LE FLAMBEAU AGATHA CHRISTIE

— C’est très gai, ne trouvez-vous pas, père ?

Mme Lancaster regardait son nouveau domaine avec satisfaction. Des tapis de couleurs vives, des meubles bien polis et de nombreux bibelots avaient en effet transfiguré le n°19, naguère d’aspect si sévère.

Elle s’adressait à un vieillard maigre et courbé, aux épaules voûtées et au visage délicat et mystique. Il n’y avait guère de ressemblance entre M. Winburn et sa fille. En fait, on pouvait difficilement imaginer contraste plus frappant : elle, pragmatique et résolue, lui, distrait et rêveur.

— Oui, répondit-il en souriant. On ne croirait pas qu’elle est hantée.

— Voyons, père, ne dites pas de sottises ! Le jour même de notre arrivée !

M. Winburn souriait toujours.

— Très bien, dit-il, c’est convenu. Nous ferons donc comme s’il n’y avait pas ici le moindre fantôme.

— Et, je vous en prie, continua Mme Lancaster, pas un mot de tout cela devant Geoff. Il a tellement d’imagination !

Geoff était le petit garçon de Mme Lancaster. La famille se composait de M. Winburn, de sa fille, veuve, et de Geoffrey.

La pluie s’était mise à battre les carreaux. Tap-tap, tap-tap.

— Écoutez, dit M. Winburn. Ne dirait-on pas des bruits de pas ?

— On dirait plutôt la pluie, dit Mme Lancaster avec un sourire.

— Mais cela, à présent, n’est-ce pas un bruit de pas ? insista son père en se penchant en avant pour mieux écouter.

Mme Lancaster éclata franchement de rire.

— C’est Geoff qui descend l’escalier.

M. Winburn fut bien forcé de rire à son tour. Ils prenaient le thé dans le hall et il tournait le dos à l’escalier. Il fit pivoter son fauteuil de façon à lui faire face.

Le petit Geoffrey descendait lentement, posément, avec le respect un peu craintif qu’ont les enfants vis-à-vis des maisons qu’ils ne connaissent pas. L’escalier était en chêne ciré, sans tapis. L’enfant traversa la pièce pour s’approcher de sa mère. M. Winburn tressaillit : tandis que Geoff traversait le hall, il avait très clairement entendu une autre paire de pieds sur les marches de l’escalier, comme si quelqu’un descendait à la suite de Geoff. De petits pas un peu traînants, étrangement douloureux. Il haussa les épaules, incrédule. « La pluie, sans aucun doute », se dit-il.

— Il y a des biscuits de Savoie, fit remarquer Geoff de l’air détaché de celui qui souligne simplement un détail digne d’intérêt.

Sa mère lui tendit les biscuits.

— Eh bien ! mon chéri, dit-elle, elle te plaît, ta nouvelle maison ?

— Beaucoup, répondit Geoffrey, la bouche généreusement remplie. Des masses et des masses et des masses.

Après cette affirmation par laquelle il exprimait le summum du contentement, il se replongea dans un mutisme où seul importait de faire disparaître, le plus rapidement possible, tous les biscuits de Savoie.

La dernière bouchée engloutie, il retrouva sa volubilité :

— Oh, maman ! Y a plein de greniers, ici. C’est Jane qui l’a dit. Est-ce que je peux aller les essplorer tout de suite ? Peut-être qu’y a une porte secrète. Jane dit qu’y en a pas, mais moi j’crois qu’y en a certainement. Et puis d’ailleurs y aura des tuyaux, des tas de tuyaux (sa frimousse s’illuminait), est-ce que je peux jouer avec les tuyaux ? Et, oh ! est-ce que je peux aller voir la chauguière ?

Il avait prononcé ce dernier mot avec un tel ravissement que son grand-père ressentit une certaine honte à l’idée que cette chaudière qui faisait les délices de cet enfant, n’évoquait pour lui que de l’eau chaude qui n’était que tiède ou d’innombrables factures de plombier.

— Nous irons voir les greniers demain, mon chéri, dit Mme Lancaster. Va plutôt chercher tes cubes pour construire une belle maison – ou bien un moteur.

— J’ai pas envie de construire une maijon.

— Maison.

— Maison. Et j’ai pas envie de construire un moteur non plus.

— Si tu construisais une chaudière ? suggéra le grand-père.

Le visage de Geoffrey s’éclaira.

— Avec des tuyaux ?

— Oui, des tas de tuyaux.

Tout heureux, Geoffrey courut chercher ses cubes.

Il pleuvait toujours. M. Winburn tendit l’oreille. Oui, c’est certainement la pluie qu’il avait entendue. Mais on aurait juré des pas.

Cette nuit-là, il eut un rêve étrange.

Il rêva qu’il marchait dans une ville – une grande ville, apparemment. Mais habitée uniquement par des enfants. Il n’y avait pas un seul adulte : uniquement des enfants, des foules d’enfants. Et tous se ruaient vers lui en criant : « L’avez-vous amené ? » Il semblait comprendre ce qu’ils voulaient dire et secouait tristement la tête. Et, en voyant cela, les enfants se détournaient et se mettaient à pleurer, sanglotant à fendre l’âme.

La ville et les enfants disparurent, et il s’éveilla. Il était bien dans son lit, mais les sanglots lui résonnaient toujours aux oreilles. Quoique parfaitement éveillé, il les entendait très distinctement. Et il se rappela que Geoff dormait à l’étage inférieur, alors que ces pleurs d’enfant venaient d’en haut. Il s’assit dans son lit et gratta une allumette. Aussitôt, les sanglots cessèrent.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer