Chapitre 25Huit hommes et un collecteur
Les derniers mots de Pelo Rouan avaient relevéle vieil écuyer de Treml. Quand on désire ardemment, l’espoir perdurevient vite, et la simple possibilité dont parlait le charbonnierremit du courage au cœur de Jude.
Il s’approcha pour ne pas perdre une parole etattendit impatiemment la confidence de Rouan.
Mais celui-ci était tombé dans la rêverie etgardait le silence.
– Eh bien, dit Jude, le moyen deretrouver notre jeune monsieur ?
Pelo Rouan sembla s’éveiller.
– Le moyen, répéta-t-il ; j’ai parléd’une chance faible et précaire. Crois-tu donc que s’il y avait euun moyen, Jean Blanc ne l’aurait pas employé ?
– Toujours Jean Blanc ! pensaJude.
Et la curiosité se joignit au puissant intérêtdu dévouement pour stimuler son impatience. Quel miracle avaitgrandi le malheureux albinos jusqu’à faire de lui l’arc-boutant surlequel s’appuyait désormais la destinée de Treml ?
– Il y a vingt ans de cela, reprit PeloRouan avec lenteur et comme s’il se fût parlé à lui-même ;mais ce sont des choses dont le souvenir ne se perd qu’avec la vie.Écoute, mon homme : quand j’aurai dit, tu connaîtras JeanBlanc comme il se connaît lui-même.
« C’était quelques mois après ladisparition de l’enfant. Pontchartrain, que Dieu confonde !était encore intendant de l’impôt, et ses agents n’avaient jamaisosé jusque-là pénétrer dans les retraites écartées des pauvres gensde la forêt. Un matin que Jean coupait du cercle de châtaignierdans la partie du bois qui borde la route de Rennes, il vit unenombreuse cavalcade s’enfoncer dans la forêt.
« Il y avait des soldats armés enguerre ; il y avait aussi de ces sangsues couvertes de drapnoir, dont nous devions apprendre bientôt les attributions et lemétier.
« Au-devant de la troupe marchaient deuxgentilshommes.
« Ce pouvait être une compagnie debourgeois, de nobles et de soldats faisant route pour laFrance ; mais Jean Blanc avait cru reconnaître, dans l’un desgentilshommes qui chevauchaient en tête, le lâche Hervé de Vaunoy.Or, depuis l’aventure de l’enfant, Vaunoy haïssait terriblementJean Blanc, qui n’avait point su retenir sa langue. »
– Il avait bien fait ! interrompitJude. Son devoir était de publier partout le crime.
– Il ne faut pas parler de trop bas,quand on dit certaines choses, ami Jude, murmura Pelo Rouan quisecoua la tête : Jean Blanc était alors une créature un peumoins considérée que Loup, le chien de Nicolas Treml. Loup voulutaboyer, on le tua : Jean Blanc aurait mieux fait de setaire.
« Quoi qu’il en soit, il avait parlé, etVaunoy n’était pas homme à lui pardonner les bruits sinistres quicommençaient à courir dans le pays. En voyant ce misérable suivi desoldats, Jean Blanc eut une vague frayeur. Il songea à son père,qui gisait seul dans la loge de la Fosse-aux-Loups, et se laissaglisser le long du châtaignier pour éclairer la marche de lacavalcade.
« La cavalcade s’arrêta non loin d’ici, àla croix de Mi-Forêt. Les soldats s’étendirent sur l’herbe :la gourde circula de main en main. Quant aux gens vêtus de noir,ils entourèrent les deux gentilshommes et il se tint une manière deconseil.
« Jean s’approcha tant qu’il put. Onparlait, il n’entendait pas. Pourtant, il voulait savoir, car ilvoyait maintenant, comme je te verrais s’il faisait clair en maloge, l’hypocrite visage d’Hervé de Vaunoy.
« Il s’approcha encore ; ils’approcha si près que les soudards du roi auraient pu apercevoirau ras des dernières feuilles les poils blanchâtres de sa joue.Mais on causait tout bas, et Jean Blanc ne put saisir qu’un seulmot.
« Ce mot était le nom de son père.
« Jean Blanc se sentit venir dans le cœurune angoisse. Le nom de Mathieu Blanc dans la bouche de Vaunoy,c’était la plus terrible des menaces.
« Jean se jeta sur le ventre et coulaentre les tiges de bruyères comme un serpent. Nul ne l’aperçut.
« Il put entendre.
« Il entendit que les gens vêtus de noirvenaient dans la forêt pour dépouiller les pauvres loges au nom duroi de France. Les soldats étaient là pour assassiner ceux quirésisteraient. Les gens vêtus de noir se partagèrent labesogne : c’étaient les suppôts de l’intendant.
« Le nom du père de Jean avait étéprononcé, parce que les collecteurs ne voulaient point se dérangerpour un si pauvre homme, mais Vaunoy les avait excités.
« – Il a de l’or, disait-il ;je le sais ; c’est un faux indigent ; sa misère estmenteuse. Saint-Dieu ! s’il le faut, je vous accompagneraidans son bouge. Mais, retenez bien ceci : il a de l’or, etquelques coups de plat d’épée lui feront dire où est caché sonpécule.
« Les autres répondirent :
« – Allons chez Mathieu Blanc.
« Alors Jean se coula de nouveau,inaperçu entre les tiges de bruyères. Une fois sous le couvert, ilbondit et s’élança vers la Fosse-aux-Loups.
« Par hasard Vaunoy ne mentait pas. Il yavait de l’or dans la pauvre loge de Mathieu Blanc ; quelquespièces d’or, reste de la suprême aumône de Nicolas Treml, quittantpour jamais la Bretagne. »
– Oui, oui, murmura Jude ; enpartant, il n’oublia pas son vieux serviteur. Ce fut moi qui jetaila bourse au seuil de la loge.
Pelo Rouan parut ne point prendre garde àcette interruption.
– Lorsque Jean arriva dans la cabane,poursuivit-il, ses forces défaillaient, tant son émotion étaitnavrante. Il avait le pressentiment d’un cruel malheur. Vousconnaissiez Mathieu Blanc, ami Jude ; ç’avait été un hommevaillant et fort, mais la souffrance pesait un poids trop lourd surles derniers jours de sa vie.
« Ce n’était plus, au temps dont jeparle, qu’un pauvre vieillard, toujours couché sur son grabat, minépar la maladie, stupéfié par les progrès lents et sûrs d’une morttrop longtemps attendue. En entrant, Jean lui donna un baiser,suivant sa coutume, et le vieillard lui dit :
« – Je souffre moins, Jean monfils.
« Une autre fois, Jean se fût réjouit,car il aimait bien son père, mais il songea aux cavaliers qui sansdoute en ce moment galopaient vers la loge, et il frémit de rage etde peur.
« La bourse où se trouvait le restant despièces d’or de Treml était sur la table. Jean n’eut pas même l’idéede la cacher. Ce qu’il cacha, ce fut le vieux mousquet dont seservait son père au temps où il était soldat.
« Une bonne arme, mon homme, portant loinet juste ! Jean la jeta dans les broussailles, au-dehors, avecla poire à poudre et les balles.
« Puis il revint s’asseoir au chevet deson père.
« Quelques minutes se passèrent. Un bruitsourd retentit au loin sur la mousse dans la forêt. Jean compritque les cavaliers avaient mis pied à terre au-delà des fourrés etqu’ils avançaient vers le ravin.
« Il alla au trou qui servait de croisée,et souleva la serpillière. pour voir au-dehors.
« Il n’attendit pas longtemps.
« Bientôt le taillis s’agita de l’autrecôté du ravin et des hommes parurent.
« Jean les compta. Il y avait uncollecteur, huit soldats et Hervé de Vaunoy.
« Jean les vit gravir la lèvre du ravin.Puis on frappa rudement à la porte, dont les planches vermouluescraquèrent, Jean alla ouvrir avant même que l’homme vêtu de noireût crié : De par le roi !
« Des soldats entrèrent en tumulte,suivis de Vaunoy qui resta prudemment près du seuil. Le collecteurtira de son pourpoint une pancarte et lut des mots que Jean ne sutpoint comprendre. Puis il dit : – Mathieu Blanc, je voussomme de payer cent livres tournois pour tailles présentes etarriérées depuis dix ans.
« Mathieu Blanc s’était retourné sur songrabat, et regardait tous ces hommes armés avec des yeuxhagards.
« Le collecteur répéta sa sommation, etles soldats l’appuyèrent en frappant la table du pommeau de leursépées.
« – J’ai soif, Jean, dit faiblementle vieillard.
« Le cœur de Jean se brisait, carl’agonie se montrait sur les traits flétris de son vieux père. Ilvoulut prendre le remède qui était sur la table, mais l’un dessoldats leva son épée et fit voler le vase en éclats.
« – Qu’il paie d’abord, dit lesoldat ; après il boira.
« Vaunoy, qui était sur le seuil, se prità rire.
« Les dents de Jean étaient serrées à sebriser. Il ne pouvait parler, mais il montra du geste la bourse, etle collecteur s’en empara.
« – Je vous disais bien qu’ilsavaient de l’or ! grommela Hervé de Vaunoy qui riaittoujours.
« Le collecteur compta quatre louis etdemanda les quatre livres qui manquaient.
« – J’ai soif ! murmura MathieuBlanc, que prenait le râle de la mort.
« Pas une goutte de liquide dans lacabane ! Jean Blanc se mit à genoux devant un soldat quiportait une gourde. Le soldat comprit et eut compassion ; maisVaunoy s’avança et repoussant l’albinos avec haine :
« – Qu’il paie ! dit-il.
« – Je n’ai plus rien !sanglota Jean ; plus rien, sur mon salut ; tuez-moi etprenez pitié de mon père.
« Mathieu Blanc fit effort pour selever ; il étouffait : c’était horrible.
« – J’ai soif ! râla-t-il unedernière fois.
« Puis il retomba mort sur la paille dugrabat. »
En arrivant à cette partie de son récit, lavoix de Pelo Rouan était graduellement devenue haletante etétranglée. Elle s’éteignit tout à coup lorsqu’il prononça cesderniers mots, et Jude sentit sa main mouillée, comme par unegoutte de sueur ou une larme.
Le bon écuyer, du reste, n’était guère moinsému que Pelo Rouan lui-même.
– Le pauvre garçon ! murmura-t-il enserrant convulsivement ses gros poings ; le pauvregarçon ! Voir ainsi assassiner son père ! Et ce misérableVaunoy !… pour Dieu, mon homme, que fit Jean Blanc aprèscela ?
Pelo Rouan respira avec effort.
– Jean Blanc, répéta-t-il, lorsqu’ilmourra, n’éprouvera point une angoisse comparable à celle de cetaffreux moment. Il voila le visage de son père mort et s’agenouillaauprès du lit, sans plus savoir qu’il y avait là dix misérablespour railler sa douleur. Mais ils ne lui laissèrent pas oublierlongtemps leur présence.
« – Eh bien, manant, dit lecollecteur, les quatre livres que tu dois au roi !
« Jean Blanc se leva et se retrouva faceà face avec ces hommes qui venaient de tuer son père. Un instant ilcrut que son débile cerveau allait éclater ; sa folie lepressait ; il sentait les approches du délire ; mais uneforce inconnue et nouvelle le grandit tout à coup. Son espritvacillant s’affermit. Il se reconnut homme après sa longue enfance,et ce fut comme une miette de joie au milieu de son immensedouleur.
« – Arrière ! cria-t-il d’unevoix qui ne gardait rien de sa faiblesse passée.
« Les soldats se mirent entre lui et laporte, mais Jean Blanc avait du moins conservé son agilitéprodigieuse : il bondit, et son corps, lancé comme la balled’un mousquet, passa au travers de la serpillière qui fermait lacroisée. Dehors, Jean Blanc retomba sur ses pieds.
« Lorsque les soldats sortirent en criantet en menaçant, il avait déjà disparu dans les broussailles.
« – Tirez ! cria Vaunoy ;tuez-le comme un animal nuisible, ou il prendra sa revanche.
« Quelques coups de feu se firententendre, mais l’albinos ne fut point atteint, quoique vingt pas leséparassent à peine de la loge.
Il ne bougea pas et demeura coi dans lesbroussailles où il s’était caché.
« Alors commença une œuvre sans nom.Furieux d’avoir vu l’une de ses victimes lui échapper, Vaunoy, cethomme au visage doucereux et souriant, qui assassine sans froncerle sourcil, Vaunoy ordonna aux soldats d’incendier la loge. Onalluma des fagots à l’aide d’une batterie de fusil, et bientôt uneflamme épaisse entoura le lit de mort du vieux serviteur deTreml ! »
– Les misérables ! s’écriaJude ; et que fit Jean Blanc ?
– Attends donc ! dit Pelo Rouan dontles dents serrées semblaient vouloir retenir sa voix ; Jean nebougea pas tant que les assassins restèrent autour de la loge,riant comme des sauvages et blasphémant comme des démons. Quand ilsse retirèrent, Jean s’élança hors de sa cachette, pénétra dans laloge en feu et prit le cadavre de son père qu’il emporta au-dehors,afin de lui donner plus tard une sépulture chrétienne.
« Il ne fit point en ce moment deprière ; à peine déposa-t-il un court baiser sur le front duvieillard, desséché déjà par le vent brûlant de l’incendie.
« Jean Blanc n’avait pas le temps.
« Il saisit le fusil qu’il avait cachésous les ronces, le chargea et descendit en trois bonds le ravin,dont il remonta de même la rampe opposée. Puis il s’élança têtepremière dans le fourré. Les assassins avaient de l’avance, mais levent d’équinoxe ne va pas si vite qu’allait Jean Blanc poursuivantles meurtriers de son père. »
– Bien, cela ! s’écria encore Jude,bien, Jean Blanc, mon garçon !
– Attends donc ! Avant qu’ilseussent atteint la lisière du fourré où étaient attachés leurschevaux, un coup de fusil retentit sous le couvert. Le collecteurtomba pour ne plus se relever.
Jude battit des mains avec enthousiasme.
– Et Vaunoy ? dit-il, etVaunoy ?
– Vaunoy devint plus pâle que le corpsmort du vieux Mathieu. Il tremblait ; ses dentss’entrechoquaient.
« – Hâtons-nous, hâtons-nous !dit-il.
« Ils se hâtèrent ; mais au momentoù ils atteignaient leurs chevaux, on entendit encore un coup defusil. Le soldat qui avait brisé, sur la table, le vase quicontenait le remède de Mathieu Blanc, poussa un cri et se laissachoir dans la mousse. »
– Mais Vaunoy ? mais Vaunoy ?interrompit Jude.
– Attends donc ! Ils montèrent àcheval. La terreur était peinte sur tous les visages naguère siinsolents. Ils prirent le galop, croyant se mettre à l’abri, lesinsensés ! Jean Blanc ne savait-il pas comment abréger ladistance ? La route tournait ; Jean Blanc allait toujourstout droit. Point de taillis assez épais pour arrêter sa course,point de ravin si large qu’il ne pût franchir d’un bond.
« Aussi à chaque coude du chemin, levieux mousquet faisait son devoir. C’était une bonne arme, je tel’ai déjà dit, et Jean Blanc tirait juste.
« À chaque détonation qui ébranlait lavoûte du feuillage, un homme chancelait sur son cheval et tombait.Jean Blanc les chassait au bois, et pas une seule fois il ne brûlasa poudre en vain.
« De temps en temps, ceux qui restaientessayaient de battre le fourré pour détruire cet invisible ennemiqui leur faisait une guerre si acharnée. Plus d’une balle sifflaaux oreilles de Jean Blanc tandis qu’il rechargeait son armederrière quelque souche de châtaignier ; mais ses effortsn’aboutissaient qu’à retarder la marche des soldats. Aussitôtqu’ils avaient regagné la route, un coup partait, un hommemourait. »
– Par le nom de Treml, s’écria Jude quis’exaltait de plus en plus au récit de cette sauvage vengeance, jen’aurais jamais cru le pauvre Mouton Blanc capable de tout cela.Sur ma foi ! c’est un vaillant garçon après tout ! MaisVaunoy ? n’essaya-t-il point de tuer ce mécréant deVaunoy ?
– Attends donc ! Jean Blancn’oubliait point Vaunoy, mon homme, il faisait comme ces gourmandsqui gardent le plus fin morceau pour la dernière bouchée ; ilgardait Vaunoy pour la bonne bouche.
« Le moment vint où le dernier soldatvida la selle et se coucha par terre comme ses compagnons. JeanBlanc avait tué huit hommes et un collecteur de tailles. Il nerestait plus que Vaunoy.
Celui-ci, plus mort que vif, poussaitfurieusement son cheval, rendu de fatigue. Jean Blanc mit deuxballes dans son fusil et s’en alla l’attendre au dernier détour dela route sur la lisière de la forêt. »
– À la bonne heure ! interrompitJude Leker en frappant ses deux mains l’une contre l’autre.
Le bon écuyer faisait comme ces gens qui sepassionnent tout de bon pour les péripéties d’une pièce de théâtre.Il avait vu Vaunoy la veille et pourtant il espérait sérieusementque Vaunoy allait être tué dans le récit de Pelo Rouan.
Celui-ci secoua la tête.
– Lorsque parut le nouveau maître de LaTremlays, poursuivit-il, Jean Blanc visa. Son âme passa dans sesyeux : rien au monde désormais ne pouvait sauver Hervé deVaunoy…
– Eh bien ! dit Jude, voyant que lecharbonnier hésitait.
– Vaunoy regagna son château sain etsauf, répondit Pelo Rouan…
– Pourquoi ? Jean Blanc lemanqua ?
– Jean Blanc ne tira pas.
Jude laissa échapper une exclamation énergiquede désappointement.
– Jean Blanc ne tira pas, repritlentement le charbonnier, parce que le souvenir de Treml traversason esprit à ce moment, et qu’il ne voulut pas anéantir, même pourvenger son père, la dernière chance de connaître le sort du petitmonsieur Georges.
