LE FLAMBEAU AGATHA CHRISTIE

— Bon sang ! dit Vincent. Nous ne serons donc jamais seuls !

— En effet, dit doucement Théo avec un sourire.

Elle s’assit sur le sofa et prit un journal au hasard.

C’était un domestique qui apportait le thé. Il posa son plateau sur la table qu’il approcha ensuite du sofa sur lequel Théo était assise. Puis, après un coup d’œil professionnel autour de lui, il s’assura qu’on ne désirait plus rien et se retira.

Vincent, qui était passé dans la chambre voisine, revint dans le petit salon.

— Une bonne tasse de thé ! s’écria-t-il gaiement. (Puis, se figeant au milieu de la pièce 🙂 Qu’est-ce qui ne va pas ?

Théo se tenait toute droite sur le sofa, raidie, le regard fixé droit devant elle, le visage exsangue.

Vincent s’empressa :

— Qu’y a-t-il, mon cœur ?

Pour toute réponse, elle lui tendit le journal et lui indiqua la manchette.

Vincent lui prit le journal des mains.

— « HOBSON, JEKYLL & LUCAS EN FAILLITE », lut-il.

Pour l’instant, le nom de cette grande société londonienne ne lui évoquait rien de précis. Il aurait cependant dû signifier quelque chose, il en était certain et cela l’irritait. Il adressa à Théo un regard interrogateur.

— Hobson, Jekyll & Lucas, c’est Richard, expliqua-t-elle.

— Ton mari ?

— Oui.

Vincent reprit le journal et lut attentivement les informations qui y étaient exposées. Des formules telles que « banqueroute soudaine », « graves révélations à prévoir », « autres firmes éclaboussées » lui sautèrent aux yeux.

Un mouvement dans la pièce le fit lever les yeux. Théo était occupée à ajuster son petit chapeau noir devant le miroir. Au geste qu’il fit, elle se tourna vers lui et le regarda droit dans les yeux.

— Vincent… il faut que je retourne auprès de Richard.

Il sursauta.

— Théo ! Ne sois pas absurde.

Elle répéta, comme une automate :

— Il faut que je retourne auprès de Richard.

— Mais, ma chérie…

Elle montra le journal qui était tombé par terre :

— Cela signifie la ruine… l’effondrement. Je ne peux pas choisir ce jour-ci pour le quitter.

— Tu l’avais quitté avant d’apprendre tout cela. Sois raisonnable !

Elle secoua la tête d’un air désolé.

— Tu ne comprends pas. Il faut que je retourne auprès de Richard !

Il ne parvint pas à la faire revenir sur cette décision. Quelle chose étrange qu’une créature aussi douce et souple puisse se montrer aussi inflexible ! Après les quelques premières phrases, elle cessa de discuter. Elle le laissa dire en toute liberté ce qu’il avait à dire. Il la prit dans ses bras dans l’espoir de briser sa volonté par le pouvoir des sens. Mais, quoique sa tendre bouche répondît à ses baisers, il demeurait tout au fond d’elle une force qu’il sentait invincible, capable de résister à tous ses arguments.

Finalement, il la laissa, écœuré et las de ces vains efforts. De suppliant qu’il était d’abord, il devint amer et lui reprocha de ne jamais l’avoir aimé. Cela aussi, elle le reçut sans protester – mais tout son visage, muet et pitoyable, démentait ce dont il l’accusait. À la fin, la rage s’empara de lui : il lui lança les paroles les plus cruelles qui lui vinrent à l’esprit, ne cherchant plus qu’à la meurtrir, qu’à la traîner sur les genoux.

Puis, les mots lui firent défaut. Il n’y avait plus rien à dire. Assis, la tête entre les mains, il fixait le tapis de laine rouge. Théodora se tenait près de la porte, ombre noire au visage blanc.

C’était fini.

Elle dit doucement :

— Au revoir, Vincent.

Il ne répondit pas.

La porte s’ouvrit. Se referma.

Les Darrell vivaient à Chelsea, dans une mystérieuse maison du temps jadis, plantée au milieu d’un petit jardin particulier. Devant la maison poussait un magnolia – noirci, sali, souillé, mais un magnolia tout de même.

En arrivant, quelque trois heures plus tard, Théo s’arrêta un instant sur le seuil de la maison pour contempler l’arbre en fleur. Un sourire douloureux lui déforma fugitivement la bouche.

Elle se rendit immédiatement au bureau, à l’arrière de la maison. Un homme y faisait les cent pas : jeune, encore beau, mais les traits décomposés.

Quand elle entra, il poussa une exclamation de soulagement.

— Dieu merci, te voilà, Théo ! On m’avait dit que tu avais pris une valise et que tu t’en étais allée quelque part en dehors de Londres.

— J’ai appris la nouvelle et je suis revenue.

Richard Darrell lui posa le bras autour des épaules et l’entraîna vers un divan où ils prirent place côte à côte. Théo se dégagea du bras qui l’entourait – d’une façon qui pouvait paraître parfaitement naturelle.

— Est-ce très grave, Richard ? demanda-t-elle posément.

— Ce ne pourrait pas l’être davantage.

— Explique-moi.

Il se remit à arpenter la pièce, tout en parlant.

Immobile, Théo l’observait. Il ne devait pas savoir que, sans cesse, la pièce disparaissait à ses yeux, que sa voix s’éloignait, tandis qu’elle revoyait une autre pièce – une chambre d’hôtel, à Douvres.

Elle parvint néanmoins à écouter avec suffisamment d’attention. Il revint s’asseoir auprès d’elle sur le divan.

— Heureusement, conclut-il, ils ne peuvent pas toucher à ta dot. Et la maison t’appartient également.

Théo hocha la tête, pensive.

— Il nous restera au moins cela, dit-elle. Dans ce cas, ce ne sera pas trop grave. Un nouveau départ, voilà tout.

— Oh, oui ! En effet.

Mais la voix de Richard rendait un son faux. Et Théo songea subitement : « Il y a autre chose. Il ne m’a pas tout dit. »

— C’est bien tout, Richard ? demanda-t-elle doucement. Tu n’as rien de plus grave à m’apprendre ?

Il hésita une demi-seconde avant de répliquer :

— Pourquoi voudrais-tu qu’il y ait autre chose ?

— Je ne sais pas.

— Tout ira bien, dit Richard, comme s’il cherchait à se rassurer lui-même plutôt qu’à rassurer sa femme. Tout ira très bien.

Tout à coup, il la prit dans ses bras.

— Je suis content que tu sois là, dit-il. Tout ira bien, maintenant que tu es là. Quoi qu’il arrive, je t’ai, n’est-ce pas ?

— Oui, répéta-t-elle avec douceur. Tu m’as.

Cette fois, elle laissa son bras reposer sur ses épaules.

Il l’embrassa, la serra contre lui, comme si son contact lui conférait quelque étrange réconfort.

— Je t’ai, toi, dit-il de nouveau.

Et, comme précédemment, elle répondit :

— Oui, Richard.

Il se laissa glisser du divan sur le sol, aux pieds de Théo.

— Je suis vanné, dit-il d’un ton maussade. Mon Dieu, quelle journée ! Atroce ! Je ne sais vraiment pas ce que je ferais si tu n’étais pas là. Après tout, on n’a qu’une femme, pas vrai ?

Elle se borna à acquiescer d’un geste, sans dire un mot.

Il posa la tête sur ses genoux. Le soupir qu’elle laissa échapper était comme un soupir d’enfant fatigué.

Pour la deuxième fois, Théo songea : « Il me cache quelque chose. De quoi s’agit-il ? »

D’un geste mécanique, sa main descendit vers la tête sombre et lisse qui reposait sur ses genoux, et elle se mit à la caresser gentiment, comme une mère pour consoler son enfant.

Richard murmura :

— Tout ira bien, maintenant que tu es là. Tu ne me laisseras pas tomber.

Sa respiration se fit lente et régulière. Il s’était endormi. La main de Théo continuait à lui caresser la tête.

Mais les yeux de Théo regardaient droit devant eux, fixes, plongés dans les ténèbres, pareils à un regard d’aveugle.

— Richard, dit Théodora, tu ne crois pas que tu ferais mieux de tout me raconter ?

C’était trois jours plus tard. Ils se trouvaient au salon, en fin d’après-midi.

Richard sursauta et rougit.

— Je ne sais pas de quoi tu veux parler.

— Vraiment ?

Il lui lança un rapide coup d’œil.

— Il y a bien sûr quelques… quelques détails.

— Ne penses-tu pas qu’il vaut mieux que je sois au courant de tout, pour pouvoir t’aider ?

Il lui adressa un regard étrange.

— Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai besoin de ton aide ?

— Mon cher Richard, je suis ta femme, répondit-elle, un peu surprise.

Il sourit – de son bon sourire de toujours, séduisant, insouciant.

— C’est vrai, Théo. Et ravissante, de surcroît. Je n’ai jamais pu supporter les femmes laides.

Il commença à marcher de long en large, comme il en avait l’habitude lorsque quelque chose le préoccupait.

— En un sens, tu as raison, je ne le nie pas. Il y a quelque chose.

— Eh bien ?

— Il est tellement difficile d’expliquer ces choses-là aux femmes ! Elles comprennent tout de travers et s’imaginent que les faits sont… ce qu’ils ne sont pas.

Théo ne dit rien.

— Tu comprends, poursuivait Richard, la légalité est une chose, le bien et le mal en sont une autre. Il arrive qu’on fasse une chose parfaitement juste, parfaitement honnête, mais que la loi ne l’envisage pas sous le même angle. Neuf fois sur dix, tout se passe sans problèmes. Et la dixième fois… on tombe sur un bec.

Théo commençait à comprendre. Elle songea : « Comment se fait-il que je ne sois pas étonnée ? L’ai-je toujours su, au fond de moi-même, qu’il n’était pas honnête ? »

Richard parlait toujours, se perdant dans des explications inutilement longues. Théo n’était pas mécontente qu’il masque le fond de l’affaire sous ce manteau de verbosité. Il s’agissait de vastes étendues de terrains en Afrique du Sud. Elle ne tenait pas à savoir avec précision ce que Richard avait fait. Moralement, prétendait-il, l’opération était irréprochable. Légalement… là, il y avait un problème. Enfin, il n’y avait pas à sortir de là : il s’était exposé à des poursuites criminelles.

Tout en parlant, Richard ne cessait de lancer vers sa femme des regards nerveux, mal à l’aise. Il s’embrouillait de plus en plus dans ses explications, n’en finissait pas d’excuser ce qu’un enfant eût pu voir dans sa vérité la plus nue. Puis, au milieu de ses efforts pour se disculper, il s’effondra. Peut-être en partie à cause du regard de Théo dans lequel était passé un éclair de mépris. Il se laissa tomber dans un fauteuil, à côté de la cheminée, et se prit la tête dans les mains.

— Voilà, Théo, dit-il d’une voix brisée. Que vas-tu faire, à présent ?

Elle vint à lui, après un moment d’hésitation, et, s’agenouillant auprès de son siège, elle appuya son visage contre le sien.

— Qu’y a-t-il moyen de faire, Richard ? Que pouvons-nous faire ?

Il saisit sa main.

— C’est bien vrai ? Tu restes avec moi ?

— Bien sûr. Bien sûr, mon chéri.

Acculé presque malgré lui à la sincérité, il s’écria :

— Je suis un voleur, Théo ! Voilà ce que cela veut dire, en clair. Je ne suis qu’un voleur.

— Dans ce cas, je suis la femme d’un voleur, Richard. Nous sombrerons ensemble ou nous surnagerons ensemble.

Ils gardèrent le silence pendant quelques instants. Puis, il retrouva un peu de son assurance.

— Tu sais, Théo, j’ai un plan. Mais nous en parlerons plus tard. Il est presque l’heure du dîner. Il faut que nous allions nous changer. Mets ce truc crème que tu as, tu sais bien, ton modèle Caillot.

Théo leva des sourcils interrogateurs.

— Pour une simple soirée à la maison ?

— Oui, oui, je sais. Mais je l’aime bien. Mets cette robe-là, sois gentille. Cela me remontera le moral de te voir dans toute ta splendeur.

Théo descendit dîner dans sa robe Caillot. C’était une création réalisée dans un brocart crème, avec un léger fil d’or et une discrète touche rose pâle pour raviver le ton crème. La robe était extrêmement échancrée dans le dos. On n’eût pas pu rêver mieux pour faire ressortir l’éclatante blancheur des épaules et de la nuque de Théo. Plus que jamais, elle était une véritable fleur de magnolia.

Le regard de Richard l’enveloppa, chaudement approbateur.

— Très bien ! Tu sais, tu es éblouissante, avec cette robe.

Ils passèrent à table. Toute la soirée, Richard se montra nerveux, peu naturel, plaisantant et riant à tout propos, comme cherchant désespérément à chasser ses soucis. À plus d’une reprise, Théo voulut le faire revenir à la conversation qu’ils avaient engagée précédemment, mais il s’y refusa à chaque fois.

Et puis, au moment où il se levait pour aller se coucher, il dit tout à coup :

— Non, ne t’en va pas encore. J’ai quelque chose à te dire. Tu sais, à propos de cette triste histoire.

Elle se rassit.

Il se mit à parler très vite. Avec un peu de chance, ils arriveraient peut-être à étouffer l’affaire. Il avait bien assuré ses arrières. Pourvu que certains papiers ne tombent pas entre les mains du liquidateur…

Il s’interrompit d’un air entendu.

— Des papiers ? répéta Théo, perplexe. Tu veux dire que tu vas les détruire ?

Richard grimaça.

— Je les détruirais sur-le-champ s’ils se trouvaient en ma possession. C’est là que le bât blesse !

— Et qui les détient ?

— Un homme que nous connaissons tous les deux, Vincent Easton.

Une exclamation à peine perceptible échappa à Théo. Elle se reprit aussitôt, mais Richard avait remarqué sa réaction.

— Il y a longtemps que je le soupçonne d’être au courant de pas mal de choses. C’est pourquoi je l’ai souvent invité ici. Tu te rappelles peut-être que je t’ai demandé d’être gentille avec lui ?

— Je me rappelle.

— Je ne sais pourquoi, je ne suis jamais parvenu à me lier d’amitié avec lui. Mais toi, par contre, il t’aime bien. Je dirais même qu’il t’apprécie beaucoup.

— C’est exact, dit Théo d’une voix claire.

— Ah ! dit Richard, satisfait. Parfait. Tu vois où je veux en venir. Je suis convaincu que si tu allais trouver Vincent Easton pour lui demander de te remettre ces papiers, il ne refuserait pas. Les jolies femmes, tu sais, ça obtient beaucoup de choses…

— Je ne peux pas faire cela, coupa Théo.

— Ridicule.

— C’est hors de question.

Le rouge montait aux joues de Richard, par plaques. Elle voyait la colère gronder en lui.

— Ma petite, je crois que tu ne comprends pas exactement où en est la situation. Si cela sort au grand jour, je suis passible de prison. C’est la ruine. Le déshonneur.

— Vincent Easton ne fera pas usage de ces papiers contre toi. J’en suis sûre et certaine.

— Là n’est pas la question. Il se peut qu’il ne se rende même pas compte qu’ils m’incriminent. Ce n’est que par rapport à… à mes affaires… à certains chiffres qu’ils ne manqueront pas de découvrir. Oh ! Je ne peux pas te donner tous les détails. Il risque de provoquer ma ruine sans le savoir, à moins que quelqu’un ne lui expose les faits.

— Tu peux certainement lui demander cela toi-même. Écris-lui.

— Bravo pour cette brillante suggestion ! Non, Théo, non. Nous n’avons qu’un seul espoir. Tu es mon seul atout. Tu es ma femme. Tu dois m’aider. Va trouver Easton ce soir même.

Théo poussa un cri.

— Pas ce soir ! Demain, peut-être.

— Bon sang, Théo, vas-tu jamais comprendre ? Demain, ce sera peut-être trop tard. Il faudrait que tu partes maintenant. Tout de suite.

La voyant défaillir, il tenta de la rassurer.

— Je sais, ma chérie. C’est terriblement désagréable. Mais c’est une question de vie ou de mort. Théo, tu ne vas pas me lâcher ? Tu m’as dit que tu ferais n’importe quoi pour me venir en aide.

Théo s’entendit répondre d’une voix dure, sèche :

— Pas cela.

— C’est une question de vie ou de mort, Théo. Je pense ce que je dis. Regarde.

Il ouvrit brutalement un tiroir de son bureau et y prit un revolver. Elle ne remarqua pas ce que ce geste avait de théâtral.

— De deux choses l’une. Tu y vas ou je me tue. Je suis incapable d’affronter le scandale. Si tu ne fais pas ce que je te demande, je serai un homme mort avant demain matin. Je te jure solennellement que c’est la vérité.

— Non, Richard ! Pas cela !

— Alors, aide-moi.

Jetant le revolver sur la table, il s’agenouilla à ses côtés.

— Théo, ma chérie… Si tu m’aimes… Si tu m’as jamais aimé… Fais cela pour moi. Tu es ma femme, Théo. Je n’ai personne d’autre vers qui me tourner…

Il insista, susurrant, suppliant… Finalement, Théo entendit sa propre voix répondre :

— Très bien, j’y vais.

Richard l’accompagna jusqu’à la porte et la mit dans un taxi.

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