LE FLAMBEAU AGATHA CHRISTIE

— Alors qu’en fait, elle vous a apporté exactement le contraire, dit-il sèchement. Toutes les séances ont eu un succès remarquable. L’esprit de la petite Amélie a été capable de vous pénétrer immédiatement et les matérialisations ont été frappantes. Vraiment, le professeur Roche aurait dû être présent à la dernière séance.

— Les matérialisations… dit Simone à voix basse. Dites-moi, Raoul, vous n’ignorez pas que je ne sais rien de ce qui se passe lorsque je suis en transe ; ces matérialisations sont-elles vraiment si merveilleuses ?

— Lors des premières séances, la silhouette de l’enfant était visible dans une sorte de nébuleuse, expliqua-t-il, mais au cours de la dernière séance…

— Oui ?

Raoul parla avec beaucoup de douceur.

— Simone, l’enfant qui était là était un véritable enfant vivant, en chair et en os. Je l’ai même touché… mais voyant que cet attouchement provoquait chez vous une douleur aiguë, je n’ai pas voulu autoriser Mme Ixe à faire de même. J’ai craint qu’elle ne perdît son sang-froid et de ce fait ne vous causât du mal.

Une fois de plus Simone se détourna vers la fenêtre.

— J’étais terriblement épuisée en sortant de transe, murmura-t-elle. Raoul, êtes-vous bien sûr… êtes-vous absolument certain que tout ceci est juste ? Vous savez ce qu’en pense ma chère vieille Élise, elle prétend que je m’adonne à un commerce avec le diable.

Simone se mit à rire, mais sans conviction.

— Vous savez ce que je crois, dit Raoul gravement. Dans les manipulations de l’inconnu il doit toujours y avoir un danger, mais la cause en elle-même est noble, car c’est celle de la science. Dans le monde entier il y a des martyrs de la science, des pionniers qui ont payé leur tribut, pour permettre à d’autres de marcher en sécurité sur leurs traces. Pendant dix ans, au prix d’une tension nerveuse terrible, vous avez travaillé pour la science. Maintenant votre tâche est accomplie et à partir d’aujourd’hui, vous serez libre d’être heureuse.

Elle lui lança un sourire affectueux, son calme revenu. Puis elle jeta un coup d’œil rapide vers la pendule.

— Mme Ixe est en retard, peut-être ne viendra-t-elle pas ?

— Ça m’étonnerait, dit Raoul. Votre pendule avance un peu.

Simone s’affaira dans la pièce, arrangeant un bibelot par-ci, par-là.

— Je me demande qui peut bien être cette Mme Ixe ? remarqua-t-elle. D’où vient-elle, quelle est sa famille ? C’est très étrange que nous ignorions tout à son sujet.

Raoul haussa les épaules.

— La plupart des personnes cherchent, dans la mesure du possible, à garder l’incognito lorsqu’elles viennent consulter un médium, observa-t-il. C’est une précaution des plus élémentaires.

Un petit vase de porcelaine qu’elle tenait entre ses doigts lui échappa et alla se briser en mille morceaux sur le carrelage de la cheminée. Elle se tourna vivement vers Raoul.

— Vous voyez, murmura-t-elle. Je ne suis pas moi-même. Raoul, me jugeriez-vous très… lâche si je disais à Mme Ixe que je me sens incapable d’entrer en transe pour elle aujourd’hui ?

Le regard étonné, presque douloureux que lui lança Raoul la fit rougir.

— Simone, vous m’aviez promis… commença-t-il avec douceur.

Elle recula jusqu’au mur.

— Non ! Je ne le ferai pas, Raoul, je ne le ferai pas !

Une nouvelle fois le regard de Raoul, ce regard tendre, mais chargé de reproches la fit tressaillir.

— Ce n’est pas à l’argent que je pense en ce moment, Simone, mais il faut tout de même vous rendre compte que la somme que cette femme vous a offerte pour une dernière séance est énorme… absolument énorme.

Elle l’interrompit avec un air de défi.

— Il y a tellement de choses qui comptent plus que l’argent.

— Bien sûr, acquiesça-t-il chaleureusement. C’est exactement ce que je dis. Réfléchissez… cette femme est une mère, une mère ayant perdu son enfant unique. Si vous n’êtes pas vraiment malade, s’il ne s’agit que d’une lubie de votre part… vous pouvez refuser un caprice à une femme riche, mais vous n’avez pas le droit de refuser à une mère la consolation de revoir son enfant une dernière fois.

Simone tendit les mains vers lui, en un geste de désespoir.

— Oh, vous me torturez ! gémit-elle et cependant vous avez raison. Je ferai ce que vous désirez, mais à présent je sais de quoi j’ai peur… c’est du mot « mère ».

— Simone !

— Il existe certaines forces primitives élémentaires, Raoul. La plupart d’entre elles ont été détruites par la civilisation, mais la maternité en est toujours restée au même point. Les animaux… les êtres humains… sont tous les mêmes. Il n’existe aucun sentiment au monde comparable à l’amour d’une mère pour son enfant. L’amour maternel ne connaît pas de lois, pas de pitié, il ose tout et écrase, sans le moindre remords, tout ce qui se met au travers de sa route.

Elle s’interrompit, haletante, puis se tourna vers lui, avec un sourire rapide, désarmant.

— Je suis ridicule, aujourd’hui, Raoul. Je le sais.

— Allez vous étendre pendant quelques minutes, lui conseilla-t-il. Reposez-vous jusqu’à l’arrivée de Mme Ixe.

— Entendu.

Elle lui sourit de nouveau et quitta la pièce.

Pendant quelques instants Raoul resta perdu dans ses réflexions, puis il se dirigea vers le petit vestibule. Il entra dans une pièce, de l’autre côté, un salon, très semblable à celui qu’il venait de quitter sauf que dans un des murs on avait aménagé une alcôve, dans laquelle se trouvait un grand fauteuil. De lourds rideaux noirs permettaient de la masquer. Élise était en train de préparer la pièce pour la séance. Tout à côté de l’alcôve, elle avait disposé deux fauteuils et un petit guéridon, sur lequel il y avait un tambourin, une corne, des crayons et du papier.

— Pour la dernière fois, dit Élise avec une satisfaction farouche. Ah ! monsieur ! Ce que j’aimerais que tout ceci soit déjà terminé.

Le timbre strident d’une sonnette électrique retentit.

— La voilà, ce grand gendarme de femme, poursuivit la vieille servante. Pourquoi ne va-t-elle pas, comme toute bonne chrétienne, prier pour l’âme de sa petite dans une église et mettre un cierge à la Sainte Vierge ? Croit-elle donc que le Bon Dieu ne sait pas ce qui est le mieux pour nous ?

— Allez lui ouvrir la porte, Élise, dit Raoul, péremptoire.

Elle lui jeta un regard furieux, mais obéit. Quelques secondes plus tard, elle revint et s’effaça pour faire entrer la visiteuse.

— Je vais prévenir ma maîtresse que vous êtes arrivée, madame.

Raoul s’avança pour serrer la main de Mme Ixe. Les paroles de Simone lui revinrent à l’esprit.

« Si imposante, et si noire. »

C’était, en effet, une grande femme et les lourds voiles de deuil qui l’enveloppaient paraissaient presque exagérés sur elle. Sa voix était très profonde.

— Je crois être un peu en retard, monsieur.

— Oh, de quelques minutes à peine, madame, dit Raoul avec un sourire. Madame est en train de se reposer. Je regrette, mais elle est loin de se sentir bien aujourd’hui. Elle est extrêmement nerveuse et surexcitée.

La main de la femme se referma brusquement, comme un étau, sur celle de Raoul.

— Mais elle entrera en transe ? demanda-t-elle anxieusement.

— Certainement, madame.

Mme Ixe poussa un soupir de soulagement et s’enfonça dans un fauteuil en dégageant un de ses lourds voiles noirs, qui flottaient autour d’elle.

— Ah, monsieur ! murmura-t-elle, vous ne sauriez imaginer, vous ne sauriez concevoir l’émerveillement et la joie intense que me procurent ces séances. Ma petite ! Mon Amélie ! La voir, l’entendre, même… peut-être… oui, peut-être même pouvoir… étendre la main et la toucher.

— Madame Ixe… intervint Raoul. Comment pourrais-je m’expliquer ?… Il ne faut en aucun cas que vous fassiez quoi que ce soit, sauf ce que je vous dirai expressément de faire, autrement il y aurait un danger des plus graves.

— Un danger pour moi ?

— Non, madame, dit Raoul, le danger est pour le médium. Il vous faut comprendre que les phénomènes qui se produisent sont expliqués d’une certaine façon par la science. Je vais vous en parler très simplement en n’employant aucun terme technique. Un esprit, pour se manifester, doit se servir de la substance physique du médium lui-même. Vous avez vu la vapeur du fluide s’échapper des lèvres du médium. Celle-ci se condense et prend sa forme physique du corps même du médium. Nous espérons pouvoir le prouver un jour par des pesées et des expériences précises… mais la grande difficulté est le danger que court le médium et les douleurs qu’il ressent au moindre attouchement de l’ectoplasme.

Mme Ixe l’avait écouté avec une attention soutenue.

— Mais tout ceci est extrêmement intéressant, monsieur. Dites-moi, n’arrivera-t-il pas une époque où la matérialisation aura fait de tels progrès qu’elle sera en mesure de se détacher de son parent, le médium ?

— C’est là une hypothèse des plus fantastiques, madame.

Elle persista.

— Mais étant donné les faits, ne serait-ce pas possible ?

— Absolument impossible actuellement.

— Mais peut-être à l’avenir ?

À son grand soulagement, il n’eut pas à donner de réponse à cette question car, à cet instant, Simone entra dans le salon. Elle paraissait abattue et était très pâle, mais avait visiblement repris tout contrôle sur elle-même. Elle avança vers Mme Ixe et lui serra la main, mais Raoul observa le léger frémissement qui la parcourut, au contact de celle-ci.

— Madame, j’ai été navrée en apprenant votre indisposition, dit Mme Ixe.

— Oh, ce n’est rien, répondit Simone plutôt sèchement. Voulez-vous que nous commencions ?

Elle entra dans l’alcôve et s’assit dans le fauteuil. Brusquement Raoul, à son tour, se sentit envahi par une vague de peur.

— Vous n’êtes pas suffisamment bien, Simone, s’exclama-t-il. Nous ferions mieux de remettre cette séance à un autre jour. Je suis certain que Mme Ixe le comprendra très bien.

— Monsieur !

Indignée, Mme Ixe s’était levée.

— Si ! Si ! Je pense qu’il vaut mieux que cette séance n’ait pas lieu. J’en suis sûr.

— Madame Simone m’a promis une dernière séance aujourd’hui.

— C’est exact, confirma Simone doucement, et je suis prête à tenir ma promesse.

— Je l’espère bien, madame.

— Je tiens toujours parole, madame, dit Simone d’un ton glacé. N’ayez crainte, Raoul, ajouta-t-elle avec douceur. Après tout, c’est la dernière fois – Dieu merci… la dernière fois.

Sur un signe d’elle, Raoul tira les lourds rideaux noirs sur l’alcôve. Il descendit également les stores des fenêtres, de sorte que la pièce se trouva plongée dans la pénombre. Il indiqua un des fauteuils à Mme Ixe et se préparait à prendre l’autre, mais elle parut hésiter.

— J’espère que vous voudrez bien m’excuser, monsieur, mais… comprenez-moi bien, je suis absolument persuadée de votre intégrité, ainsi que de celle de Mme Simone. Néanmoins, afin que le témoignage ait plus de valeur, j’ai pris la liberté de me munir de ceci.

De son sac à main elle sortit une pelote de fine cordelette.

— Madame ! s’indigna Raoul. Ceci est une insulte !

— Une précaution, monsieur.

— Je répète que c’est une insulte !

— Je ne comprends pas vos objections, monsieur, dit Mme Ixe froidement. S’il n’y a pas de truquage, vous n’avez rien à craindre.

Raoul eut un rire dédaigneux.

— Je puis vous assurer que je n’ai rien à craindre, madame. Je vous donne l’autorisation de me ficeler comme un saucisson, si ça peut vous faire plaisir.

Ces paroles ne produisirent pas sur Mme Ixe l’effet qu’il escomptait, car, impassible, elle murmura :

— Je vous remercie, monsieur.

Elle s’approcha de lui, sa pelote de cordelette à la main. Subitement, de derrière le rideau, Simone s’écria :

— Non ! Non ! Raoul, ne lui permettez pas de le faire.

Mme Ixe eut un rire moqueur.

— Madame a peur, observa-t-elle.

— Oui, j’ai peur.

— Faites attention à ce que vous dites, Simone, s’écria Raoul. Il me semble que Mme Ixe a l’impression que nous sommes des charlatans.

— Il me faut une certitude, dit Mme Ixe d’un air décidé.

Méthodiquement, elle se mit à la besogne et attacha Raoul fermement au fauteuil.

— Permettez-moi de vous faire mes compliments sur votre façon de faire les nœuds, madame, remarqua-t-il ironiquement lorsqu’elle eut terminé. Êtes-vous satisfaite à présent ?

Mme Ixe ne répondit pas. Elle fit le tour de la pièce, scrutant soigneusement le lambrissage des murs. Puis elle ferma à clef la porte donnant sur le vestibule et, enlevant la clef de la serrure, revint prendre place dans son fauteuil.

— Maintenant je suis prête, dit-elle.

Les minutes passèrent. À travers les rideaux tirés parvenait le bruit de la respiration de Simone, qui devenait de plus en plus lourde et rauque. Puis ce bruit cessa totalement, pour faire place à une série de gémissements. Ensuite, pendant quelques instants, il y eut un nouveau silence, brusquement rompu. Le tambourin résonna, la corne fut soulevée de la table et précipitée à terre. On entendit un rire sardonique, les rideaux de l’alcôve parurent s’écarter légèrement, le visage du médium, assis, la tête tombée en avant sur la poitrine, était juste visible à travers la fente. Mme Ixe prit une brusque aspiration. Un ruban de vapeur de fluide s’échappait de la bouche du médium. Cette traînée se condensa et progressivement se façonna, formant la silhouette d’un enfant.

— Amélie ! Ma petite Amélie !

Le murmure rauque venait de Mme Ixe. La silhouette indistincte se précisa. Raoul la fixait presque avec incrédulité. Jamais il n’y avait eu de matérialisation plus réussie. Sûrement, c’était maintenant un véritable enfant, un enfant en chair et en os, debout là-bas.

— Maman !

C’était une voix douce, enfantine.

— Mon enfant ! s’écria Mme Ixe. Mon enfant !

Elle se souleva à demi de son fauteuil.

En hésitant, la matérialisation sortit de derrière les rideaux. C’était bien un enfant. Il se tenait là, les bras tendus.

— Maman !

— Ah ! s’écria Mme Ixe.

Elle se mit debout.

— Madame, protesta Raoul, alarmé, songez au médium.

— Il faut absolument que je touche ma petite ! s’exclama Mme Ixe d’une voix étranglée.

Elle fit un pas en avant.

— Pour l’amour du ciel, madame, maîtrisez-vous ! cria Raoul.

Maintenant il était vraiment épouvanté.

— Asseyez-vous ! Rasseyez-vous immédiatement !

— Ma petite ! il faut que je la touche !

— Madame, je vous ordonne de vous rasseoir.

Il se débattait désespérément dans ses liens, mais Mme Ixe avait fait du bon travail, il était impuissant.

— Au nom du ciel, madame, rasseyez-vous ! hurla-t-il. Ayez pitié du médium !

Mme Ixe ne l’entendait pas. Elle paraissait transfigurée. L’extase et le ravissement s’exprimaient nettement sur son visage. Sa main tendue toucha la petite silhouette qui se tenait debout dans l’entrebâillement des rideaux. Le médium gémit affreusement.

— Mon Dieu ! s’écria Raoul. Mon Dieu ! C’est épouvantable… Le médium…

Mme Ixe se tourna vers lui avec un rire strident.

— Que m’importe votre médium ! ricana-t-elle. Je veux mon enfant.

— Vous êtes folle !

— Je veux mon enfant, vous dis-je ! Il est à moi ! Il est à moi ! C’est la chair de ma chair ! Ma petite qui me revient des morts ! Elle vit ! Elle respire !

Raoul ouvrit la bouche, mais fut incapable d’articuler un mot. Cette femme était monstrueuse ! Sans remords, absorbée par sa propre passion. Les lèvres de l’enfant s’entrouvrirent et pour la troisième fois le même mot résonna :

— Maman !

— Viens, ma petite chérie ! s’écria Mme Ixe.

D’un geste violent elle saisit l’enfant dans ses bras. Derrière le rideau s’éleva un long cri d’angoisse.

— Simone ! appela Raoul, Simone !

Vaguement, il se rendit compte que Mme Ixe passait devant lui, que la clef tournait dans la serrure, que des pas descendaient l’escalier…

Et toujours ce terrible cri, strident, prolongé… un cri comme Raoul n’en avait encore jamais entendu, qui se résorba enfin en un horrible gargouillement, suivi du bruit mat de la chute d’un corps.

Raoul se démenait comme un possédé pour se débarrasser de ses liens. Dans sa frénésie il réussit l’impossible : d’un effort surhumain il rompit les cordelettes. Tandis qu’il se redressait en haletant, Élise se précipita dans la pièce en criant :

— Madame !

— Simone ! hurla Raoul.

Ensemble, ils se précipitèrent vers le rideau et le tirèrent.

Raoul recula en chancelant.

— Mon Dieu ! dit-il, dans un souffle. Rouge… toute rouge…

Dans son dos retentit la voix d’Élise, cassée, tremblante.

— Ainsi madame est morte. C’est fini. Mais dites-moi, monsieur, que s’est-il passé ? Pourquoi madame, est-elle toute rétrécie… Pourquoi est-elle la moitié de sa taille normale ? Qu’est-ce qui a bien pu se passer ici ?

— Je ne sais pas, dit Raoul.

Puis sa voix s’amplifia en un hurlement.

— Je n’en sais rien ! Je n’en sais rien ! Mais je crois… je crois que je deviens fou… Simone !… Simone !…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer