LE FLAMBEAU AGATHA CHRISTIE

« — Mais qu’est-ce que je fais ici ? murmura-t-elle.

« — Tu es en train de manger une chandelle !

« — C’est moi qui t’ai fait faire ça. Oui, c’est moi ! s’exclama Annette, exécutant devant elle un pas de danse.

« Félicie écarquilla les yeux un moment, puis elle marcha lentement sur Annette.

« — Ainsi c’est toi – c’est toi qui m’as ridiculisée ? Je crois me rappeler maintenant. Ah ! je te tuerai pour la peine.

« Elle parlait sur un ton tout à fait calme, mais Annette recula soudain devant elle et vint se cacher derrière moi.

« — Protège-moi, Raoul ! J’ai peur de Félicie. Ce n’était qu’une plaisanterie, Félicie, une simple plaisanterie.

« — Je n’aime pas ces plaisanteries-là, dit Félicie. Tu comprends ? Je te déteste. Je vous déteste tous !

« Elle fondit soudain en larmes et se sauva.

« Je pense qu’Annette fut effrayée par le résultat de son expérience et qu’elle ne chercha pas à la renouveler. Mais à dater de ce jour son ascendant sur Félicie sembla augmenter.

« Félicie, je le crois maintenant, ne cessa jamais de la détester, et pourtant elle ne pouvait pas s’éloigner d’elle. Elle restait attachée à Annette comme un chien fidèle.

« À quelque temps de là, messieurs, on me trouva un emploi et je ne revins qu’occasionnellement au pensionnat, au cours de mes vacances. Le désir d’Annette de devenir une danseuse ne fut pas pris au sérieux, mais elle montra en grandissant de fort bonnes dispositions pour le chant et miss Slater consentit à la préparer à la carrière de chanteuse.

« Elle n’était pas paresseuse, Annette. Elle travaillait fiévreusement, sans prendre de repos. Miss Slater fut obligée de l’empêcher de se surmener. Elle me parla d’elle un jour.

« — Tu as toujours eu beaucoup d’affection pour Annette, me dit-elle. Persuade-la de ne pas trop se fatiguer. Depuis quelque temps elle a une petite toux qui ne me plaît pas.

« Peu après, mon travail m’appela très loin de là. Je reçus une ou deux lettres d’Annette au début, puis plus rien. Je restai à l’étranger pendant cinq ans.

« Par le plus grand des hasards, quand je revins à Paris, mon attention fut attirée par une affiche de théâtre sur laquelle était un portrait d’une artiste du nom d’Annette Ravelli. Je la reconnus aussitôt. Le soir même, j’allai au théâtre en question. Annette y chantait en français et en italien. Sur la scène, elle était admirable. La représentation terminée, je me rendis à sa loge. Elle me reçut immédiatement.

« — Raoul ! s’écria-t-elle, tendant vers moi ses mains pâles. Quelle merveilleuse surprise ! Où étais-tu ces années passées ?

« Je le lui aurais dit, mais elle ne tenait pas vraiment à m’écouter.

« — Tu vois, je suis presque arrivée !

« Elle fit de la main un geste circulaire, un geste triomphant, pour me faire admirer sa loge encombrée de bouquets.

« — La bonne miss Slater doit être fière de ta réussite.

« — Cette vieille sorcière ? Non, sûrement pas. Sais-tu qu’elle me destinait au Conservatoire ? Pour donner des récitals devant un public guindé. Merci ! Moi je suis une artiste. C’est ici, sur une scène de variétés, que je trouve à exprimer ma personnalité. »

« À ce moment entra un homme d’un certain âge, aux traits fins, très distingué. D’après son attitude, je compris vite qu’il était le protecteur d’Annette. Il me jeta un regard en coin et Annette lui expliqua :

« — Un ami d’enfance. Il passe par Paris, voit mon portrait sur une affiche, et voilà !

« L’homme se montra alors d’une parfaite affabilité. En ma présence, il exhiba un bracelet de rubis et de diamants et le passa au poignet d’Annette. Comme je me levais pour prendre congé, elle me jeta un regard de triomphe et murmura :

« — J’ai fait mon chemin, n’est-ce pas ? Tu vois ? Le monde entier m’appartient.

« Mais comme je quittais sa loge, je l’entendis tousser, d’une toux sèche et aiguë. Je savais ce que signifiait cette toux. C’était le cadeau que sa mère lui avait laissé en mourant.

« Je la revis ensuite deux ans plus tard. Elle était allée chercher refuge chez miss Slater. Sa carrière était brisée. Elle était atteinte de tuberculose avancée et les médecins s’accordaient à dire qu’il n’y avait rien à faire.

« Ah ! je ne l’oublierai jamais telle que je la vis alors ! Elle était couchée sous une sorte d’abri dans le jardin. On la faisait rester en plein air jour et nuit. Ses joues étaient creuses et empourprées, ses yeux brillants de fièvre.

« Elle m’accueillit avec une sorte de désespoir qui me fit frémir.

« — Je suis heureuse de te voir, Raoul. Tu sais ce qu’ils disent – qu’il est possible que je ne guérisse pas. Ils le disent derrière mon dos, tu penses bien. Devant moi, ils essayent de me rassurer et de me consoler. Mais ce n’est pas vrai, Raoul, ce n’est pas vrai ! Je refuse de mourir. Mourir ? Quand j’ai devant moi la vie si belle qui me tend les bras ? C’est la volonté de vivre qui importe. Tous les grands docteurs le disent aujourd’hui. Je ne suis pas de ces faibles qui s’abandonnent. Je me sens déjà infiniment mieux – infiniment mieux, tu m’entends ?

« Elle s’appuya sur son coude pour donner plus de force à ses paroles, puis elle retomba, en proie à une quinte de toux qui déchirait son corps frêle.

« — Cette toux, ce n’est rien, dit-elle haletante. Et les hémorragies ne m’effraient pas. Je surprendrai les docteurs. C’est la volonté qui compte. Rappelle-toi, Raoul, je vivrai.

« C’était pitoyable, vous comprenez, pitoyable.

« À ce moment, Félicie Bault entra avec un verre de lait chaud sur un plateau. Elle tendit le verre à Annette et la regarda boire avec une expression que je ne pus sonder, mais où il y avait assurément une satisfaction maligne.

« Annette, elle aussi, surprit cette expression. Furieuse, elle jeta le verre par terre où il vola en éclats.

« — Tu la vois ? Voilà comment elle me regarde tout le temps. Elle est heureuse que je sois en train de mourir ! Oui, elle s’en réjouit. Elle qui est forte et bien portante. Regarde-la – jamais un jour de maladie, celle-là. Et tout ça pour rien. À quoi lui sert cette grande carcasse ? Que peut-elle en faire ?

« Félicie s’accroupit pour ramasser les morceaux de verre.

« — Je me moque de ce qu’elle peut dire, dit-elle d’une voix traînante. Qu’est-ce que cela peut faire ? Je suis une fille respectable, moi. Quant à elle, elle connaîtra les flammes du Purgatoire avant longtemps. Je suis chrétienne. Je ne dis rien.

« — Tu me détestes ! cria Annette. Tu m’as toujours détestée. Ah ! mais cela n’empêche pas que je peux t’ensorceler. Je peux te faire faire ce que je veux. Vois maintenant, si je te le demandais, tu te mettrais à genoux dans l’herbe devant moi.

« — Vous êtes ridicule, dit Félicie, mal à l’aise.

« — Mais si, tu le feras. Tu vas le faire. Pour me faire plaisir. À genoux ! Je te l’ordonne, moi, Annette. À genoux, Félicie !

« Que ce fût à cause de sa voix étrangement persuasive, ou pour quelque autre raison plus profonde, toujours est-il que Félicie obéit. Elle tomba lentement à genoux, les bras en croix, avec, sur le visage, une expression absente et stupide.

« Annette rejeta la tête en arrière et se mit à rire – d’un rire bruyant et interminable.

« — Non, mais regarde-la donc, avec sa figure stupide ! Ce qu’elle peut avoir l’air ridicule. Tu peux te relever maintenant, Félicie, merci ! Ce n’est pas la peine de me faire des yeux comme si tu voulais me dévorer. Je suis ta maîtresse. Tu dois faire ce que je te commande.

« Elle se laissa retomber, épuisée, sur ses coussins. Félicie prit son plateau et s’éloigna à pas lents. Elle se retourna une fois sur nous et la rancune qui couvait dans ses yeux me causa une profonde impression.

« Je n’étais pas là quand Annette mourut. Mais ce fut terrible, paraît-il. Elle se cramponna à la vie. Elle se battit contre la mort comme une forcenée. La respiration sifflante, elle répétait sans trêve : « Je ne veux pas mourir – vous m’entendez ? Je ne veux pas mourir. Je veux vivre… vivre… »

« Miss Slater me raconta tout cela quand je vins la voir six mois plus tard.

« — Mon pauvre Raoul, me dit-elle d’un ton maternel. Tu l’aimais, n’est-ce pas ?

« — Oui. Je l’ai toujours aimée. Mais de quel secours aurais-je pu lui être ? N’en parlons plus. Elle est morte, elle, si brillante, si pleine d’une vie ardente…

« Miss Slater était une femme compréhensive. Elle passa à un autre sujet. Félicie lui causait beaucoup de soucis, me dit-elle. Cette fille avait eu une sorte de dépression nerveuse et depuis elle se comportait de façon tout à fait surprenante.

« — Tu sais qu’elle apprend le piano, me dit miss Slater après un moment d’hésitation.

« Je l’ignorais et cette nouvelle me causa une vive surprise. Félicie apprenant le piano ! J’aurais mis ma main au feu que cette fille n’aurait pas pu discerner une note d’une autre.

« — Elle a du talent, à ce qu’on prétend, poursuivit miss Slater. Je n’y comprends rien. Je l’ai toujours considérée comme… enfin, Raoul, tu le sais aussi bien que moi, elle a toujours été stupide.

« J’approuvai de la tête.

« — Elle se conduit si étrangement que je ne sais que penser.

« Quelques minutes plus tard, j’entrai à la salle de lecture. Félicie jouait du piano. Elle jouait l’air que j’avais entendu Annette chanter à Paris. Vous comprenez, messieurs, que cela me donna un coup. Et alors, m’ayant entendu approcher, elle s’arrêta et se tourna brusquement vers moi avec des yeux intelligents et malicieux. Un instant, je crus… Non, je ne dirai pas ce que je crus.

« — Tiens ! fit-elle. C’est donc vous, monsieur Raoul.

« Je ne puis décrire la façon dont elle dit ces mots. Pour Annette, je n’avais jamais cessé d’être « Raoul ». Mais, depuis que nous nous étions retrouvés adultes, Félicie m’appelait toujours « Monsieur Raoul ». Or, le ton qu’elle avait pris cette fois était différent, comme si le Monsieur, légèrement accentué, avait en soi quelque chose d’amusant.

« — Ma parole, Félicie, balbutiai-je, tu parais toute changée aujourd’hui.

« — Vraiment ? dit-elle d’un ton réfléchi. C’est curieux, cela. Mais ne prenez pas un air si grave, Raoul – décidément, je vous appellerai Raoul – n’avons-nous pas joué ensemble étant enfants ? La vie a été faite pour rire. Parlons de cette pauvre Annette – elle qui est morte et enterrée. Est-elle en Purgatoire ?

« Et elle fredonna un fragment d’une chanson – pas tout à fait dans le ton, mais les paroles attirèrent mon attention.

« — Félicie ! m’écriai-je. Tu parles italien ?

« — Pourquoi pas, Raoul ? Je ne suis peut-être pas si bornée que je fais semblant de l’être.

« — Je ne comprends pas… commençai-je.

« — Mais je vais vous l’expliquer. Je suis une actrice très douée, bien que personne ne s’en doute. Je peux jouer quantité de rôles – et les jouer tout à fait bien.

« Elle rit et sortit de la pièce en courant avant que j’aie pu l’arrêter.

« Je la revis encore avant de partir. Elle était endormie dans un fauteuil. Elle ronflait très fort. Je m’approchai d’elle et l’observai, fasciné, mais non sans un vague sentiment de répulsion. Elle s’éveilla en sursaut. Ses yeux, voilés et sans vie, rencontrèrent les miens.

« — Monsieur Raoul, murmura-t-elle.

« — Oui, Félicie. Je m’en vais maintenant. Veux-tu jouer encore un peu de piano pour moi avant mon départ ?

« — Moi, jouer du piano ? Vous vous moquez de moi, monsieur Raoul.

« — Tu ne te rappelles donc pas en avoir joué ce matin ?

« Elle secoua la tête.

« — Comment une pauvre fille comme moi saurait-elle jouer du piano ?

« Elle resta silencieuse un instant, comme plongée dans ses pensées, puis me fit signe de venir plus près.

« — Monsieur Raoul, il se passe de drôles de choses dans cette maison. On vous joue des tours. On change l’heure aux pendules. Oui, oui, je sais ce que je dis. Et tout ça, c’est elle qui le fait.

« — Qui ça, elle ? demandai-je, vivement étonné.

« — Cette Annette. Cette mauvaise fille. Quand elle était vivante, elle n’arrêtait pas de me tourmenter. À présent qu’elle est morte, elle revient me tourmenter encore.

« Je la regardai avec inquiétude. Je voyais maintenant qu’elle était en proie à une terreur extrême. Les yeux lui sortaient de la tête.

« — Elle est mauvaise, celle-là. Elle est mauvaise, je vous le dis. Elle vous prendrait le pain de la bouche, vos vêtements sur votre dos, votre âme dans votre corps…

« Elle m’empoigna soudain par le bras.

« — J’ai peur, je vous le dis – ! J’entends sa voix – pas dans mes oreilles, non pas dans mes oreilles. Ici, dans ma tête… (Elle se frappa le front.) Elle me chassera d’ici – elle me chassera pour de bon et alors qu’est-ce que je ferai, qu’est-ce que je deviendrai ?

« Sa voix s’enfla presque en un hurlement. Ses yeux lançaient des regards terrifiés d’animal aux abois…

« Et soudain elle fit un sourire, un sourire agréable, plein de malice, mais avec quelque chose de plus qui me fit frissonner.

« — Si ça devait en venir là, monsieur Raoul, je suis très forte de mes mains – terriblement forte.

« Je n’avais jamais bien remarqué ses mains auparavant. Je les regardai à ce moment et je ne pus m’empêcher de frémir. De gros doigts de brute et, comme elle l’avait dit, terriblement forts. Je ne peux vous exprimer la nausée qui me prit. C’était avec des mains pareilles que son père avait dû étrangler sa mère…

« Je ne devais plus revoir Félicie Bault. Aussitôt après je partis pour l’étranger – pour l’Amérique du Sud. J’en revins deux ans après sa mort. J’avais lu dans les journaux des détails sur sa vie et sa mort soudaine. J’en ai appris d’autres aujourd’hui en vous écoutant. Félicie 3 et Félicie 4… de celles-là, je ne sais que penser. Elle était douée pour la comédie, vous savez.

Le train ralentit soudain. L’homme se redressa sur son siège et boutonna son pardessus jusqu’au col.

— Comment expliquez-vous cela ? demanda l’avocat, se penchant en avant.

— J’ai du mal à croire… commença le Révérend Parfitt, pour s’interrompre aussitôt.

Le docteur se taisait. Il considérait Raoul Letardeau avec une attention soutenue.

— Vous prendre vos vêtements sur votre dos, votre âme dans votre corps, répéta doucement le Français. (Il se leva.) Je vous le dis, messieurs, l’histoire de Félicie Bault est l’histoire d’Annette Ravel. Vous ne l’avez pas connue. Moi si. Elle aimait passionnément la vie…

La main sur la poignée de la porte, prêt à descendre, il se retourna soudain et, se penchant, tapota la poitrine du Révérend Parfitt.

— Le docteur a dit tout à l’heure que ceci… (sa main frappa le révérend au creux de l’estomac et le révérend fit une grimace) ceci n’est qu’une résidence. Dites-moi, si vous trouvez un cambrioleur dans votre maison, que faites-vous ? Vous le tuez, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, s’écria le révérend. Non, sûrement pas – je veux dire, pas dans notre pays.

Mais il lança ces derniers mots dans le vide. La porte du compartiment s’était déjà refermée avec bruit.

Le clergyman, l’avocat et le docteur étaient seuls. Le quatrième coin était libre.

(Traduction de Roger Durand.)

FLEUR DE MAGNOLIA

Sous l’horloge de la gare Victoria, Vincent Easton attendait. De temps à autre, il levait les yeux vers les aiguilles, mal à l’aise, en se disant : « Combien d’hommes avant moi n’ont-ils pas attendu ici une femme qui ne venait pas ? »

Brusquement, une angoisse lui étreignit le cœur.

Et si Théo ne venait pas ? Si elle avait changé d’avis ? Ce serait bien typique d’une femme. Est-il sûr d’elle ? A-t-il jamais été sûr d’elle ? Au fond, sait-il la moindre chose à son sujet ? Ne l’a-t-elle pas toujours intrigué, depuis le début ? Il y a deux personnes en elle : la femme charmante et rieuse, épouse de Richard Darrell – et puis l’autre, silencieuse, pleine de mystère, qui s’est promenée à ses côtés dans les jardins de Haymer’s Close. Une fleur de magnolia. Voilà ce qu’elle évoque pour lui. Sans doute parce que c’est sous un magnolia qu’ils ont savouré leur premier baiser, aussi délicieux qu’incroyable. L’air fleurait le parfum sucré du magnolia et deux ou trois pétales s’étaient détachés, veloutés et odorants, pour se poser sur ce visage qui se tournait vers lui, aussi crémeux, aussi doux et silencieux qu’eux. Fleur de magnolia… exotisme, senteurs, mystère…

Cela remontait à quinze jours – ce n’était que la deuxième fois qu’il la rencontrait. Et à présent il attendait qu’elle le rejoigne pour toujours.

De nouveau, l’incrédulité le transperça. Elle ne va pas venir. Comment peut-il y avoir cru ? Elle devrait renoncer à tant de choses ! Il est impensable que la belle Mme Darrell puisse s’exposer ainsi : on ferait des gorges chaudes de son aventure et le scandale serait tel qu’ils ne parviendraient jamais à le faire oublier complètement. Il existe des moyens mieux indiqués, plus efficaces pour ce genre de choses : un divorce discret, par exemple.

Mais ils n’avaient pas songé une seconde à tout cela. Lui, du moins, n’y avait pas songé. Et elle ? Il n’a jamais rien su de ses pensées. C’est d’une façon presque timorée qu’il lui avait demandé de partir avec lui – car, qui était-il, après tout ? Rien qu’un cultivateur d’oranges comme il y en a mille autres, au Transvaal. Quelle vie avait-il à lui offrir, en comparaison de l’existence brillante qu’elle menait à Londres ? Mais il la désirait tellement qu’il n’avait pas pu s’empêcher de lui poser la question.

Elle avait consenti très calmement, sans hésiter ni protester. Comme s’il lui avait demandé la chose la plus simple du monde.

— Demain ? lui avait-il demandé, tout surpris, sans y croire.

Et elle avait promis, de cette voix douce et brisée qui ressemblait si peu au timbre haut et argentin dont elle usait pour les mondanités. La première fois qu’il l’avait vue, il l’avait comparée à un diamant – à un noyau de feu étincelant qui reflétait la lumière par mille facettes. Mais à l’instant du premier contact, du premier baiser, le diamant s’était miraculeusement transformé en une perle aux douceurs nuage. Une perle pareille à une fleur de magnolia, d’un rose crémeux.

Elle avait promis. Et il attendait qu’elle tienne sa promesse.

De nouveau, un coup d’œil vers l’horloge. Si elle n’arrivait pas bientôt, ils allaient manquer leur train.

Et, de nouveau, un remous de réactions s’agita douloureusement en lui. Elle ne viendra pas ! C’est évident. Quelle folie que d’y avoir cru ! Qu’est-ce qu’une promesse ? En rentrant chez lui, il allait trouver une lettre où elle lui expliquerait et protesterait en disant tout ce que disent les femmes pour faire excuser leur manque de courage.

La colère montait en lui – la colère, et l’amertume de la déception.

Tout à coup, il l’aperçut qui se dirigeait vers lui, un léger sourire aux lèvres. Elle marchait lentement, sans hâte ni nervosité, comme quelqu’un qui aurait toute l’éternité devant soi. Elle était vêtue de noir – une robe noire souple et moulante, avec un petit chapeau noir qui encadrait la merveilleuse pâleur crémeuse de son visage.

Il lui étreignit la main en balbutiant stupidement :

— Tu es venue ! Tu es quand même venue !

— Bien sûr.

Que sa voix était calme ! Qu’elle était calme !

— Je pensais que tu ne viendrais pas, dit-il en lâchant sa main et en respirant fort.

Elle ouvrit les yeux – des yeux immenses, superbes. Et il y lut de la surprise, un étonnement d’enfant.

— Pourquoi ?

Il ne répondit pas. Se tournant de côté, il héla un porteur qui passait. Ils n’avaient pas beaucoup de temps. Les minutes qui suivirent ne furent que bousculade et confusion. Enfin, ils se retrouvèrent dans leur compartiment réservé, et la grisaille du sud de Londres défila à la fenêtre.

Théodora Darrell était assise en face de lui. Enfin elle était sienne ! Il réalisait à présent à quel point il avait été incrédule, jusqu’à la toute dernière minute. C’est qu’il n’osait pas y croire ! Ce côté magique, insaisissable qui la caractérisait l’effrayait. Il lui semblait impossible qu’elle lui appartînt jamais.

Maintenant, le suspense était terminé. Le pas décisif avait été franchi. Il la regarda. Elle était appuyée dans le coin, immobile. Sur ses lèvres flottait encore un souvenir de sourire. Ses yeux étaient baissés, ses longs cils noirs balayaient la courbe laiteuse de sa joue.

Qu’a-t-elle en tête en ce moment ? se demanda-t-il. À quoi pense-t-elle ? À moi ? À son mari ? Et, au fait, que pensait-elle de lui ? L’avait-elle aimé, jadis ? N’avait-elle jamais rien éprouvé pour lui ? Lui inspirait-il de la haine, ou seulement de l’indifférence ? Tout à coup, une pensée le traversa, plus douloureuse : Je ne sais rien. Je ne saurai jamais rien. Je l’aime – et je ne sais rien d’elle. Ni ce qu’elle pense, ni ce qu’elle ressent.

Son esprit s’attarda sur le mari de Théodora Darrell. Il connaissait des quantités de femmes mariées qui ne se montraient que trop heureuses de se plaindre de leurs maris : ils ne les comprenaient pas, ne se souciaient guère de leur sensibilité… Il songea avec cynisme que c’était l’une des façons les plus commodes d’engager la conversation.

Mais Théo, elle, ne parlait jamais de son mari qu’en termes vagues. Easton ne savait de lui que ce que tout le monde en savait : qu’il était populaire, fort bel homme, direct, d’un contact agréable. Que tout le monde l’aimait. Et que sa femme paraissait s’entendre à merveille avec lui. Cela ne prouve rien, songea Vincent, Théo est bien élevée, jamais elle ne laisserait deviner ses griefs en public.

À lui non plus, elle n’avait jamais rien révélé. Depuis le soir de leur deuxième rencontre, ce soir où ils s’étaient promenés en silence dans le jardin, côte à côte – leurs épaules se frôlaient et il sentait l’imperceptible tressaillement qui la saisissait à son contact –, il n’y avait jamais eu d’explications. Leur situation n’avait pas été définie. Elle lui rendait ses baisers, muette et tremblante, dépouillée de cet éclat dur qui, avec sa beauté d’ivoire et de rose, avait contribué à la rendre célèbre. Pas une seule fois elle n’avait évoqué son mari. Au début, Vincent lui en avait été reconnaissant, heureux que lui soient épargnés les discours que prononcent les femmes pour se persuader elles-mêmes ainsi que leurs amants qu’elles ont raison de céder à leur amour.

Mais maintenant, cette tacite conspiration du silence commençait à l’inquiéter. Une fois de plus, la panique l’envahit : il ne savait rien de cette créature étrange qui liait de son plein gré sa destinée à la sienne. Il avait peur.

Mû par un besoin subit de se rassurer, il posa la main sur son genou vêtu de noir. De nouveau, il la sentit tressaillir légèrement. Il tendit le bras pour lui prendre la main, puis, se penchant, il posa au creux de sa paume un très long baiser. Il sentit les doigts fins presser les siens. Levant les yeux, il rencontra son regard et se rasséréna.

Il se redressa et s’appuya au dossier de la banquette. Il ne lui en fallait pas davantage pour l’instant. Ils étaient ensemble. Elle était à lui. Et c’est d’un ton léger, presque badin qu’il lui dit :

— Comme tu es silencieuse !

— C’est vrai ?

— Mais oui. (Il attendit un peu, puis ajouta d’une voix plus grave 🙂 Tu es sûre que… tu ne regrettes pas ?

Elle écarquilla les yeux :

— Oh, absolument pas !

Il ne douta pas de cette réponse aux accents si sincères.

— À quoi penses-tu ? J’aimerais savoir.

— Je crois que j’ai peur, répondit-elle plus bas.

— Peur ?

— Du bonheur.

Allant s’asseoir auprès d’elle, il la prit dans ses bras et embrassa le velours de son visage et de son cou.

— Je t’aime, dit-il. Je t’aime, je t’aime !

En guise de réponse, elle se serra contre lui, lui abandonna ses lèvres.

Il retourna ensuite à son siège. Il prit un magazine, elle en fit autant. De temps à autre, leurs yeux se croisaient par-dessus leurs revues. Et ils souriaient.

Ils arrivèrent à Douvres peu après 5 heures. Ils devaient y passer la nuit et traverser la Manche le lendemain. À l’hôtel, Théo pénétra dans leur petit salon, suivie de près par Vincent. Celui-ci avait à la main quelques journaux du soir qu’il jeta sur la table. Deux employés de l’hôtel apportèrent leurs bagages dans la chambre et se retirèrent.

Théo se détourna de la fenêtre devant laquelle elle s’était arrêtée – et, l’instant d’après, ils étaient dans les bras l’un de l’autre.

On frappa discrètement à la porte. Ils se séparèrent.

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