LE FLAMBEAU AGATHA CHRISTIE

— Théo !

Vincent Easton sursauta, ne pouvant croire à son bonheur. Elle était là, dans l’embrasure de la porte. Son étole d’hermine blanche lui pendait des épaules, Vincent Easton ne l’avait jamais vue aussi belle.

— Alors, tu es quand même venue !

Il venait vers elle – mais elle l’arrêta du geste.

— Non, Vincent. Ce n’est pas ce que tu penses.

Elle parlait d’une voix rauque, précipitée.

— Je viens ici de la part de mon mari. Il croit savoir que tu possèdes certains documents qui pourraient peut-être lui… faire du tort. Je suis venue te demander de me les remettre.

Vincent demeura immobile, les yeux fixés sur elle. Puis il émit un petit rire bref.

— C’est donc cela ! Il me semblait bien, l’autre jour, que le nom de Hobson, Jekyll & Lucas m’était familier, mais je n’avais pas réussi à le situer exactement. J’ignorais que ton mari avait des relations avec cette firme. Il y a un bon moment, déjà, que cela va mal pour eux. J’ai été chargé d’enquêter sur l’affaire. À vrai dire, je soupçonnais un sous-fifre. Je n’avais pas songé à regarder du côté de la tête.

Théo resta muette. Vincent la regarda avec curiosité.

— Pour toi, cela ne fait aucune différence ? demanda-t-il. Le fait que ton mari soit… un escroc, pour parler en termes clairs ?

Elle secoua la tête.

— Cela me dépasse, dit Vincent. (Puis il se hâta d’ajouter 🙂 Attends deux minutes, je vais chercher les papiers.

Théo s’assit. Il passa dans la pièce voisine puis revint et lui présenta un petit paquet.

— Merci, dit Théo. Tu as une allumette ?

Prenant les allumettes qu’il lui offrait, elle s’accroupit devant la cheminée. Quand les papiers furent réduits à un tas de cendres, elle se releva.

— Merci, dit-elle de nouveau.

— Il n’y a pas de quoi, répondit-il d’un ton compassé. Je vais t’appeler un taxi.

Il l’aida à monter en voiture, regarda le taxi s’éloigner. Quelle étrange entrevue, étrange et conventionnelle… Le premier instant passé, ils n’avaient même pas osé se dévisager. C’en était fait. C’était terminé. Il s’en irait, très loin, et s’efforcerait d’oublier.

Passant la tête par la fenêtre, Théo s’adressa au chauffeur du taxi. Elle se sentait incapable de retourner directement à la maison, à Chelsea. Il fallait qu’elle respire le grand air. Le fait de revoir Vincent l’avait bouleversée. Si seulement… si seulement… Mais non. Elle se ressaisit. Si elle n’éprouvait aucun amour pour son mari, elle se devait néanmoins d’agir correctement à son égard. Il avait des difficultés, il fallait qu’elle l’épaule. En dépit de tout ce qu’il avait pu faire par ailleurs, il l’aimait. Le forfait qu’il avait commis était un crime contre la société. Pas contre elle.

Le taxi suivait les larges méandres des rues de Hampstead. Il déboucha bientôt dans le Heath et une bouffée d’air frais, revigorant, frappa Théo au visage. Elle se sentait de nouveau maîtresse d’elle-même, à présent. Le taxi reprit à vive allure le chemin de Chelsea.

Richard sortit dans le hall d’entrée, à sa rencontre.

— Eh bien, dit-il, cela a duré longtemps !

— Vraiment ?

— Mais oui, très longtemps. C’est… c’est arrangé ?

Il lui emboîta le pas, les mains tremblantes et le front sournois.

— Alors, c’est… en ordre ? insista-t-il.

— Je les ai brûlés de mes propres mains.

— Oh !

Elle entra au bureau, s’effondra dans un vaste fauteuil. Son visage était livide et son corps, recru de fatigue. « Si seulement je pouvais m’endormir et ne plus jamais, jamais me réveiller ! » se dit-elle.

Richard l’observait. Son regard, gêné et furtif, ne cessait d’aller et venir. Elle ne remarquait rien. Elle n’était plus à même de remarquer quoi que ce fût.

— Donc, tout s’est bien passé, hein ?

— Je viens de te le dire.

— Tu es sûre que c’étaient bien les documents en question ? Tu as regardé ?

— Non.

— Mais dans ce cas…

— Je te dis que j’en suis certaine. Ne me harcèle pas, Richard. Je suis à bout de force.

— Oui, oui, je m’en rends compte, dit Richard en s’agitant.

Il ne tenait pas en place. Au bout d’un moment, il s’approcha d’elle, lui posa la main sur l’épaule. Elle se dégagea.

— Ne me touche pas. (Puis, s’efforçant de rire 🙂 Excuse-moi, Richard. J’ai les nerfs à fleur de peau. Je ne supporte pas le moindre contact.

— Je vois. Je comprends.

Et il se remit à arpenter la pièce.

— Théo, dit-il brusquement, je te demande pardon.

— Quoi ? dit-elle, levant les yeux d’un air vaguement surpris.

— Je n’aurais pas dû te laisser aller là-bas à cette heure de la nuit. Je n’imaginais pas que tu aurais à subir des… désagréments.

— Des désagréments ? (Elle éclata de rire. Le mot paraissait l’amuser.) Tu ne peux pas savoir ! Oh, Richard, tu ne peux pas savoir !

— Je ne peux pas savoir quoi ?

Elle répondit très gravement, en regardant droit devant elle :

— Ce que cette soirée m’a coûté.

— Mon Dieu ! Théo !… Je n’aurais jamais pensé… Tu… tu as fait cela, pour moi ? Le porc ! Théo… Théo… Je ne pouvais pas savoir… Je ne pouvais pas deviner… Mon Dieu !

Il s’était agenouillé devant elle, balbutiant, l’entourant de ses bras. Elle finit par se tourner vers lui et le considéra avec un peu de surprise, comme si ses paroles venaient seulement de pénétrer jusqu’à sa conscience.

— Je… je n’avais pas l’intention…

— L’intention de faire quoi, Richard ?

Le son de sa voix le fit sursauter.

— Dis-moi. Quelle est cette intention que tu n’as pas eue ?

— Théo, n’en parlons pas. Je ne veux pas savoir. Je ne veux plus jamais y penser.

Elle le regardait en face, à présent, tout à fait réveillée et maîtresse de ses facultés. Et c’est d’une voix claire et distincte qu’elle poursuivit :

— Tu n’as pas eu l’intention de… Mais que crois-tu qu’il soit arrivé ?

— Ce n’est pas arrivé, Théo. Disons que ce n’est pas arrivé.

Elle scrutait toujours son visage, et la vérité finit par lui apparaître.

— Tu penses que…

— Je préfère ne…

Elle l’interrompit :

— Tu te dis que Vincent Easton ne m’a pas donné ces lettres pour rien ? Tu te dis que je l’ai payé le prix qu’il souhaitait ?

— Je… Jamais je n’aurais cru qu’il était homme à faire cela, dit faiblement Richard, sans aucune conviction.

— Vraiment, tu ne l’aurais jamais cru ?

Elle plongea dans ses yeux un regard inquisiteur qu’il ne put soutenir. Il baissa les yeux.

— Pourquoi m’as-tu demandé de mettre cette robe, ce soir ? Pourquoi m’as-tu envoyée chez lui toute seule, à une heure aussi tardive ? Tu avais deviné qu’il… était attiré par moi. Tu as voulu sauver ta peau. La sauver à n’importe quel prix. Fût-ce au prix de mon honneur.

Elle se leva.

— Je comprends, à présent. Tu as pensé à cela depuis le début. Ou, du moins, tu as entrevu cette possibilité et cela ne t’a pas fait hésiter.

— Théo !

— Tu ne peux pas dire le contraire, Richard. Voilà des années que je crois savoir à peu près tout à ton sujet. J’avais très vite compris que tu étais sans scrupules en affaires. Mais je t’imaginais loyal à mon égard.

— Théo…

— Peux-tu nier ce que je viens de dire ?

Il demeura muet, bien malgré lui.

— Écoute-moi, Richard. J’ai quelque chose à te dire. Il y a trois jours, quand cette affaire a éclaté, les domestiques t’ont dit que j’étais partie. Que j’avais quitté la ville. Ce n’était que la moitié de la vérité. J’étais partie avec Vincent Easton.

Richard émit un son inarticulé. Elle leva la main pour l’interrompre.

— Attends. Nous nous trouvions à Douvres. J’ai vu un journal, j’ai compris ce qui s’était passé. Et, comme tu le sais, je suis revenue.

Elle se tut.

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