LE FLAMBEAU AGATHA CHRISTIE

Richard la saisit par le poignet et, la transperçant d’un regard enflammé :

— Tu es revenue… à temps ?

Elle fit entendre un bref éclat de rire amer.

— Oui, je suis revenue « à temps », comme tu dis, Richard.

Il lâcha son bras. Puis, debout près de la cheminée, il rejeta la tête en arrière, en une attitude assez belle – presque noble.

— En ce cas, dit-il, je peux te pardonner.

— Pas moi.

Ces deux mots claquèrent comme deux coups de fouet. Dans le silence de la pièce, ils produisirent l’effet d’une bombe. Richard fit un pas en avant, l’œil fixe, la bouche ouverte, l’air presque comique.

— Tu… euh… Qu’as-tu dit, Théo ?

— J’ai dit que moi, je ne pouvais pas pardonner. En te quittant pour un autre homme, j’ai mal agi – pas de façon pratique, sans doute, mais en intention, ce qui revient au même. Mais si j’ai fauté, au moins c’était par amour. Toi non plus, tu ne m’as pas toujours été fidèle, depuis que nous sommes mariés. Si, si, je le sais bien. J’ai toujours pardonné parce que je croyais à ton amour pour moi. Mais ce que tu as fait ce soir, c’est tout autre chose. C’est une action, Richard, qu’aucune femme ne devrait jamais pardonner. Tu m’as vendue, moi, ta propre femme, en échange de ta sécurité !

Elle empoigna son étole et se dirigea vers la porte.

— Théo, articula-t-il, où vas-tu ?

Elle le regarda par-dessus son épaule.

— Dans la vie, Richard, nous devons tous payer. Pour prix de ma faute, je suis condamnée à la solitude. Pour la tienne… eh bien, tu as joué la femme que tu aimes – et tu as perdu.

— Tu t’en vas ?

Elle respira profondément.

— Vers la liberté. Rien ne me retient ici.

Il entendit la porte se fermer. Des siècles s’écoulèrent… ou n’étaient-ce que quelques minutes ? Quelque chose voleta derrière la fenêtre. Le dernier pétale de magnolia. Doux, parfumé…

(Traduction de Dominique Mols.)

LA DERNIÈRE SÉANCE

Raoul Daubreuil traversa la Seine en chantonnant un petit air. C’était un ingénieur de 32 ans, beau garçon, à la figure poupine ornée d’une petite moustache noire. Il atteignit la rue Cardonnet et entra au n°17. De son repaire, la concierge lui jeta un regard indifférent et grogna un bonjour maussade, auquel il répondit gaiement. Puis il monta l’escalier jusqu’au troisième étage. En attendant que l’on réponde à son coup de sonnette il se remit à chantonner. Ce matin-là, Raoul Daubreuil se sentait d’humeur particulièrement joyeuse. La porte fut ouverte par une femme d’un certain âge dont le visage ridé se fendit en un sourire aussitôt qu’elle reconnut le visiteur.

— Bonjour, monsieur.

— Bonjour Élise, dit Raoul.

Il entra dans le vestibule, tout en retirant ses gants.

— Je crois que madame m’attend ? dit-il en tournant la tête.

— Mais certainement, monsieur.

Élise referma la porte d’entrée et se tourna vers lui.

— Si monsieur veut bien passer dans le petit salon, madame le rejoindra dans quelques instants. Elle est en train de se reposer.

Raoul leva vivement les yeux.

— Ne se sentirait-elle pas bien ?

— Bien ?

Élise renâcla. Passant devant Raoul elle ouvrit la porte du petit salon. Il y entra, suivi par la vieille servante.

— Bien ! poursuivit celle-ci. Je me demande comment elle pourrait se sentir bien, le pauvre petit agneau ! Des séances, des séances et encore des séances. Ce n’est pas bon… ce n’est pas naturel… ce n’est pas du tout ce que le Bon Dieu désire de ses créatures. Je vais vous dire ce que j’en pense, moi : tout ça c’est du commerce avec le diable, si vous voulez le savoir.

Raoul lui tapota l’épaule pour la rassurer.

— Allons, allons, Élise ! dit-il d’un air apaisant, ne vous énervez pas et ne soyez pas toujours prête à voir le diable dans ce qui dépasse votre entendement.

Élise secoua la tête d’un air incertain.

— Eh bien, marmonna-t-elle, monsieur peut dire ce qu’il voudra, je n’aime pas ça du tout. Tenez, regardez madame, chaque jour elle devient plus pâle et plus maigre… quant à ses migraines, n’en parlons même pas.

Elle leva les bras au ciel.

— Ah ! que non, ces manigances avec les esprits ne me disent rien de bon. Des esprits ! Peuh ! Tous les bons esprits vont au Paradis, les autres vont au Purgatoire ou bien…

— L’idée que vous vous faites de la vie et de la mort est d’une simplicité rafraîchissante, Élise, dit Raoul en se laissant tomber dans un fauteuil.

La vieille femme se redressa.

— Je suis une bonne catholique, monsieur.

Elle se signa, se dirigea vers la porte et, la main sur la poignée, s’arrêta.

— Après… lorsque vous serez marié, monsieur, demanda-t-elle d’une voix implorante, tout ceci… ne continuera pas ?

Raoul lui sourit affectueusement.

— Vous êtes bonne, Élise, dit-il, et dévouée à votre maîtresse. N’ayez crainte, dès qu’elle sera mon épouse, toutes ces « manigances avec les esprits », comme vous dites, cesseront. Pour Mme Daubreuil il ne sera plus question de séances.

Le visage d’Élise se détendit en un large sourire.

— Est-ce bien vrai ce que vous me dites là ?

— Oui, répondit-il en se parlant plutôt à lui-même. Oui, tout ceci doit cesser. Simone possède un don merveilleux et elle l’a largement utilisé, mais maintenant elle a accompli sa tâche. Comme vous l’avez très justement observé, Élise, elle pâlit et maigrit de jour en jour. La vie d’un médium est particulièrement fatigante et ardue. Néanmoins, Élise, votre maîtresse est le médium le plus merveilleux de Paris… que dis-je… de toute la France. Des gens du monde entier viennent la trouver, parce qu’ils savent qu’avec elle il n’y a pas de duperie, pas de mensonges.

Élise grogna.

— De la duperie ! des mensonges ! Mais, monsieur, même si elle l’essayait, madame ne parviendrait pas à mentir à un nouveau-né.

— Oui, c’est un ange, dit le jeune homme avec ferveur. Et je… je ferai tout ce qu’il est possible pour la rendre heureuse. J’espère que vous me croyez ?

Le menton levé, Élise lança dignement :

— Voici bien des années que je suis au service de madame, monsieur. Sauf tout le respect que je lui dois, je puis dire que je l’adore. Si je n’étais pas persuadée que vous l’aimez comme elle mérite d’être aimée… eh bien, monsieur, je vous arracherais les yeux de la tête !

Raoul rit.

— Bravo, Élise ! Vous êtes une amie fidèle et maintenant que je vous ai déclaré que madame abandonnera les esprits pour toujours, vous serez bien obligée de m’agréer.

Il s’attendait à ce que la vieille servante acceptât cette plaisanterie avec un sourire et fut quelque peu surpris de la voir rester très grave.

— Et supposons, monsieur, dit-elle en hésitant, que les esprits, eux, ne la lâchent pas ?

— Hein ! Qu’entendez-vous par là ?

— J’ai dit, répéta Élise, supposons que les esprits, eux, ne la lâchent pas ?

— Je pensais que vous ne croyiez pas aux esprits, Élise ?

— Et c’est vrai que je n’y crois pas. Cependant…

— Eh bien ?

— C’est difficile à expliquer, monsieur. Vous voyez, moi j’ai toujours été d’avis que ces médiums, comme ils s’appellent, étaient simplement des escrocs qui tiraient profit de la douleur des bonnes âmes ayant perdu des êtres chers. Mais madame n’est pas comme ça. Madame est bonne. Madame est honnête et…

Elle baissa la voix et parla sur un ton de crainte respectueuse.

— Il se passe des choses. Je ne sais pas quoi, mais j’ai peur. Et ce dont je suis certaine, monsieur, c’est que tout ça n’est pas juste. C’est contre la nature et contre le Bon Dieu, aussi il faudra bien qu’un de ces jours quelqu’un paye pour tout ceci.

Quittant son fauteuil, Raoul s’approcha d’elle et lui tapota l’épaule.

— Calmez-vous, ma bonne Élise, dit-il en souriant. Tenez, je vais vous annoncer une bonne nouvelle. Aujourd’hui ce sera la dernière séance. Après, il n’y en aura plus.

— Donc il y en a encore une aujourd’hui ? demanda la vieille servante d’un air méfiant.

— La dernière, Élise, certainement la dernière.

Élise secoua la tête, consternée.

— Madame n’est pas en état… commença-t-elle.

Mais elle s’interrompit, car la porte s’ouvrait et une grande femme blonde entra. Elle était svelte et gracieuse, avec un visage de Madone de Botticelli. La figure de Raoul s’éclaira. Immédiatement Élise opéra une retraite discrète.

— Simone !

Raoul saisit les deux longues mains blanches de la jeune femme et les porta à ses lèvres, l’une après l’autre. Elle murmura le nom du jeune homme avec beaucoup de douceur.

— Raoul, mon chéri !

Une fois de plus il lui baisa les mains, puis scruta son visage d’un regard intense.

— Simone, comme vous êtes pâle ! Élise m’avait dit que vous vous reposiez. Vous n’êtes pas malade, mon adorée ?

— Non, pas malade…

Elle hésita. Il la conduisit vers le divan et prit place à ses côtés.

— Dites-moi ce que vous avez ?

Le médium eut un léger sourire.

— Vous me trouverez ridicule, plaisanta-t-elle.

— Moi ? Vous trouver ridicule ? Jamais !

Simone retira sa main de celles de Raoul. Pendant un ou deux instants elle resta absolument immobile, fixant le tapis. Lorsqu’elle parla enfin, ce fut d’une voix basse, rapide.

— J’ai peur, Raoul.

Il attendit pendant un bon moment, pensant qu’elle allait continuer, mais son silence se prolongeait, il dit d’un air encourageant :

— Oui ? Et de quoi avez-vous peur ?

— J’ai peur… c’est tout.

— Mais…

Il la considéra d’un air perplexe et, répondant à son regard, elle dit aussitôt :

— Oui, je me rends compte que c’est absurde, et cependant c’est exactement ce que je ressens. J’ai simplement peur… sans plus. Je ne sais ni de quoi, ni pourquoi j’éprouve cette crainte, mais je suis constamment obsédée par l’idée que quelque chose de terrible… d’épouvantable… va m’arriver…

Les yeux de Simone étaient perdus dans le vide. Avec beaucoup de douceur Raoul l’entoura de son bras.

— Mon adorée, allons ! il ne faut pas vous laisser aller ainsi. Je sais ce que c’est Simone, c’est la tension, la tension de la vie de médium. Vous avez simplement besoin de repos… de repos et de calme.

Elle lui lança un regard reconnaissant.

— Oui, Raoul, vous avez raison. C’est exactement ce qu’il me faut, du repos et du calme.

Elle ferma les yeux et se laissa aller doucement contre l’épaule de Raoul.

— Et du bonheur, chuchota celui-ci dans son oreille.

Son bras se resserra autour de Simone et il l’attira plus près de lui. Les yeux toujours fermés, elle aspira une profonde bouffée d’air.

— Oui, murmura-t-elle, oui. Lorsque je me trouve dans vos bras, je me sens en sécurité. Vous êtes au courant de bien des choses, Raoul, mais vous ne pouvez pas savoir ce que cette vie implique.

Il sentit le corps de Simone se raidir. Elle rouvrit les yeux, le regard perdu au loin.

— On est assis dans un cabinet noir, on attend, et cette obscurité est terrible, Raoul, parce que c’est l’obscurité du vide, du néant. Délibérément on se laisse s’y perdre. Après cela on ne sait plus rien, on ne sent plus rien, puis enfin vient le retour à la vie, lent, douloureux, on surgit d’un sommeil profond. Mais on se sent si fatigué… si terriblement fatigué…

— Je sais, dit Raoul doucement. Je sais.

— Tellement fatigué, murmura Simone une fois de plus.

Tout son corps sembla s’affaisser lorsqu’elle répéta ces paroles.

— Mais vous êtes merveilleuse, Simone.

Raoul reprit les mains de la jeune femme entre les siennes, essayant de la sortir de sa rêverie, de la faire participer à son enthousiasme.

— Vous êtes unique… le plus grand médium que le monde ait jamais connu.

Elle secoua la tête, un léger sourire jouant sur ses lèvres.

— Mais si, mais si, insista Raoul.

Il sortit deux lettres de sa poche.

— Tenez, regardez ceci, une lettre du professeur Roche, de la Salpêtrière, et celle-ci, du docteur Genir, de Nancy, tous deux implorant que vous continuiez de temps en temps à entrer en transe pour eux.

— Oh non !

Simone bondit brusquement du divan.

— Non ! Je ne veux pas, je ne le ferai pas. Tout ceci est fini… fini pour toujours. Vous me l’avez promis, Raoul.

Raoul la regarda d’un air étonné, tandis qu’indécise elle se tenait devant lui, lui faisant face comme un animal aux abois. Il se leva et lui prit la main.

— Oui, oui, dit-il. C’est fini. Bien entendu, c’est fini. Mais je suis tellement fier de vous, Simone, et c’est la raison pour laquelle je vous ai parlé de ces lettres.

Elle lui jeta un regard rapide, méfiant.

— C’est bien sûr ? Vous ne me demanderez plus jamais d’entrer en transe ?

— Non, non, dit Raoul, à moins que vous-même ne désiriez le faire, simplement de temps à autre, pour ces vieux amis…

Elle l’interrompit, parlant avec une certaine fièvre.

— Non, non, jamais plus ! Je vous dis qu’il y a du danger à le faire. Je le sens. Un grand danger.

Pendant un instant elle enfouit le front dans ses mains, puis traversa la pièce, se dirigeant vers la fenêtre.

— Promettez-moi… jamais plus, dit-elle d’une voix plus calme.

Raoul vint la rejoindre et lui enlaça les épaules.

— Ma chérie ! dit-il tendrement. Je vous promets qu’après aujourd’hui, vous n’aurez plus jamais à entrer en transe.

Il sentit le brusque sursaut de Simone.

— Aujourd’hui ? murmura-t-elle. Ah oui… j’avais oublié Mme Ixe.

Raoul consulta sa montre.

— Elle devrait arriver d’un instant à l’autre maintenant, mais peut-être que si vous ne vous sentez pas bien…

Simone paraissait l’écouter à peine, elle poursuivait le cours de ses pensées.

— C’est… c’est une femme étrange, Raoul, une femme très étrange. Savez-vous que… qu’elle m’inspire presque de l’horreur.

— Simone !

Il y avait une trace de reproche dans la voix de Raoul et elle le sentit immédiatement.

— Oui, oui, je sais, Raoul. Pour vous une mère est sacrée et ce n’est pas bien de ma part d’éprouver un tel sentiment envers Mme Ixe, alors qu’elle pleure son enfant perdu. Mais… je ne saurais vous l’expliquer… elle est si imposante, si noire et ses mains… n’avez-vous jamais remarqué ses mains, Raoul ? D’énormes mains puissantes, aussi puissantes que celles d’un homme. Ah !…

Elle eut un léger frisson et ferma les yeux. Raoul se détacha d’elle.

— Vraiment, Simone, je n’arrive pas à vous comprendre. Une femme ne devrait éprouver que de la sympathie pour une mère qui vient de perdre son enfant unique.

Simone eut un geste d’impatience.

— Mais c’est vous qui ne comprenez pas ! Ces choses-là ne se commandent pas. À l’instant même où je l’ai vue pour la première fois j’ai senti… (elle lança ses mains en avant comme pour écarter une menace)… la peur. Souvenez-vous que j’ai mis longtemps avant de consentir à entrer en transe pour elle. J’avais la certitude qu’elle me porterait malheur.

Raoul haussa les épaules.

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