Le Maître d’armes

Chapitre 15

 

Nous apprîmes cette nouvelle et la manièredont elle avait été annoncée à l’Impératrice mère par le comteAlexis qui, en sa qualité de lieutenant aux chevaliers-gardes,assistait au Te Deum. Nous crûmes remarquer, Louise etmoi, dans le comte, une agitation qui ne lui était point naturelleet qui perçait malgré la puissance que les Russes ont généralementsur leurs impressions. Nous nous communiquâmes ces réflexionsaussitôt le départ du comte, qui nous quitta à six heures du soirpour se rendre chez le prince Troubetskoï.

Ces réflexions étaient fort tristes pour mapauvre compatriote, car elles nous ramenaient naturellement à lapensée de cette conspiration dont, au commencement de sa liaisonavec Louise, le comte Alexis avait laissé échapper quelquesmots.

Il est vrai que, depuis ce temps, toutes lesfois que Louise avait voulu ramener la conversation sur ce sujet,le comte avait essayé de la rassurer en lui affirmant que cetteconspiration avait été rompue presque aussitôt que formée ;mais quelques-uns de ces signes qui n’échappent point aux regardsd’une femme qui aime lui avaient fait croire qu’il n’en était rienet que le comte essayait de la tromper.

Le lendemain, Saint-Pétersbourg se réveilladans le deuil. L’empereur Alexandre était adoré et, comme onignorait encore la renonciation de Constantin, on ne pouvaits’empêcher de comparer la douce et facile bonté de l’un à lafantasque rudesse de l’autre. Quant au grand-duc Nicolas, personnene pensait à lui.

En effet, quoique ce dernier connût l’acted’abdication que Constantin avait signé à l’époque de son mariage,loin de se prévaloir de cette renonciation que son frère pouvaitavoir regrettée depuis, il lui avait, le regardant déjà comme sonempereur, prêté serment de fidélité et envoyé un courrier pourl’inviter à revenir prendre possession du trône. Mais en même tempsque le messager partait de Saint-Pétersbourg pour Varsovie, legrand-duc Michel, envoyé par le tsarévitch partit de Varsovie pourSaint-Pétersbourg, porteur de la lettre suivante :

« Mon très cher frère,

C’est avec la plus profonde tristesse que j’aiappris, hier au soir, la nouvelle de la mort de notre adorésouverain mon bienfaiteur, l’empereur Alexandre. En m’empressant devous témoigner les sentiments que me fait éprouver ce cruelmalheur, je me fais un devoir de vous annoncer que j’adresse, parle présent courrier, à Sa Majesté Impériale, notre auguste mère,une lettre dans laquelle je déclare que, par suite du rescrit quej’avais obtenu de feu l’Empereur, en date du 2 février 1822, àl’effet de sanctionner ma renonciation au trône, c’est encoreaujourd’hui ma résolution inébranlable de vous céder tous mesdroits de succession au trône des empereurs de toutes les Russies.Je prie en même temps notre bien-aimée mère et ceux que cela peutconcerner de faire connaître ma volonté invariable à cet égard afinque l’exécution en soit complète.

Après cette déclaration, je regarde comme undevoir sacré de prier très humblement Votre Majesté Impériale derecevoir le premier mon serment de fidélité et de soumission, et deme permettre de lui déclarer que, mes vœux n’étant dirigés versaucune dignité nouvelle ni vers aucun titre nouveau, je désireuniquement et simplement conserver celui de tsarévitch, dont monauguste père a daigné m’honorer pour mes services. Mon uniquebonheur sera désormais de faire accueillir par Votre MajestéImpériale les sentiments de mon profond respect et de mondévouement sans bornes ; j’en donne pour gage plus de trenteannées d’un service fidèle et le zèle constant que j’ai faitéclater envers les empereurs mon père et mon frère ; c’estdans les mêmes sentiments que, jusqu’à mon dernier soupir, je necesserai de servir Votre Majesté Impériale et ses successeurs, dansmes fonctions présentes et dans la situation actuelle.

Je suis avec le plus profond respect,

Constantin. »

Les deux messagers se croisèrent. Celui quiétait envoyé au tsarévitch Constantin avait mission du grand-ducNicolas de ne négliger ni prières ni supplications pour obtenir delui qu’il consentît à reprendre la couronne. En conséquence, ilpria et supplia le tsarévitch ; mais celui-ci résista avecfermeté, disant que ses désirs n’avaient point changé depuis lejour où il avait abdiqué ses droits et que, pour rien au monde, ilne consentirait à les reprendre.

Alors sa femme, la princesse de Lovicz, vintse jeter à son tour à ses pieds, lui disant que, comme c’était àcause d’elle et pour devenir son époux qu’il avait renoncé à montersur le trône des tsars, elle venait lui offrir de reconnaître lanullité de son mariage, heureuse qu’elle était de pouvoir luirendre à son tour ce qu’il avait fait pour elle ; maisConstantin la releva, ne voulant point permettre qu’elle insistâtdavantage sur ce sujet et lui déclarant que sa résolution étaitinébranlable.

De son côté, le grand-duc Michel arriva àSaint-Pétersbourg, porteur de la lettre du tsarévitch : legrand-duc Nicolas ne voulut point l’admettre comme refus définitif,disant qu’il espérait que les instances de son envoyé auraient unheureux résultat.

Mais l’envoyé arriva à son tour, porteur d’unrefus formel, de sorte que, comme il y avait danger à laisser leschoses dans cet étrange provisoire, force lui fut bien d’accepterce que son frère refusait.

Au reste, le lendemain du départ du courrierque le grand-duc Nicolas avait envoyé au tsarévitch, le conseild’État l’avait fait prévenir qu’il était dépositaire d’un écritcommis à sa garde le 15 octobre 1823, et revêtu du sceau del’empereur Alexandre, avec une lettre autographe de Sa Majesté, quilui recommandait de conserver le paquet jusqu’à nouvel ordre et, encas de mort, de l’ouvrir en séance extraordinaire.

Le conseil d’État venait d’obéir à cet ordreet il avait trouvé sous le pli la renonciation du grand-ducConstantin ainsi conçue :

« Lettre de Son Altesse Impériale letsarévitch grand-duc Constantin à l’empereur Alexandre.

Sire,

Enhardi par les preuves multipliées de labienveillance de Sa Majesté Impériale envers moi, j’ose la réclamerencore une fois et mettre à ses pieds mes humbles prières. Ne mecroyant ni l’esprit, ni la capacité, ni la force nécessaires sijamais j’étais revêtu de la haute dignité à laquelle je suis appelépar ma naissance, je supplie instamment Sa Majesté Impériale detransférer le droit sur celui qui me suit immédiatement, etd’assurer à jamais la stabilité de l’Empire. Quant à ce qui meconcerne, je donnerai, par cette renonciation, une nouvellegarantie et une nouvelle force à celle à laquelle j’ai librement etsolennellement consenti à l’époque de mon divorce avec ma premièreépouse. Toutes les circonstances présentes me déterminent de plusen plus à prendre une mesure qui prouvera à l’Empire et au mondeentier la sincérité de mes sentiments.

Puisse Votre Majesté Impériale accueillir mesvœux avec bonté ! puisse-t-elle déterminer notre auguste mèreà les accueillir elle-même et à les sanctifier par son consentementimpérial ! Dans le cercle de la vie privée, je m’efforceraitoujours de servir de modèle à vos fidèles sujets et à tous ceuxqu’anime l’amour de notre chère patrie.

Je suis, avec le plus profond respect,

Pétersbourg, 14 janvier 1822.

Constantin. »

À cette lettre, Alexandre avait fait laréponse suivante :

« Très cher frère,

Je viens de lire votre lettre avec toutel’attention qu’elle mérite ; je n’y ai rien trouvé qui m’aitpu surprendre, ayant toujours su apprécier les sentiments élevés devotre cœur ; elle m’a fourni une nouvelle preuve de votresincère attachement à l’État et de vos soins prévoyants pour laconservation de sa tranquillité. Suivant vos désirs, j’aicommuniqué votre lettre à notre très chère mère ; elle l’alue, pénétrée des mêmes sentiments que moi, et reconnaît avecgratitude les nobles motifs qui vous ont dirigé. D’après cesmotifs, allégués par vous, il ne nous reste tous deux qu’à vouslaisser toute liberté de suivre vos résolutions inébranlables, et àprier le Tout-Puissant de faire produire à des sentiments aussipurs les résultats les plus satisfaisants.

Je suis pour toujours votre très affectionnéfrère,

Alexandre. »

Or, le second refus de Constantin, renouvelédans les mêmes termes à peu près à trois ans d’intervalle, rendaitinstante une décision de la part du grand-duc Nicolas ; ilpublia donc, le 25 décembre, et en vertu des lettres ci-dessus, unmanifeste dans lequel il déclarait qu’il acceptait le trône qui luiétait dévolu par la renonciation de son frère aîné ; il fixaitau lendemain, le 26, la prestation du serment qui devait être faiteà lui et à son fils aîné, le grand-duc Alexandre.

À cette communication officielle que luifaisait son futur souverain, Saint-Pétersbourg respira enfin plustranquille ; le caractère du tsarévitch Constantin, quiprésentait de grandes ressemblances avec celui de Paul Ier,inspirait de vives craintes ; au contraire, celui du grand-ducNicolas offrait de sérieuses garanties.

Chacun regardait donc le jour du lendemaincomme un jour de fête, lorsque pendant la soirée, des bruitsétranges commencèrent à circuler dans la ville : on disait queles renonciations publiées le matin même au nom du tsarévitchConstantin étaient supposées, et qu’au contraire, le vice-roi dePologne marchait sur Saint-Pétersbourg avec une armée, pour venirréclamer ses droits. On ajoutait que les officiers de diversrégiments, et entre autres du régiment de Moscou, avaient dit touthaut qu’ils refuseraient le serment de fidélité à Nicolas, attenduque le tsarévitch était leur seul et légitime souverain.

Ces rumeurs m’étaient venues frapper dansquelques maisons que j’avais visitées pendant la soirée, lorsqu’enrentrant chez moi, je trouvai une lettre de Louise qui me priait, àquelque heure que ce fût, de passer chez elle. Je m’y rendisaussitôt et la trouvai très inquiète : comme d’habitude, lecomte était venu mais, quelque effort qu’il eût fait sur lui-même,il n’avait pu lui cacher son agitation. Alors Louise l’avaitquestionné ; mais quoiqu’il ne lui eût rien avoué, il luiavait répondu avec cette affection profonde des moments suprêmes,si bien que, tout accoutumée qu’elle était à son amour et à sabonté, la tendresse douloureuse qui cette fois en accompagnaitl’expression, l’avait confirmée dans ses soupçons : sans aucundoute, quelque chose d’inattendu se préparait pour le lendemain et,quelque chose que ce fût, le comte en était.

Louise voulait me prier d’aller chezlui ; elle espérait qu’avec moi il serait plus confiant et,dans le cas où il me confierait quelque chose relativement aucomplot, elle désirait que je fisse tout ce qui serait en monpouvoir pour le détourner d’aller plus loin. On devine que je nefis aucune difficulté pour me charger de ce message ;d’ailleurs, depuis longtemps, j’avais les mêmes craintes qu’elle,et ma reconnaissance avait vu presque aussi clair que sonamour.

Le comte n’était point chez lui ;cependant, comme on avait l’habitude de m’y voir venir, du momentoù j’eus dit que je désirais l’attendre, on ne fit aucunedifficulté pour m’introduire. J’entrai dans sa chambre àcoucher : elle était préparée pour le recevoir, il était doncévident qu’il ne passerait pas la nuit dehors.

Le domestique sortit et me laissa seul ;je regardai autour de moi pour voir si rien ne fixerait mes doutes,et j’aperçus sur la table de nuit une paire de pistolets à deuxcoups. Je mis la baguette dans le canon : ils étaient chargés.Cette circonstance, indifférente en toute autre occasion, danscelle-ci confirmait mes craintes.

Je me jetai dans un fauteuil, bien décidé à nepas quitter la chambre du comte qu’il ne fût rentré ; minuit,une heure et deux heures sonnèrent successivement ; mesinquiétudes cédèrent à la fatigue, je m’endormis.

Vers quatre heures, je me réveillai ;devant moi était le comte, écrivant à une table ; sespistolets étaient près de lui ; il était très pâle.

Au premier mouvement que je fis, il seretourna de mon côté :

– Vous dormiez, me dit-il, je n’ai pas vouluvous réveiller ; vous aviez quelque chose à me dire, je medoute de ce qui vous amène ; tenez, si demain soir vous nem’avez pas revu, donnez cette lettre à Louise ; je comptaisvous l’envoyer demain matin par mon valet de chambre, mais j’aimemieux la remettre à vous-même.

– Alors, nous n’avions donc pas tort decraindre ; il se prépare quelque conspiration, n’est-ce pas,et vous en êtes ?

– Silence, me dit le comte en me serrantviolemment la main et en regardant autour de lui ; silence, àSaint-Pétersbourg, un mot imprudent tue.

– Oh ! lui dis-je à demi-voix, quellefolie !

– Eh ! croyez-vous que je ne sache pasaussi bien que vous que ce que je fais est insensé ?Croyez-vous que j’aie la moindre espérance de réussir ? Non,je vais droit à un précipice, et un miracle même ne pourraitm’empêcher d’y tomber ; tout ce que je puis faire, c’est defermer les yeux pour ne pas en voir la profondeur.

– Mais pourquoi, puisque vous mesurez ainsi ledanger, vous y exposez-vous de sang-froid ?

– Parce qu’il est trop tard maintenant pourretourner en arrière, parce qu’on dirait que j’ai peur, parce quej’ai engagé ma parole à des amis, et qu’il faut que je les suive…fût-ce sur l’échafaud.

– Mais comment, vous, vous, d’une noblefamille ?…

– Que voulez-vous, les hommes sont fous :en France, les perruquiers se battent pour devenir grandsseigneurs ; ici, nous allons nous battre pour devenir desperruquiers.

– Comment ! il s’agit ?…

– D’établir une république, ni plus ni moins,et de faire couper la barbe à nos esclaves, jusqu’à ce qu’ils nousfassent couper la tête ; ma parole d’honneur, j’en haussemoi-même les épaules de pitié. Et qui avons-nous choisi pour notregrande réforme politique ? Un prince !

– Comment ! un prince ?

– Oh ! nous en avons beaucoup deprinces ; ce n’est pas cela qui nous manquera, ce sont leshommes.

– Mais vous avez donc une constitution touteprête ?

– Une constitution ! reprit en riant d’unrire amer le comte Alexis. Une constitution ! oh ! oui,oui, nous avons un code russe rédigé par Pestel, qui estcourlandais, et que Troubetskoï a fait revoir à Londres et àParis ; et puis nous avons encore un catéchisme en beaulangage figuré, qui contient des maximes comme celles-ci parexemple : « Ne te fie uniquement qu’à tes amis et à tonarme ! tes amis t’aideront, et ton poignard te défendra… Tu esslave, et sur ton sol natal, aux bords des mers qui le baignent, tuconstruiras quatre ports : le port Noir, le port Blanc, leport de Dalmatie, le port Glacial et, au milieu, tu placeras sur letrône la déesse des lumières. »

– Mais quel diable de jargon me parle VotreExcellence ?

– Ah ! vous ne me comprenez point,n’est-ce pas ? me dit le comte, se livrant de plus en plus àcette espèce de raillerie fiévreuse avec laquelle il prenaitplaisir à se déchirer lui-même, c’est que vous n’êtes pas initié,voyez-vous : il est vrai que si vous étiez initié, vous necomprendriez pas davantage, mais n’importe, vous citeriez lesGracchus, Brutus, Caton, vous diriez qu’il faut abattre latyrannie, immoler César, punir Néron ; vous diriez…

– Je ne dirais rien de tout cela, je vousjure ; bien au contraire, je me retirerais en silence et je neremettrais pas les pieds dans tous ces clubs, mauvaise parodie denos feuillants et de nos jacobins.

– Et le serment, le serment ? est-ce quevous croyez que nous l’avons oublié ? est-ce qu’il y a unebonne conspiration sans un serment ? Tenez, voilà lenôtre : « Si je trahis ma parole, je serai châtié, et parmes remords, et par cette arme sur laquelle je prête serment ;qu’elle s’enfonce dans mon cœur, qu’elle fasse périr tous ceux quime sont chers et que, dès cet instant, ma vie ne soit plus qu’unenchaînement de souffrances inouïes ! » C’est un peumélodramatique, n’est-ce pas ? et ce serait très probablementsifflé à votre Gaîté ou à votre Ambigu ; mais ici, àSaint-Pétersbourg, nous sommes encore en arrière, et j’ai étévraiment fort applaudi quand je l’ai prononcé.

– Mais, au nom du ciel, comment se fait-il,m’écriai-je, que, voyant aussi clairement le côté ridicule d’unepareille entreprise, vous vous y soyez mis ?

– Comment cela se fait-il ? Quevoulez-vous ? Je m’ennuyais, j’aurais donné ma vie pour unkopeck ; je me suis fourré comme un sot dans cettesouricière ; puis j’y étais à peine que j’ai reçu une lettrede Louise ; j’ai voulu me retirer ; sans me rendre maparole, on m’a dit que tout cela était fini, et que la sociétéétait dissoute ; il n’en était rien. Il y a un an, on est venume dire que la patrie comptait sur moi : pauvre patrie, commeon la fait parler ! J’avais grande envie d’envoyer toutpromener, car je suis aussi heureux maintenant, voyez-vous, quej’ai été malheureux autrefois ; mais une mauvaise honte m’aretenu, de sorte que me voilà prêt, comme l’a dit ce soirBestoujev, à poignarder les tyrans et à jeter au vent leurpoussière. C’est très poétique, n’est-ce pas ? mais ce quil’est moins, c’est que les tyrans nous feront pendre, et que nousne l’aurons pas volé.

– Mais avez-vous réfléchi à une chose,Monseigneur ? dis-je alors au comte en lui saisissant les deuxmains et en le regardant en face ; c’est que cet événementdont vous parlez en riant serait la mort de la pauvre Louise.

Les larmes lui vinrent aux yeux.

– Louise vivra, me dit-il.

– Oh ! vous ne la connaissez pas,répondis-je.

– C’est parce que je la connais, au contraire,que je vous parle ainsi ; Louise n’a plus le droit de mourir,elle vivra pour son enfant.

– Pauvre femme ! m’écriai-je, je ne lasavais pas si malheureuse.

– Écoutez, me dit le comte, comme je ne saispas ce qui se passera demain, ou plutôt aujourd’hui, voici unelettre pour elle ; j’espère que tout ira mieux que nous ne lepensons l’un et l’autre, et que tout ce bruit s’en ira en fumée.Alors vous la déchirerez, et ce sera comme si elle n’avait pas étéécrite. Dans le cas contraire, vous la lui remettrez. Elle contientune recommandation à ma mère de la traiter comme sa fille ; jelui laisserais bien tout ce que j’ai, mais vous comprenez que, sije suis pris et condamné, la première chose qu’on fera sera deconfisquer mes biens ; en conséquence, la donation seraitinutile. Quant à mon argent comptant, la future république me l’aemprunté jusqu’au dernier rouble ; ainsi je n’ai pas à m’eninquiéter. Vous me promettez de faire ce que je vousdemande ?

– Je vous le jure.

– Merci ; maintenant, adieu ; prenezgarde qu’on ne vous voie sortir de chez moi à cette heure, celavous compromettrait peut-être.

– Vraiment, je ne sais si je dois vousquitter.

– Oui, vous le devez, mon cher ami, songezcombien il est important, en cas de malheur, qu’il reste au moinsun frère à Louise ; vous ne serez déjà que trop compromis parvos relations avec moi, avec Mouravieff et avec Troubetskoï ;soyez donc prudent, sinon pour vous, du moins pour moi ; jevous le demande au nom de Louise.

– Avec ce nom-là, vous me ferez faire tout ceque vous voudrez.

– Eh bien ! adieu donc ; je suisfatigué, et j’ai besoin de quelques heures de repos, car je présumeque la journée sera rude.

– Adieu donc, puisque vous le voulez.

– Je l’exige.

– De la prudence.

– Eh ! mon cher, cela ne me regardeaucunement ; je ne vais pas, on me mène ; adieu. Àpropos, je n’ai pas besoin de vous dire qu’un seul mot imprudentserait notre perte à tous.

– Oh !…

– Voyons, embrassons-nous.

Je me jetai dans ses bras.

– Et maintenant, une dernière fois, adieu. Jesortis sans pouvoir prononcer une parole, fermant la porte derrièremoi ; mais avant que je fusse au bout du corridor, la porte serouvrit, et ces paroles arrivèrent jusqu’à moi :

– Je vous recommande Louise. En effet, la nuitmême, les conjurés s’étaient réunis chez le prince Obolinski, ettoutes les mesures avaient été prises, si l’on peut appeler mesuresquelques dispositions folles pour une révolution impossible. Danscette réunion, à laquelle avaient assisté les principaux chefs,ceux-ci avaient communiqué aux simples membres de la société leplan général et avaient choisi pour l’exécution le lendemain, jourdu serment. En conséquence, il avait été résolu qu’on disposeraitles soldats à la révolte, en leur exprimant des doutes sur laréalité de la renonciation du tsarévitch Constantin qui, s’étantspécialement occupé de l’armée, était fort aimé d’elle ;alors, et avec le premier régiment qui refuserait le serment, onjoindrait le régiment le plus rapproché, et ainsi de suite jusqu’àce qu’on eût une masse assez imposante pour marcher sur la place duSénat, tout en battant le tambour pour amasser le peuple. Arrivéslà, les conjurés espéraient qu’une simple démonstration suffirait,et que l’empereur Nicolas, répugnant à employer la force,traiterait avec les rebelles et renoncerait à ses droits desouveraineté ; alors on lui aurait imposé les conditionssuivantes :

1) Que les députés seraient convoqués àl’instant même de tous les gouvernements ;

2) Qu’il serait publié un manifeste du Sénatdans lequel il serait dit que les députés auraient à voter denouvelles lois organiques pour le gouvernement del’Empire ;

3) Qu’en attendant, un gouvernement provisoireserait établi, et que les députés du royaume de Pologne y seraientappelés, afin d’adopter des mesures nécessaires à la conservationde l’unité de l’État.

Dans le cas où, avant d’accepter cesconditions, l’Empereur demanderait à en conférer avec letsarévitch, la chose lui serait accordée, mais à la condition qu’ilserait donné aux conspirateurs et aux régiments révoltés uncantonnement hors de la ville, pour y camper l’hiver et y attendrel’arrivée du tsarévitch, qui trouverait, au reste, les étatsassemblés pour lui présenter une constitution rédigée par NikitaMouravieff : et lui prêter serment s’il acceptait, ou ledéposer s’il ne l’acceptait pas. Si le grand-duc Constantin, ce quidans la pensée des conjurés n’était pas probable, désapprouvaitcette insurrection, on la mettrait alors sur le compte dudévouement que l’on portait à sa personne. Dans le cas où, aucontraire, l’Empereur refuserait tout arrangement, on devaitl’arrêter avec toute la famille impériale, puis les circonstancesindiqueraient ce qu’il faudrait décider à leur égard.

Si l’on échouait, on évacuerait la ville, eton propagerait l’insurrection.

Le comte Alexis n’avait pris part à toutecette longue et bruyante discussion que pour combattre la moitiédes propositions et lever les épaules aux autres ; mais,malgré son opposition et son silence, elles avaient été adoptées àla majorité et, une fois adoptées, il se croyait engagé d’honneur àcourir les mêmes chances que s’il avait quelque espoir deréussite.

Au reste, tous les autres paraissaient dansune sécurité parfaite quant à la réussite, et pleins de confiancedans le prince Troubetskoï ; si bien qu’un conjuré, Boulatoff,s’était écrié avec enthousiasme en sortant et en s’adressant aucomte :

– N’est-il pas vrai que nous avons choisi unchef admirable ?

– Oui, avait répondu le comte, il est d’unetrès belle taille. C’était dans ces dispositions qu’il était rentréet m’avait trouvé chez lui.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer