LE FLAMBEAU AGATHA CHRISTIE

M. Winburn ne parla pas à sa fille de son rêve, ni de ce qui s’était passé ensuite. Ce n’était pas son imagination qui lui avait joué un tour, il en était absolument certain. D’ailleurs, peu de temps après, il entendit la même chose en plein jour. Certes, le vent hurlait dans la cheminée, mais cela, c’était un son bien distinct : aucune méprise possible.

C’étaient des sanglots d’enfant, longs et déchirants.

Il remarqua par ailleurs qu’il n’était pas le seul à les entendre. Un jour, il surprit la bonne disant à la femme de chambre qu’à son avis la nourrice ne devait pas être très gentille avec le petit Geoffrey : « Pas plus tard que ce matin, je l’ai entendu pleurer toutes les larmes de son corps ! » Or, Geoffrey était venu à table resplendissant de santé et de bonheur, aussi bien au petit déjeuner qu’au déjeuner. M. Winburn savait bien que Geoff n’avait pas pleuré ce matin-là : c’était l’autre que la bonne avait entendu, l’autre enfant dont les pas traînants l’avaient fait sursauter à plus d’une reprise.

Seule Mme Lancaster n’entendait jamais rien. Peut-être ses oreilles n’étaient-elles pas en mesure de saisir les sons d’un autre monde.

Un jour, pourtant, elle eut un choc à son tour.

— Maman, lui dit plaintivement Geoff, je voudrais tant que tu me laisses jouer avec le petit garçon.

Mme Lancaster, qui était occupée à écrire, leva les yeux en souriant :

— Quel petit garçon, mon chéri ?

— Je ne sais pas comment y s’appelle. Il était dans un grenier, assis par terre, et y pleurait. Mais quand y m’a vu y s’est enfui. P’t-être qu’il a eu peur de moi (la voix du petit Geoff se teinta ici d’un léger mépris). Pas comme un grand garçon ! Et puis quand j’étais en train de jouer avec mes cubes dans la nursery, je l’ai vu près de la porte. Y me regardait construire et il avait l’air tout triste, comme s’y voulait jouer avec moi. Alors je lui ai dit : Viens, on va construire un moteur. Mais y n’a rien répondu, il est resté là avec un air comme… comme s’y voyait des masses et des masses de chocolat et que sa maman avait dit qu’y pouvait pas y toucher. (Geoff poussa un soupir, manifestement submergé par de cuisantes réminiscences personnelles.) Alors, j’ai demandé à Jane qui c’était et j’ui ai dit que je voulais jouer avec lui, mais Jane m’a dit qu’il y avait pas d’autre petit garçon dans la maijon et d’arrêter de raconter des bêtises. Maman, j’aime pas Jane.

Mme Lancaster se leva.

— Jane avait raison. Il n’y a pas d’autre petit garçon.

— Mais je l’ai vu, maman ! Oh, s’il te plaît, laisse-moi jouer avec lui ! Il avait l’air si triste et tout seul et malheureux ! J’ai envie de le consoler.

Mme Lancaster allait répondre quand son père se mit à hocher la tête.

— Geoff, dit-il très doucement, c’est vrai que ce petit garçon est malheureux. Peut-être que tu pourras faire quelque chose pour le consoler. Mais c’est à toi de trouver comment. À toi tout seul. C’est comme un puzzle. Tu comprends ?

— C’est parce que j’suis en train de devenir grand que je dois trouver tout seul ?

— Oui, parce que tu deviens grand.

Le petit garçon quitta la pièce, et Mme Lancaster se tourna vers son père avec irritation.

— Père, c’est absurde ! L’encourager à croire à des superstitions de domestiques !

— Personne n’a rien dit à ce petit, répondit calmement le vieil homme. Il a vu ce que moi j’entends – et que je serais peut-être capable de voir, si j’avais son âge.

— C’est ridicule ! Et pourquoi n’ai-je jamais rien vu ni entendu, moi ?

M. Winburn sourit d’une façon un peu lasse et ne répondit rien.

— Pourquoi ? répéta sa fille. Et pourquoi aussi lui avoir dit qu’il pourrait aider ce… cette chose ? Cela n’a aucun sens !

Le vieillard posa sur elle un regard pensif.

— Vraiment ? dit-il. Rappelez-vous ces vers :

« Quel est donc le Flambeau qu’aura la Destinée

Pour ses petits enfants tâtonnant dans le noir ?

— Aveugle entendement », répondit l’Empyrée.

« Geoffrey possède cela – un entendement, une compréhension aveugle. Comme tous les enfants. C’est en devenant adulte que l’on perd ce Flambeau, qu’on le rejette, en réalité. Quelquefois, en vieillissant, on en retrouve une faible étincelle… Mais c’est au cours de l’enfance qu’il éclaire le plus loin. Voilà pourquoi je pense que Geoffroy pourrait peut-être faire quelque chose.

— Je ne comprends pas, murmura faiblement Mme Lancaster.

— Moi non plus. Mais ce… cet enfant souffre et il voudrait être délivré. Comment ? Je n’en sais rien. Mais c’est tellement affreux, quand on y pense… Il pleure, il sanglote à vous briser le cœur… Un enfant…

Un mois après cette conversation, Geoff tomba gravement malade. Le vent d’est avait soufflé avec beaucoup de violence, et Geoff n’avait jamais été un enfant très vigoureux. Le médecin dit en hochant la tête qu’il s’agissait d’un cas extrêmement préoccupant. Puis, prenant M. Winburn à part, il parla cette fois sans détours et avoua qu’il n’y avait plus d’espoir.

— L’enfant n’aurait de toute façon pas pu vivre jusqu’à l’âge adulte, ajouta-t-il. Ses poumons sont sérieusement atteints depuis très longtemps.

C’est en veillant son fils que Mme Lancaster prit enfin conscience de l’existence de l’autre enfant. Tout d’abord, les sanglots étaient étroitement mêlés aux hurlements du vent, puis ils s’en distinguèrent peu à peu, jusqu’à devenir plus clairs, plus reconnaissables. Enfin, elle les entendit à des moments de calme : des sanglots d’enfant, monotones, désespérés, déchirants.

L’état de Geoff ne cessait d’empirer. Dans son délire, l’enfant parlait sans arrêt du « petit garçon ». « Je veux l’aider à s’en aller ! criait-il. Je le veux très fort ! »

Puis, le délire fit place à une sorte de léthargie. Geoffrey demeurait prostré, immobile, respirant à peine, proche de l’inconscience. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre, et de veiller.

Puis vint une nuit paisible, une nuit calme et claire, sans le moindre vent. Tout à coup, l’enfant remua. Ses yeux s’ouvrirent. Il regarda la porte ouverte, par-dessus l’épaule de sa mère. Comme il s’efforçait de parler, celle-ci se pencha pour tâcher de saisir les mots qu’il prononçait dans un souffle.

— D’accord, j’arrive, murmura-t-il.

Et il retomba en arrière.

Terrorisée, la mère alla rejoindre son père, dans un coin de la pièce. Quelque part, tout près, l’autre enfant riait. Son rire joyeux, apaisé, triomphant s’égrenait dans la pièce.

— J’ai peur, j’ai peur ! gémit-elle.

Le vieillard entoura ses épaules d’un bras protecteur. Une bourrasque de vent les fit tressaillir tous deux, passa rapidement et laissa l’air aussi calme qu’auparavant.

Le rire s’était tu. Un autre son se faisait entendre, tellement vague et diffus qu’ils ne le percevaient qu’à peine. Mais il s’intensifia, et ils purent bientôt l’identifier. C’étaient des pas – des petits pas qui s’en allaient vivement.

Tap-tap, tap-tap, ils couraient, à présent, ces petits pieds à la démarche un peu traînante que l’on connaissait bien. Mais… pas de doute possible… voilà qu’à ces pas se mêlaient soudain d’autres pas, une autre foulée, plus rapide et plus légère !

D’un même élan, ils se dirigeaient prestement vers la porte.

Ils avançaient, avançaient encore, franchissaient le seuil, tap-tap, tap-tap, les invisibles petits pieds des deux enfants.

Mme Lancaster leva des yeux égarés :

— Ils sont deux ! Deux !

Livide d’épouvante, elle se tourna vers le petit lit, dans le coin de la chambre. Mais son père, la retenant doucement, lui indiqua le corridor.

— Là, dit-il simplement.

Tap-tap, tap-tap, de plus en plus loin…

Puis, le silence.

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