien. Si ce n’estpas l’âme de mon angora qui revient, c’est un nouveau compagnon quinous arrive. On s’ennuie ici, depuis qu’il n’y a plus de bêtes.J’ai été sur le point d’acheter un singe ou un perroquet, mais jepréfère un chat. C’est moins gênant… et puisque la Providence m’enenvoie un…

Pia était déjà à la porte ; mais à peinel’eut-elle ouverte qu’elle recula en poussant un cri de surprise,presque de frayeur.

Binos était debout devant elle, le chapeau enarrière, les mains dans les poches de son pantalon, l’œilgouailleur et la pipe à la bouche.

– Comment ! c’est toi ! s’écriaFreneuse ; que signifie cette sotte plaisanterie ?

– Mon cher, répondit le rapin en seglissant dans l’atelier, je soupçonnais que tu devais m’en vouloir.Si j’avais fait toc toc, comme à l’ordinaire, tu aurais reconnu mamanière de frapper, et je te savais capable de ne pas m’ouvrir. Etcomme la nature m’a doué d’un talent particulier pour imiter le crides animaux, j’ai contrefait les accents de Mirza. N’est-ce pas quec’était ressemblant ?

– Tu devrais avoir honte de rappeler lesouvenir de ta victime.

– Il le fallait, il le fallait, dit Binosen agitant les bras comme un acteur de mélodrame. Et ça m’a réussi,puisque me voilà dans ton atelier ; maintenant que j’y suis,j’y reste, mon excellent bon.

» Bonjour, petite. Tu es jolie comme uncœur, ce matin.

Pia ne répondit pas à ce compliment. Ellerevint tristement prendre la pose sur son escabeau, pour fairecomprendre à Freneuse qu’elle ne voulait plus parler de sa sœurdevant ce visiteur qu’elle n’aimait guère.

Mais Freneuse, que l’entrée subreptice deBinos avait mis de mauvaise humeur, ne se gêna pas pour lui dire safaçon de penser.

– Je devrais te mettre dehors,grommela-t-il. On ne t’a pas vu depuis quatre jours. Tu étais sansdoute échoué sur les bancs d’un cabaret, et tu te réfugies iciparce qu’on ne veut plus t’y faire crédit. Passe encore pour cettefois. Je veux bien te tolérer chez moi, mais à une conditionexpresse, c’est que tu ne desserreras pas les dents. J’ai à causeravec Pia avant de me remettre au travail, et je te défends de temêler de notre conversation. Pia lui lança un regard suppliant dontil saisit l’intention.

– Ne crains rien, chère enfant. Je nemettrai pas ton secret à la discrétion de cet ivrogne de Binos,mais j’ai encore une ou deux questions à t’adresser. Voyons !c’est aujourd’hui lundi ; cinq jours se sont donc écoulésdepuis la disparition qui t’inquiète. Que crois-tu qu’il soitarrivé à… cette personne ? Un accident ?

– Hélas ! oui… Paris est sidangereux… surtout le soir… Je me figure des choses épouvantables…elle a pu être écrasée par une voiture… ou assassinée… J’ai eu plusd’une fois l’idée d’aller à la Morgue… Mais je n’ai pas osé…j’avais peur de l’y trouver.

– Tiens ! la Morgue ! ça meconnaît ! cria Binos qui bourrait sa pipe dans un coin.

– Silence, là-bas ! lui criaFreneuse.

– Je ne te parle pas. C’est à moi-mêmeque je m’adresse. Est-ce que tu as la prétention de m’interdire lemonologue ?

– Je t’interdis tout. Cuve ton absinthe,et laisse-nous en repos.

Et il dit à Pia en baissant la voix :

– Écoute, petite. Je te promets de fairetout ce qu’il faut pour la retrouver. Dans ce pays-ci, ce n’est pascomme dans tes montagnes, où l’on disparaît sans laisser de traces.Il suffira de signaler le fait au préfet de police pour qu’ilordonne des recherches… et elles aboutiront, je t’en réponds. Unétranger qui arrive est bien obligé de prendre gîte dans uneauberge, et les aubergistes sont tenus de demander les noms deleurs locataires et de les inscrire sur un registre que lesinspecteurs de police ont le droit d’examiner quand il leurplaît.

– Elle s’appelle Bianca, murmura la jeunefille.

– De son petit nom, maisl’autre ?

– C’est le même que le mien.

– Oui, vous portez toutes les deux celuide votre mère. Tu me l’as dit dans le temps, mais je l’ai oublié,et il est indispensable que je le sache, pour demander une enquête.Rappelle-le-moi.

– Astrodi, répondit Pia.

Elle avait parlé bas, mais Binos avaitl’oreille fine.

– Astrodi ! cria-t-il. On demandedes nouvelles de la nommée Astrodi ! Je peux en donner.

– De quoi te mêles-tu ? lui criaFreneuse. Je t’ai déjà dit de nous laisser tranquilles.

– C’est bon ! je me tais, grommelaBinos. Mais tu as tort de ne pas m’accorder la parole, car jet’apprendrais des choses intéressantes.

– Sur quoi ?

– Sur la personne que Pia vient denommer.

– Tu nous écoutais ! tu nousespionnais ! Décidément, j’ai eu grand tort de te laisserentrer ici, et tu vas me faire le plaisir d’en sortir.

– Je n’écoutais pas, et la preuve, c’estque je n’ai pas entendu un mot de ce que tu as dit à lapetite ; mais elle a élevé la voix à la fin de votre colloque,et comme j’avais négligé de me boucher les oreilles, j’ai saisi auvol un nom que je connais.

– Comment le connais-tu ?

– Qu’est-ce que ça peut te faire ?J’ai mon secret, moi aussi, et tu trouveras bon que je legarde.

» Reprends ta conversation, cher ami. Jene la troublerai plus. Je serai muet comme un poisson. Je veux quetous les académiciens meurent à l’instant, si je lâche un seulmot.

– Assez, je veux savoir ce que tu as àdire de cette Astrodi.

– Cette Astrodi. Tiens ! c’est doncune femme ?

– Ne fais pas l’innocent. Que sais-tud’elle ?

– Rien du tout.

– Tu mens. Tu viens de dire que tupouvais me donner de ses nouvelles.

– C’est possible. Mais je les garde pourmoi.

Pia écoutait avec une attention émue lesdemandes et les réponses. Elle n’osait pas prendre part audialogue, mais elle regardait Freneuse pour tâcher de lire dans sesyeux ce qu’il pensait du propos lancé par ce fou de Binos.

– Écoute ! dit l’artiste au rapin,je t’ai supporté jusqu’à présent, mais je te déclare que si tu net’expliques pas catégoriquement et à l’instant même, je vais teprier de sortir, et je ne te reverrai de ma vie.

– C’est sérieux ?

– Très sérieux. Je t’en donne ma paroled’honneur.

– Alors, je vais entrer dans la voie desaveux, et ce que j’en fais, c’est uniquement dans ton intérêt. Turegretterais trop de t’être brouillé avec moi. Je ne veux pas queton existence soit empoisonnée par le remords.

– En finiras-tu avec tesblagues ?

– C’est fini. Tu me demandes desrenseignements sur une certaine Astrodi. Je t’apprends, pourcommencer, que tu l’as connue.

– Moi ! Tu es fou.

– Pas fou du tout. Tu ne l’as vue qu’unefois, mais tu as passé une heure avec elle… près d’elle, pour mieuxdire.

– Où cela ?

– Tu ne t’en doutes pas un peu ?

– Pas le moins du monde.

– Allons ! tu as la mémoire courte.Rassemble tes souvenirs. Comment as-tu passé ta soirée, mardidernier ?

– Mardi ? murmura Freneuse, qui nese rappelait guère l’emploi qu’il avait fait de son temps tel jourde la semaine précédente.

– Je vais t’aider. Tu rentrais chez toi,quand tu m’as vu assis derrière le vitrage d’un café… où tu asdaigné entrer.

– En descendant de l’omnibus ?demanda Freneuse très ému.

– Précisément. Et c’est dans cet omnibusque tu as rencontré la signora dont tu t’informes avec tant desollicitude.

– Quoi ! cette jeune fille qui… que…ce serait…

– Cette jeune fille se nommait BiancaAstrodi. J’ai découvert cela hier, et j’ose dire que la découverteme fait honneur, car elle est due à ma persévérance et à masagacité.

– Comment as-tu acquis la certitude quec’était bien son nom ?

– J’ai trouvé son domicile. Elle logeaittout près d’ici, rue des Abbesses, à Montmartre. J’ai causé avec lalogeuse, qui m’a donné les renseignements les plus précis et qui abien voulu se déranger pour aller reconnaître le corps. Cetterespectable dame s’appelle Sophie Cornu, et elle a bon cœur, carelle a payé les frais de l’enterrement qui a eu lieu ce matin. J’aiconduit le deuil avec elle.

– Tais-toi !

Il était trop tard. Pia avait tout entendu.Elle se leva toute droite et fit un pas vers Binos, qui necomprenait rien à l’effet que produisaient ses paroles.

– Ma sœur est morte, murmura-t-elle.

Et elle tomba roide sur la place.

– Malheureux ! tu vois ce que tu asfait, lui cria Freneuse.

– Est-ce que je pouvais deviner que cettepetite était aussi une Astrodi ? dit Binos entre ses dents. Jene connaissais que son petit nom de Pia.

Binos manquait de tact et de bon sens, mais iln’avait pas mauvais cœur.

Tout en se justifiant comme il pouvait, il seprécipitait pour aider son ami à relever Pia.

À eux deux, ils la remirent sur pied ;mais elle avait perdu connaissance, et il fallut que Freneusel’emportât dans ses bras pour aller la déposer sur un divan qui setrouvait au fond de l’atelier.

– Sa sœur ! murmurait-il, toutéperdu ; c’était sa sœur ! J’aurais dû m’en douter, aprèsavoir entendu son récit. Cette jeune fille disparue mardi soir… lesoir de mon aventure en omnibus…

– Moi aussi, parbleu ! j’aurais dûm’en douter, s’écria Binos. La morte ressemblait trait pour trait àPia. Comment n’ai-je pas pensé à ça ?… l’âge, le type italien,tout y était. Il faut dire que je ne me doutais pas que Pia eût unesœur. Elle est très cachottière, cette petite.

– Tais-toi, animal !… et apporte-moice flacon de sels anglais qui est là-bas, sur la console, près dubuste.

– J’y vais… défais son corsage, enattendant… elle étouffe.

Freneuse suivit ce conseil, et les brunesépaules de la jeune fille émergèrent de sa robe rouge.

– Voilà le flacon demandé, cria Binos.Soutiens-la pendant que je vais le lui mettre sous le nez. Ça nesera pas long. Je ne sais pas ce qu’il y a dans cette bouteilleanglaise, mais ça réveillerait un mort. Ça vous pique lacervelle.

Pia, étendue sur le divan, appuyait sa têtecharmante contre la poitrine de Paul Freneuse ; ses cheveuxs’étaient dénoués et pendaient en longues tresses sur ses jouespâles ; ses yeux s’étaient fermés, et c’était à peine si unfaible souffle sortait de ses lèvres entrouvertes.

– Tu l’as tuée, dit Freneuse au rapin quis’agenouillait pour faire respirer les sels à la pauvre enfant.

– Oh ! que non. Avant une minute,elle reviendra, et je tâcherai de la consoler. Qui diable auraitdeviné qu’elle était si sensible ? Ce n’est pas le défaut desItaliennes. J’en ai connu une qui avait perdu son mari le matin etqui posait une bacchante à midi dans l’atelier de Henner. Après ça,ce n’était que son mari.

– Assez ! j’excuse ta sottise, maisje te défends de dire à Pia comment sa sœur est morte. Il y auraitde quoi l’achever.

– N’aie pas peur ; j’inventerai unehistoire, et pour qu’elle me pardonne, je la conduirai à l’endroitoù nous avons conduit sa sœur ce matin. Sophie Cornu a bien faitles choses. Un service très gentil à l’église de Montmartre et uneconcession de cinq ans au cimetière Saint-Ouen. Moi, je me suisfendu d’une couronne d’immortelles et d’un gros bouquet deviolettes de Parme.

Tout en bavardant, Binos jouait du flacon sansbeaucoup de succès. Pia tressaillit convulsivement, mais elle nereprenait pas connaissance, et Freneuse avait des enviesd’étrangler l’incorrigible rapin qui ne pouvait pas tenir salangue, cette maudite langue, cause de tout le mal.

Au moment le plus critique de cette situationtendue, on sonna à la porte.

– Donne-moi le flacon et va ouvrir, ditFreneuse avec humeur. Si je n’ouvrais pas, on recommencerait. Maisquand tu auras vu qui c’est, tu vas me faire le plaisir de collerla porte au nez de l’imbécile qui se permet de venir medéranger.

– Si tu avais des créanciers, je croiraisque c’en est un, grommelait Binos en se dirigeant vers la porte. Lecoup de sonnette a été autoritaire et prépondérant.

Pia avait dû l’entendre, et elle était sinerveuse, qu’elle avait pris peur. Elle avait jeté ses bras autourdu cou de son ami et elle l’attirait à elle, si bien que les lèvresde Paul effleuraient le front de l’enfant.

Ils formaient, sans s’en douter, un groupequ’un artiste aurait aimé à peindre.

C’était un tableau tout fait.

Binos, qui ne le voyait pas, entrebâilla laporte et avança la tête au dehors. Il avait préparé une phrase pourmettre en fuite l’intrus qu’il pensait rencontrer sur le palier, etil n’avait pas eu de peine à la trouver, car il possédait un vasterépertoire d’impertinences gouailleuses, et la commission dontFreneuse venait de le charger était de celles qu’il aimait àexécuter.

Mais les paroles lui restèrent dans le gosier,lorsqu’il aperçut une jeune femme d’une beauté éblouissante,flanquée d’un monsieur de bonne mine et d’aspect opulent.

Binos professait un culte pour Rubens, le roide la couleur, et c’était un Rubens qui lui apparaissait en pleinelumière.

L’impression fut si vive que, dans sonenthousiasme, il ouvrit la porte toute grande, au lieu de larefermer.

Il pensait :

« Freneuse dira ce qu’il voudra. Je nepeux pas laisser un chef-d’œuvre sur l’escalier. »

En même temps, il ôtait son feutre et ilsaluait jusqu’à terre, en reculant de trois pas pour livrer passageà cette triomphante personne, qui entra d’un pas délibéré, et sansl’honorer d’un regard.

Le monsieur qui l’accompagnait suivit, enhésitant un peu, et Binos, portant la main à son front, pritincontinent la position d’un soldat sans armes qui se range pourlaisser passer son supérieur.

Freneuse poussa un cri de surprise qui fit quePia ouvrit les yeux.

Il venait de reconnaître M. Paulet et safille.

Le divan sur lequel Pia était couchée à demi,la tête appuyée contre la poitrine de Freneuse et un bras passéautour de son cou, ce malencontreux divan se trouvait placé justeen face de la porte et précisément au-dessous de la large fenêtrecarrée qui éclairait l’atelier, en pleine lumière, par conséquent,et droit devant les yeux des gens qui entraient.

M. Paulet s’était arrêté court, enapercevant ce tableau gracieux, et marmottait des motsincompréhensibles.

Sa fille, beaucoup moins intimidée que lui,hésitait cependant à avancer ; elle fronçait le sourcil, et lesang lui montait au visage.

Binos avait tranquillement refermé la porte etcontemplait avec une sorte d’extase cette scène qui réjouissait soncœur d’artiste.

Mais la situation de Paul Freneuse étaitcruellement ridicule. Le pauvre garçon ne pouvait pas repousser lapauvre fille qui l’étreignait et venir ensuite tirer sa révérence àMlle Marguerite.

Pia le tira d’embarras. Elle avait reprisconnaissance. Elle s’arracha de ses bras. Elle trouva même la forcede rajuster son corsage, de rattacher ses cheveux et de se lever enpied. Et elle resta, pâle et tremblante, regardant fixement labelle inconnue qui l’examinait d’un air dédaigneux.

– Je vois que nous vous dérangeons,articula enfin M. Paulet. Si j’avais su, je vous prie decroire, cher Monsieur, que je ne serais pas entré.

– J’aurais vivement regretté d’être privéde votre visite, répondit Freneuse avec effort, et je vous prie dem’excuser… Cette jeune fille qui me sert de modèle vient de setrouver mal pendant qu’elle posait…

– Et vous l’avez secourue. C’est toutnaturel. Mais nous vous gênerions en restant ici, et nous allonsprendre congé de vous.

– Oh ! Monsieur, s’écria Binos, vousn’aurez pas la cruauté de partir si vite ; si madame s’enallait, il me semblerait que le soleil s’éteint.

Le drôle était venu, sans vergogne, se planterdevant la belle Marguerite, et il la contemplait en faisant desmines d’homme ébloui. Ce manège ne semblait pas déplaire àMlle Paulet, car elle souriait, mais Freneuseétouffait de colère.

– La petite est sur ses jambes, repritl’impudent rapin. Un instant de repos sur ce vert canapé, et il n’yparaîtra plus.

» N’est-ce pas, carissima ?ajouta-t-il en s’adressant à la pauvre enfant qui pleurait.

– Non, je pars, dit-elle, en essuyant seslarmes.

– Tu as raison, ma fille. Le grand air teremettra complètement. Va faire un tour sur la place Pigalle ;tu reviendras quand tu te sentiras en état de tenir la pose.

– Je ne reviendrai pas, murmura Pia.

Et elle s’achemina d’un pas chancelant vers laporte. Freneuse allait courir à elle pour la retenir. Un regard deMlle Marguerite le cloua sur place.

Pia le surprit, ce regard impérieux. Ses jouespâles s’empourprèrent, son doux visage se contractadouloureusement. Elle était blessée au cœur.

Mais elle ne s’arrêta point.

Cette fois, Freneuse n’y tint plus. Il passadevant Mlle Paulet, et il rejoignit Pia au momentoù elle mettait la main sur le bouton de la porte.

– Rentre chez toi, ma chère Pia, etprends courage, lui dit-il, assez haut pour que M. Paulet etsa fille entendissent. J’irai te voir aujourd’hui, et demain nousirons ensemble porter des fleurs au cimetière.

– Adieu ! répondit l’Italienne enrefoulant un sanglot.

Elle sortit, laissant Freneuse à ses remords,et certes il en avait, car s’il manquait d’énergie dans certainscas, il ne manquait assurément pas de sensibilité.

La douleur de Pia le touchait, et s’il eût étéplus maître de lui-même, il ne l’aurait pas laissée partirainsi ; mais la présence de Mlle Paulet luifaisait perdre la tête.

– Je suis vraiment désolé, s’écria lepère de Marguerite. Vous auriez voulu sans doute accompagner cettepetite…

– Ce serait tout à fait inutile,interrompit Binos. Je la connais. Elle a une volonté de fer, et dumoment qu’elle s’est mis en tête de partir seule, personne ne lafera changer d’avis.

» D’ailleurs, elle n’est pas malade. Ellea du chagrin, voilà tout.

– Quel chagrin ? demanda sèchementMlle Marguerite.

– Oh ! un gros. Elle vientd’apprendre que sa sœur est morte.

– C’est ici qu’elle l’a appris ?

– Oui, Madame, et par hasard… unmalheureux hasard. Je n’avais jamais entendu parler de cette sœur,et j’étais en train de raconter à mon ami Freneuse que je venaisd’assister à l’enterrement d’une jeune fille que je ne connaissaispas du tout… si ce n’est pour avoir vu son corps à la Morgue. Je neconnaissais que son nom, et j’ai eu l’imprudence de dire devant lapetite que cette infortunée s’appelait Astrodi.

– Astrodi ! la fille dont vousparlez s’appelait Astrodi ! s’écria M. Paulet.

– Oui, Bianca Astrodi, répondit Binos,assez surpris de voir son interlocuteur donner des marquesd’émotion.

– Et vous avez la preuve qu’elle estmorte !

– La preuve matérielle. On vient de lamettre en terre, et j’y étais.

– Alors, on peut se procurer son acte dedécès.

– Assurément. Hier, c’eût été difficile,attendu que personne ne l’avait encore reconnue, quoiqu’elle fûtdepuis trois jours exposée à la Morgue.

– Elle est donc morte paraccident ?

– Oui, Monsieur, par un accident…singulier…

– Pourriez-vous me dire où elledemeurait ?

Cette question lancée à l’improviste eut poureffet d’arrêter immédiatement les confidences de Binos. Il n’aimaitpas les bourgeois, – il désignait ainsi tous les gens qui n’avaientpas l’honneur d’être artistes, – et avec eux il était toujours surses gardes. Or, il avait reconnu tout de suite que M. Pauletétait un bourgeois de première classe, et s’il ne lui avait pasencore fait de mauvaises charges, c’est queMlle Marguerite le fascinait par son opulentebeauté. Il se souciait d’autant moins de lui raconter la tragiquehistoire de l’omnibus, que l’illustre Piédouche lui avait faitjurer de n’en parler à personne.

– Je n’en sais rien, répondit-il avecaplomb. Mais si vous tenez à connaître son domicile, vous pourriezvous renseigner à la préfecture de police.

Freneuse était sur les épines depuis le départde Pia. Il voyait bien que Mlle Paulet l’observaità la dérobée, et il devinait pourquoi.

Il aurait voulu lui expliquer comment il avaitété forcé de prendre la jeune Italienne dans ses bras, et d’unautre côté il sentait bien que ce n’était pas à lui d’allerau-devant d’une question qu’il attendait.

Essayer de se justifier sans qu’on le luidemandât, c’eût été presque de l’outrecuidance, car autant eût valudire : « Je sais que vous êtes jalouse de moi, et jetiens à vous prouver que je ne vous ai pas donné sujet del’être. »

Mais la belle Marguerite n’était pointaccoutumée à dissimuler ses impressions, et elle aborda sanshésiter le sujet que Paul Freneuse n’osait pas traiter.

– Elle est jolie, cette petite, dit elled’un ton dégagé. Est-ce qu’elle vient poser tous lesjours ?

– Depuis que j’ai commencé mon tableau,oui, Mademoiselle, répondit l’artiste, qui ne mentait jamais.

– C’est-à-dire depuis quatre mois, si jene me trompe.

– Quatre mois et demi, Mademoiselle.

– Je comprends que vous n’alliez pas plusvite, si vous êtes souvent obligé d’interrompre la séance commevous l’avez interrompue aujourd’hui.

– C’est la première fois que celam’arrive, Mademoiselle. Ordinairement, cette enfant tient la pose àmerveille ; mais, lorsque vous êtes entrée, elle venait derecevoir brusquement une si triste nouvelle qu’elle a perduconnaissance. J’ai dû la relever et la porter sur ce divan.

– C’était bien naturel. Comment ne vousintéresseriez-vous pas à elle ? Vous la voyez tous les jourspendant trois ou quatre heures. Et il me semble d’ailleurs qu’ellevous est très attachée. Elle avait les larmes aux yeux en vousdisant : « Je pars. »

– Elle pleurait parce qu’elle a perdu sasœur.

– Ah ! c’est sa sœur qui estmorte ?

– Oui, Mademoiselle.

– Quoi ! Bianca Astrodi était lasœur de cette poseuse ! s’écria M. Paulet.

– Oui, Monsieur. Ne vous l’avais-je pasdit ?

Le père de Marguerite avait eu une surpriseagréable en apprenant par la bouche de Binos queM. Blanchelaine lui avait dit la vérité. Il n’y avait pas dansParis deux Bianca Astrodi, et la seule qui y fût venait de partirpour l’autre monde, il n’était plus possible d’en douter, puisquedes gens désintéressés dans la question l’affirmaient.

Il s’était réjoui dans son for intérieur, cetexcellent M. Paulet. Il s’était même demandé s’il n’y auraitpas moyen de se soustraire à l’exécution de ses engagementsvis-à-vis de l’agent d’affaires. Qu’avait-il besoin de payer unecopie de l’acte de décès, maintenant qu’il savait où se laprocurer ? Mais sa joie n’était plus sans mélange, depuisqu’il venait de découvrir que la défunte avait une sœur. Qui étaitle père de cette sœur inattendue ? C’était là le grand point,et M. Paulet tenait beaucoup à l’éclaircir.

– Pia aussi s’appelle Astrodi, repritFreneuse. C’est le nom de leur mère.

« Alors, tout va bien, pensa l’héritiernaturel de feu Francis Boyer. Mon frère n’a jamais parlé de cetteseconde fille. Donc elle n’est pas de lui. Et, comme il a survécud’un jour à la Bianca, la poseuse n’a aucun droit à sasuccession. »

– Mais, mon père, dit en souriantMlle Marguerite, nous ne sommes pas venus chezM. Freneuse pour établir la filiation de ces Astrodi, etpuisque vous oubliez de le dire, moi je lui rappelle qu’il nous apromis de nous montrer les curiosités de son atelier, et je demandeà les voir, car je n’ai encore vu qu’une Italienne en jupon rougeétendue sur un canapé vert.

Freneuse avait une inclination très prononcéepour Mlle Paulet, et il était ravi de larecevoir ; mais le ton qu’elle prenait lorsqu’elle parlait dePia avait fini par le choquer.

Il y avait de la sécheresse, presque de lacruauté, dans cette façon de traiter ironiquement une pauvre fillequi ne méritait pas tant de dédain.

Elle n’était ni fière ni railleuse, cette Piaqu’il se reprochait d’avoir congédiée si brusquement. Elle nesavait que souffrir sans se plaindre et aimer son bienfaiteur.

La belle Marguerite, au contraire, montraitplus d’assurance que de sensibilité, et si elle daignait laisservoir que Paul Freneuse lui plaisait, elle ne craignait pas de leblesser en le prenant de très haut avec une enfant à laquelle ils’intéressait.

L’artiste avait du cœur, et il ne pouvait pass’empêcher de faire mentalement des comparaisons qui n’étaientpoint à l’avantage de la riche héritière. Mais elle était si bellequ’il était tout disposé à lui pardonner ses travers.

– Mon Dieu, Mademoiselle, dit-il enfaisant un effort pour répondre gracieusement à ses avances, jecrains de m’être vanté en vous parlant des curiosités de monatelier. J’étais si désireux de vous y recevoir, que je me suislaissé aller à vous annoncer des merveilles, dans l’espoir de vousy attirer… des merveilles qui n’existent pas.

» Il n’y a ici que des croquis, desétudes, des vieilleries que j’ai ramassées en courant la campagneromaine… quelques lambeaux de tapisseries anciennes, des meubles àincrustations d’ivoire extrêmement délabrés… Monsieur votre père ena de beaucoup plus beaux.

– Mais vos tableaux, cher Maître, s’écriaM. Paulet, nous sommes venus tout exprès pour les admirer.

Il était enchanté d’avoir dit « chermaître », parce que cette locution n’est pas à l’usage desbourgeois.

Binos, qui l’observait avec l’arrière-penséede se moquer de lui, saisit l’intention et se mordit les lèvrespour ne pas rire.

– Mes tableaux ne méritent pas qu’on lesadmire, dit modestement Freneuse, mais je serais heureux de vousles montrer. Malheureusement, je ne puis pas les garder chez moi…par la raison que je les vends.

– Vous les vendez même très bien, et jevous en félicite, s’écria M. Paulet. Vous avez une fortune aubout de vos doigts, et la peinture est le roi des métiers. Sij’avais eu un fils, j’en aurais fait un artiste.

– Peuh ! dit Binos, il y a des fauxfrais. Les couleurs sont hors de prix. Tel que vous me voyez,Monsieur, je me ruine en terre de Sienne et en jaune de chrome.

– Ah ! Monsieur estpeintre ?

– Je m’en flatte. Je l’ai été dès ma plustendre enfance. J’avais la vocation en naissant. Aussi n’ai-jejamais eu de maître. Je suis l’élève de la nature.

» Paul, présente-moi donc.

– Pierre Binos, mon camarade d’école etmon ami, murmura Freneuse, qui aurait donné gros pour quel’incommode rapin ne fût pas là.

– Enchanté de faire votre connaissance,Monsieur, prononça gravement M. Paulet.

» Peignez-vous les portraits ?

– Je peins tout… excepté les enseignes…et encore, si l’on m’en priait, pour obliger un commerçantmalheureux, j’irais jusqu’à déshonorer mon pinceau.

» Mais si j’étais appelé à l’honneurd’immortaliser les traits de Mademoiselle en les fixant sur latoile, je suis sûr que je ferais un chef-d’œuvre.

Ce grotesque compliment exaspéra Paul, mais ilne parut point déplaire à Mlle Marguerite, qui lerécompensa par un sourire.

– Il vous reste au moins un tableau,dit-elle en s’adressant à Freneuse, celui que vous achevez pour leSalon. Est-il défendu de le regarder ?

– Non, certes, répondit l’artiste avecempressement. Et je vous jure, Mademoiselle, que s’il avait lebonheur de vous plaire, peu m’importerait que le jury merefusât.

Le père et la fille vinrent aussitôt se placerdevant la toile, et le père s’écria :

– Tiens, voilà l’Italienne qui a perdu sasœur. Vous pouvez vous flatter, mon cher, d’avoir attrapé laressemblance. C’est frappant.

– Je trouve que vous l’avez flattée, ditMlle Paulet. Elle a de beaux yeux, mais le bas duvisage manque de finesse. Et si j’osais dire tout ce que je pense,j’ajouterais que la race qui fournit les modèles pèche parl’absence de distinction.

– C’est ce que je répète tous les jours àFreneuse, s’écria le facétieux Binos. On s’obstine à faire venirdes Romaines fabriquées tout exprès pour l’exportation, et l’ontombe dans les rengaines. Si Rubens avait voulu peindre unechevrière assise au pied du tombeau de Cecilia Metella, il auraitpris tout simplement une belle Flamande, et la citadelle d’Anversaurait figuré le tombeau.

» Ah ! mon cher Paul, siMademoiselle consentait à poser à la place de Pia, tu ferais de lapeinture vraie, de la peinture qui aurait un cachet d’originalitégrandiose.

– Mais, dit la belle Marguerite, ensupposant que j’y consentisse, M. Freneuse ne consentiraitpas, je le crains, à effacer de son tableau la figure de cettejeune fille. S’il l’a choisie, c’est qu’elle lui agréait.

Freneuse sentait bien que de la réponse qu’ilallait faire, dépendait le succès d’un projet qui lui était cher.Mlle Paulet le regardait avec des yeux qui disaientclairement : si vous tenez à m’épouser, vous me sacrifierezbien une toile et une poseuse italienne.

Non qu’elle eût l’intention de prêter sapersonne pour appliquer les ridicules théories imaginées parBinos ; elle avait trop de goût pour se faire peindre enchevrière des Abruzzes, mais elle voulait soumettre son futur marià une épreuve.

Ce n’était pas le modèle qui lui déplaisait,c’était la femme, c’était la pauvre Pia, dont l’incontestablebeauté contrastait avec la sienne.

– Tu es folle, dit M. Paulet. Notreami Freneuse ne peut pas manquer l’Exposition pour satisfaire un detes caprices.

– Si Mademoiselle voulait bien mepermettre de faire son portrait, je serais le plus heureux deshommes, murmura Freneuse, qui espérait se tirer d’embarras parcette proposition évasive.

– Et moi je serais certainement la plusheureuse des femmes, répliqua sèchement l’altière Marguerite, maisje me reprocherais toute ma vie de priver cette petite del’immortalité que vous allez lui donner.

– Je vous jure, Mademoiselle, que je n’aipas la prétention de croire que mes œuvres me survivront… pas plusque Pia n’espère que ses traits passeront à la postérité. La pauvrefille travaille pour vivre… et moi aussi, après tout, puisque jevends mes tableaux.

» Mais j’aime passionnément mon art, etsi vous consentiez à me servir de modèle, je suis certain que jeferais un beau portrait.

» C’est l’inspiration qui nous manque leplus souvent, à nous autres artistes qui sommes obligés de vivre denotre talent. Afin de gagner plus d’argent, nous choisissons lessujets qui plaisent le mieux au public qui achète. Les scènesitaliennes se placent avantageusement ; j’ai peint une jeunefille gardant ses chèvres dans la campagne romaine, tout commej’aurais pu peindre une Transtévérine agenouillée devant unemadone.

» Mais si je pouvais faire le tableau queje rêve, c’est alors que l’inspiration viendrait : jepeindrais pour moi.

– Et pour moi aussi, j’espère, ajouta ensouriant Mlle Marguerite, que cette déclaration,déguisée en profession de foi, avait fort rassérénée.

» Je vous préviens que, si je me décidaisà poser pour vous, je ne vous laisserais pas mon portrait.

– Je serais ravi de vous le donner, ditvivement Freneuse, mais je ne voudrais pas jurer de n’en pas garderune copie.

– Je ne m’y opposerais pas. Toute laquestion est de savoir si je poserai. Mon père prétend que vousvous feriez le plus grand tort en abandonnant un tableau presqueachevé.

– Mais… je puis le finir et faire en mêmetemps votre portrait, répliqua Freneuse, qui voyait bien oùMlle Paulet voulait en venir.

– C’est dire que vous partageriez votretemps et votre atelier entre moi et Mlle Pia. Vousauriez deux toiles et deux chevalets. La chevrière poserait dans uncoin, et moi dans l’autre, et chacune de nous aurait son tour depose. Je vous suis très obligée, Monsieur, de votre bonne volonté,mais vous me permettrez de ne pas accepter cet arrangementingénieux.

Ce fut dit d’un ton si sec que le rouge montaau visage de l’artiste.

– Je ne vous propose rien de pareil,Mademoiselle, répondit-il froidement. Je comprends fort bien quevous ne pouvez pas me donner des séances ici, car je suis forcé,moi, d’y recevoir des personnes qu’il ne vous serait pas agréablede rencontrer ; mais si Monsieur votre père m’autorisait àtravailler chez lui…

– Comment donc ! s’écriaM. Paulet ; mais avec le plus grand plaisir.

– Vous n’y pensez pas, mon père,interrompit Mlle Marguerite ; dans votreappartement, le jour est détestable pour peindre.

» D’ailleurs, si je faisais faire monportrait, je voudrais commencer à poser dès demain, etM. Freneuse oublie que, demain, il a promis à cette fille dela conduire au cimetière où l’on a enterré sa sœur. Cettepromesse-là est sacrée, et à Dieu ne plaise que je l’empêche de latenir.

C’en était trop, et Freneuse, blessé, renditcoup pour coup.

– Il faudrait que je n’eusse pas de cœurpour y manquer, dit-il en regardant Mlle Paulet enface. Je suis et je serai toujours du parti des faibles.

– C’est très généreux de votre part, ditironiquement l’altière Marguerite. Mais quelquefois la générositécoûte cher.

– Je ne regarde pas à la dépense, ripostal’artiste.

– Marguerite, tu vas trop loin, s’écriaM. Paulet ; M. Freneuse est bien libre de disposerde son temps comme il lui plaît, et, pour vous mettre d’accord,moi, je propose que…

Cet essai de pacification fut interrompu parun violent coup de sonnette. Binos, depuis que ce combat de parolesétait commencé, se contentait de juger les coups sans intervenir.Au fond, il était du parti de Mlle Paulet, qu’ilexaminait en connaisseur et qu’il trouvait superbe dans sonattitude de lionne courroucée.

Il se proposait même de faire plus tard un peude morale à Freneuse, et de lui représenter qu’il avait tort de sebrouiller avec une si belle personne et un bourgeois si cossu pourles beaux yeux d’une petite poseuse.

Mais il saisit avec empressement l’occasion decouper court à la dispute en allant ouvrir la porte, sans que sonami l’y eût autorisé.

C’était un monsieur qui avait sonné, unmonsieur rasé de frais, cravaté de blanc et tout de noir vêtu.

Binos, qui avait la tête farcie des souvenirsdu crime de l’omnibus, le prit pour un commissaire de police, et,après avoir salué jusqu’à terre, il entama un discours où il étaitquestion d’enquête judiciaire.

– Pardon, Monsieur, interrompit lenouveau venu, j’arrive de province pour voir M. Paulet… On m’adit qu’il était chez M. Paul Freneuse, artiste peintre, placePigalle, et je me suis permis de…

– Me voici, cria M. Paulet, en seprécipitant vers la porte.

– Monsieur, reprit le visiteur, j’ai bienl’honneur de vous saluer. Je suis Me Drugeon,notaire, et je viens d’Amélie-les-Bains pour vous apporter…

– Le testament de mon frère… je sais… jesais… J’avais donné des ordres pour qu’on vînt me chercher, et jevous remercie d’avoir pris la peine de passer ici.

» Mon cher Freneuse, vous voudrez bienm’excuser. J’attendais Monsieur avec impatience… pour régler uneaffaire de famille ; j’ai hâte de causer avec lui, et je suisobligé de prendre congé de vous.

– C’est tout naturel, dit l’artiste ens’inclinant.

– Mais nous nous reverrons bientôt, etj’espère que tout s’arrangera à votre satisfaction et à la nôtre.Cette première visite ne compte pas.

» Viens, Marguerite, ajoutaM. Paulet, qui avait un peu perdu la tête.

Marguerite n’avait pas attendu pour prendre lechemin de la porte que son père l’y invitât. Elle sortit, sansregarder Freneuse, mais elle honora Binos d’un sourire qui lerendit bien fier.

Le notaire était déjà dans l’escalier. Iln’était pas venu à Paris pour voir des tableaux, et les peintres nel’intéressaient guère.

Freneuse reconduisit cérémonieusement le pèreet la fille jusqu’à la première marche, modéra d’un coup d’œill’ardeur de Binos qui avait l’air de vouloir les escorter beaucoupplus loin, et rentra avec lui dans l’atelier.

– Eh bien, M. Drugeon, commençaM. Paulet qui avait pris le bras du notaire pour descendre,vous aller me le montrer, ce testament, car vos dépêches ne m’enont donné qu’un aperçu très sommaire. C’est égal, vous pouvez vousvanter de m’avoir fait une belle peur. Savez-vous que ce n’est pasgai de perdre une succession de cette importance qui me revenaitlégitimement ?

– À qui le dites-vous, Monsieur ?soupira le notaire. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour parer lecoup, et je vous prie de croire que si cela avait dépendu de moi,vous n’auriez pas été déshérité de cette magnifique fortune.

– Oui, oui… je le sais… et je vous enveux d’autant moins de n’avoir pas réussi, que la Providence a faitce que vous n’avez pu faire.

– Comment cela ?

– Vous m’avez télégraphié une mauvaisenouvelle. J’en ai une bonne à vous apprendre. Le testament de monfrère ne vaut rien.

– Pardon, Monsieur… je l’ai vu, etmalheureusement, je puis vous assurer qu’il est au contraireparfaitement régulier. Il est daté, signé et écrit tout entier dela main du testateur, qui a même pris la précaution d’en donnerlecture à plusieurs personnes, en leur déclarant que c’était bienl’expression de sa dernière volonté, il n’y manque donc rien, etvous auriez tort d’espérer que…

– Il n’y manque rien, soit ! mais ilest caduc, répliqua M. Paulet, en appuyant sur le terme dedroit que le sieur Blanchelaine lui avait appris le matin même.

– Caduc ! répéta le notaire.Connaissez-vous la signification exacte de ce mot ?

– Parbleu ! ça signifie que lanommée Bianca Astrodi, légataire universelle, étant décédée un jouravant mon frère, n’a pas pu hériter de lui.

– Vous avez la preuve de cedécès ?

– Je l’aurai demain. Ainsi vous voyez quetout est pour le mieux.

Le notaire hochait la tête et ne paraissaitpas convaincu.

– Vous ne douterez plus, quand je vousmontrerai la copie de l’acte mortuaire.

– Ce n’est pas cela, Monsieur, dittristement Me Drugeon, mais Bianca Astrodi n’étaitpas légataire universelle. M. Francis Boyer a, par sontestament, laissé sa fortune à ses deux filles naturelles, Biancaet Pia. Si l’une est morte, l’autre est appelée à recueillir latotalité de la succession… à moins qu’elle ne soit morte aussiavant votre frère.

– Ah ! mon Dieu ! s’écriaM. Paulet, mais tout est perdu… car elle vit, cette Pia… jeviens de la voir, la misérable !

Marguerite suivait de près son père, et elleavait tout entendu.

– Je perds bien plus encore,murmura-t-elle. Puisse-t-elle mourir aussi, l’odieuse créature quim’a pris un homme que j’aime et une fortune quim’appartenait !

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