Le Maître d’armes

Chapitre 16

 

Comme ce que j’avais à dire à Louise ne devaitpoint la rassurer et que d’ailleurs j’espérais toujours que quelquecirconstance imprévue ferait avorter la conspiration, je rentraichez moi et j’essayai de prendre quelque repos ; mais j’étaissi préoccupé que je me réveillai au point du jour, m’habillaiaussitôt et courus à la place du Sénat. Tout était tranquille.

Cependant, les conjurés n’avaient pas perduleur nuit. En vertu des résolutions prises, chacun s’était rendu àson poste, dirigé par Ryleyeff, qui était le chef militaire, commele prince Troubetskoï était le chef politique. Le lieutenantArbouzoff devait entraîner les marins de la garde, les deux frèresRodisco, et le sous-lieutenant Goudimoff le régiment des gardesIzmailovski ; le prince Stchepine Rostovski, le capitaine ensecond Michel Bestoujev, son frère Alexandre et deux autresofficiers du régiment, nommés Brock et Volkoff, s’étaient chargésdu régiment de Moscou ; enfin, le lieutenant Sutoff avaitrépondu du premier régiment des grenadiers du corps. Quant aucomte, il avait refusé tout autre rôle que celui de simple acteur,promettant de faire ce que les autres feraient ; comme on lesavait homme à tenir sa parole et que, d’ailleurs, il ne réclamaitaucune position dans le futur gouvernement, on n’avait point exigédavantage de lui.

Je restai jusqu’à onze heures, non pas sur laplace du Sénat, car il y faisait trop froid pour qu’une pareillestation fût supportable, mais chez un de ces marchands de sucrerieset de vins qu’on nomme conditors, et dont la boutiqueétait située au bout de la Perspective, près de la maison dubanquier Cerclet. C’était un poste excellent pour y attendre desnouvelles, d’abord parce qu’il dormait sur la place de l’Amirauté,ensuite parce que les conditors remplacent à Saint-Pétersbourg nospâtissiers de Paris ; et celui-là étant le Félix de l’endroit,à chaque instant, des personnes arrivant des quartiers les plusopposés entraient dans son magasin. Jusqu’à cette heure, au reste,toutes les relations étaient satisfaisantes ; le général de lagarde et de l’état-major venait d’arriver au palais, annonçant queles régiments des gardes à cheval, des chevaliers-gardes, dePréobrajenski, de Semenovskoï, les grenadiers Pavlovski, leschasseurs de la garde, les chasseurs de Finlande et les sapeursvenaient de prêter serment. Il est vrai qu’on n’avait encore aucunenouvelle des autres régiments, mais cela tenait sans doute à laposition de leurs casernes, éloignées du centre de la capitale.

J’allais rentrer chez moi, espérant que lajournée s’écoulerait ainsi et que les conspirateurs, ayant reconnule danger de leur projet, se tiendraient tranquilles, lorsque toutà coup un aide de camp passa au grand galop, et on put comprendreque quelque chose d’inattendu venait d’arriver. Chacun courutaussitôt sur la place ; car il y avait dans l’air cette vagueinquiétude qui précède toujours les grands événements ; eneffet, la révolte venait de commencer, et cela avec une telleviolence, qu’on ne pouvait savoir où elle s’arrêterait.

Le prince Stchepine Rostovski et les deuxBestoujev avaient tenu parole. Dès neuf heures du matin, ilsétaient arrivés aux casernes du régiment de Moscou et, s’adressantaux 2e, 3e, 5e et 6ecompagnies, qu’on savait les plus dévouées au grand-duc Constantin,le prince Stchepine avait affirmé aux soldats qu’on les trompait enexigeant d’eux le serment. Il avait ajouté que, bien loin d’avoirrenoncé à la couronne, le grand-duc était arrêté pour avoir refuséà son frère la concession de ses droits. Alors Alexandre Bestoujevprenant la parole, avait annoncé qu’il arrivait de Varsovie chargépar le tsarévitch lui-même de s’opposer à la prestation duserment ; et voyant que ces nouvelles produisaient une grandeimpression sur les troupes, le prince Stchepine avait ordonné auxsoldats de prendre des cartouches à balle et de charger leursarmes. En ce moment, l’aide de camp Verighine, suivi dugénéral-major Fredricks, commandant le peloton de grenadiers, auxmains desquels était le drapeau, était arrivé pour inviter lesofficiers à se rendre chez le colonel du régiment. Stchepine avaitalors pensé que le moment était venu ; il avait ordonné auxsoldats de repousser les grenadiers à coups de crosse et de leurenlever le drapeau ; en même temps, il s’était précipité surle général-major Fredricks, que Bestoujev de son côté menaçait dupistolet, l’avait frappé à la tête d’un coup d’estoc qui l’avaitétendu à terre, et en même temps, se retournant sur legénéral-major Chenchine, commandant la brigade, qui accourait ausecours de son collègue, il l’avait renversé d’un coup le pointe.Se ruant aussitôt au milieu des grenadiers, il avait successivementblessé le colonel Khvosschinski, le sous-officier Mousseieff et legrenadier Krassovski, si bien qu’il avait fini par s’emparer dudrapeau qu’il avait élevé en l’air en criant :« Hourra ! » À ce cri, et à la vue du sang, plus dela moitié du régiment avait répondu par les cris de :« Vive Constantin ! à bas Nicolas ! » etprofitant de ce moment d’enthousiasme, Stchepine avait entravé prèsde quatre cents hommes à sa suite, et marchait avec eux tambourbattant vers la place de l’Amirauté.

À la porte du palais d’Hiver, l’aide de campqui apportait ces nouvelles heurta un autre officier qui arrivaitde la caserne des grenadiers du corps. Les nouvelles dont celui-ciétait chargé n’étaient guère moins inquiétantes que cellesapportées par l’aide de camp. Au moment où le régiment sortait pouraller prêter serment, le sous-lieutenant Kojenikoff s’était jeté àl’avant-garde en criant : « Ce n’est pas au grand-ducNicolas qu’il faut prêter serment, mais à l’empereurConstantin. » Puis, sur ce qu’on lui répondait que letsarévitch avait abdiqué : « C’est faux ! s’était-ilécrié, faux, de toute fausseté ; le tsarévitch marche surSaint-Pétersbourg pour punir ceux qui ont oublié leurs devoirs etrécompenser ceux qui seront restés fidèles. »

Cependant malgré ses cris, le régiment avaitcontinué sa marche, avait prêté serment, et était rentré dans lacaserne sans donner aucune marque d’insubordination, lorsqu’aumoment du dîner, le lieutenant Suthoff, qui avait prêté sermentcomme les autres, entra, et s’adressant à sa compagnie :

– Mes amis, s’écria-t-il, nous avons eu tortd’obéir, les autres régiments sont en pleine révolte, ils ontrefusé le serment et sont à cette heure sur la place duSénat ; habillez-vous, chargez vos armes, et en avant,suivez-moi. J’ai votre solde dans ma poche, et je vous ladistribuerai sans attendre l’ordre.

– Mais ce que vous nous dites est-il bienvrai ? s’écrièrent plusieurs voix.

– Tenez, voici le lieutenant Panoff, votreami, comme moi : interrogez-le.

– Mes amis, dit Panoff avant d’attendre mêmequ’on l’interrogeât, vous savez que Constantin est votre seul etlégitime empereur et qu’on veut le détrôner. ViveConstantin !

– Vive Constantin ! crièrent lessoldats !

– Vive Nicolas ! répondit le colonelSturler, commandant du régiment, en s’élançant dans la salle. Onvous égare, mes amis, le tsarévitch a abdiqué, et vous n’avez pasd’autre empereur que le grand-duc Nicolas. Vive Nicolas1er !

– Vive Constantin ! répondirent lessoldats.

– Vous vous trompez, soldats, et on vous faitfaire fausse route, cria de nouveau Sturler.

– Ne m’abandonnez pas, suivez-moi, réponditPanoff ; réunissons-nous à ceux qui défendent Constantin. ViveConstantin !

– Vive Constantin ! avaient crié plus destrois quarts des soldats.

– À l’Amirauté ! à l’Amirauté ! ditPanoff tirant son épée suivez-moi, soldats, suivez-moi !

Et il s’était élancé suivi de près de deuxcents hommes, criant hourra ! comme lui, et se dirigeant,comme le régiment de Moscou, mais par une autre rue, vers la placede l’Amirauté.

Pendant que cette double nouvelle étaitapportée à l’Empereur, le gouverneur militaire deSaint-Pétersbourg, le comte Milarodovitch, accourut à son tour aupalais. Il savait déjà la rébellion du régiment de Moscou et desgrenadiers du corps ; il avait ordonné aux troupes surlesquelles il croyait pouvoir le plus compter de se rendre aupalais d’Hiver ; ces troupes étaient le premier bataillon durégiment de Préobrajenski, trois régiments de la garde de Pavlovskiet le bataillon des sapeurs de la garde.

L’Empereur vit que la chose était plussérieuse qu’il ne l’avait crue d’abord. En conséquence il commandaau général-major Neidhart de porter au régiment de la garde deSemenovski l’ordre d’aller immédiatement réprimer les mutins, et àla garde à cheval celui de se tenir prête à la premièreréquisition ; puis, ces ordres donnés, il descendit lui-mêmeau corps de garde principal du palais d’Hiver, où le régiment de lagarde de Finlande était de service, et lui ordonna de charger sesfusils et d’occuper les principales avenues du palais. En cemoment, on entendit un grand tumulte : c’étaient la3e et la 6e compagnie du régiment de Moscou,conduites par le prince Stchepine et les deux Bestoujev, quiarrivaient, drapeau au vent, tambour en tête, criant :« À bas Nicolas ! vive Constantin ! » Ellesdébouchèrent sur la place de l’Amirauté ; mais arrivées là,soit qu’elles ne se crussent pas assez fortes, soit qu’ellesreculassent en face de la majesté impériale, au lieu de marcher surle palais d’Hiver, elles allèrent s’adosser au Sénat. À peine yétaient-elles, qu’elles y furent rejointes par les grenadiers ducorps : une cinquantaine d’hommes en frac, dont quelques-unsétaient armés de pistolets qu’ils tenaient à la main, se mêlèrentaux soldats révoltés.

En ce moment, je vis paraître l’Empereur sousune des voûtes du palais ; il s’approcha jusqu’à la grille etjeta un coup d’œil sur les rebelles ; il était plus pâle qued’habitude, mais paraissait parfaitement calme. On disait que, pourêtre prêt à mourir en empereur et en chrétien, il s’était confesséet avait fait ses adieux à sa famille.

Comme j’avais les yeux fixés sur lui,j’entendis derrière moi et du côté du palais de marbre retentir legalop d’un escadron de cuirassiers ; c’était la garde à chevalconduite par le comte Orloff, un des plus braves et des plusfidèles amis de l’Empereur. Devant lui les grilless’ouvrirent ; il sauta à bas de son cheval, et le régiment serangea devant le palais ; presque en même temps on entenditles tambours des grenadiers de Préobrajenski qui arrivaient parbataillons. Ils entrèrent dans la cour du palais, où ils trouvèrentl’Empereur avec l’Impératrice et le jeune grand-ducAlexandre ; derrière eux parurent les chevaliers-gardes, aumilieu desquels je reconnus le comte Alexis Vaninkoff ; ils serangèrent de manière à former l’angle avec leurs cuirassiers,laissant entre eux un intervalle que l’artillerie ne tarda point àremplir. Les régiments révoltés laissaient de leur côté fairetoutes ces dispositions avec une insouciance apparente et sans s’yopposer autrement que par leurs cris de : « ViveConstantin ! à bas Nicolas ! » Il était évidentqu’ils attendaient des renforts.

Cependant, les messagers envoyés par legrand-duc Michel se succédaient au palais. Tandis que l’Empereur yorganisait sa défense et celle de la famille, le grand-ducparcourait les casernes, et par sa présence combattait larébellion. Quelques efforts heureux avaient déjà été tentés ;au moment où le reste du régiment de Moscou allait suivre les deuxcompagnes révoltées, le comte de Liéven, frère d’un de mes élèvescapitaine à la 5e compagnie, était arrivé assez à tempspour empêcher le bataillon de sortir et faire fermer les portes.Alors, se plaçant devant les soldats, il avait tiré son épée enjurant sur son honneur qu’il la passerait au travers du corps dupremier qui ferait un mouvement. À cette menace, un jeunesous-lieutenant s’était avancé le pistolet à la main en menaçant àbout portant le comte de Liéven de lui brûler la cervelle. À cettemenace, le comte avait répondu par un coup du pommeau de son épée,qui avait fait sauter le pistolet des mains dusous-lieutenant ; mais celui-ci l’avait ramassé, et avait denouveau dirigé son arme vers le comte. Alors, celui-ci, croisantles bras, marcha droit au sous-lieutenant, tandis que le régiment,immobile et muet, regardait comme témoin cet étrange duel. Lesous-lieutenant recula de quelques pas, suivi par le comte deLiéven, qui lui présentait sa poitrine comme un défi ; maisenfin il s’arrêta et fit feu. Par miracle, l’amorce brûla, mais lecoup ne partit point. En ce moment, on frappa à la porte.

– Qui est là ? crièrent quelquesvoix.

– Son Altesse Impériale le grand-duc Michel,répondit-on du dehors.

Quelques instants de stupeur profondesuccédèrent à ces paroles. Le comte de Liéven marcha vers la porteet l’ouvrit sans que personne tentât de l’arrêter.

Le grand-duc entra à cheval, suivi de quelquesofficiers d’ordonnance.

– Que signifie cette inaction au moment dudanger ? s’écria-t-il, suis-je au milieu de traîtres ou desoldats loyaux ?

– Vous êtes au milieu du plus fidèle de vosrégiments répondit le comte de Liéven, ainsi que Votre AltesseImpériale va en avoir la preuve.

Alors, élevant son épée :

– Vive l’empereur Nicolas !s’écria-t-il.

– Vive l’empereur Nicolas ! répondirentles soldats d’une seule voix.

Le jeune sous-lieutenant voulut parler, maisle comte de Liéven l’arrêta par le bras :

– Silence, Monsieur. Je ne dirai pas un mot dece qui s’est passé, mais ne vous perdez pas vous-même.

– Liéven, dit le grand-duc, je vous confie laconduite du régiment.

– Et j’en réponds sur ma tête à Votre AltesseImpériale, répondit le comte.

Le grand-duc alors avait poursuivi sa course,et partout avait trouvé, sinon de l’enthousiasme, du moins del’obéissance. Les nouvelles étaient donc bonnes. En effet, de touscôtés les renforts s’échelonnaient ; les sapeurs étaient enbataille devant le palais de l’Ermitage, et le reste du régiment deMoscou, conduit par le comte de Liéven, débouchait par laperspective Nevski. L’apparition de ces troupes fit pousser degrands cris aux révoltés, car ils crurent que c’était enfin lesecours attendu qui leur arrivait ; mais ils furentpromptement détrompés. Les nouveaux venus se rangèrent devantl’hôtel des Tribunaux, faisant face au palais ; avec lescuirassiers, l’artillerie et les chevaliers-gardes, ils enfermèrentles révoltés dans un cercle de fer.

Un instant après, on entendit les chants desprêtres ; c’était le métropolitain qui, suivi de tout sonclergé, sortait de l’église de Kazan et venait, précédé des saintesbannières, ordonner au nom du ciel aux révoltés de rentrer dansleur devoir. Mais, pour la première fois peut-être, les soldatsméprisèrent dans leur irréligion politique les images qu’ilsétaient habitués à adorer, et prièrent les prêtres de ne point semêler des affaires de la terre et de s’en tenir aux choses du ciel.Le métropolitain voulut insister, quand un ordre de l’Empereur luienjoignit de se retirer ; Nicolas voulait tenter lui-même undernier effort pour ramener les rebelles.

Ceux qui entouraient l’Empereur voulurentalors l’en empêcher, mais l’Empereur répondit que, puisque c’étaitsa partie qu’il jouait, il était juste qu’il mît sa vie au jeu. Enconséquence, il ordonna d’ouvrir la grille : à peine venait-ond’obéir, que le grand-duc arriva à fond de train, et s’approchantde l’oreille de l’Empereur, lui dit tout bas qu’une partie durégiment de Préobrajenski, dont il était entouré, faisait causecommune avec les rebelles, et que le prince Troubetskoï, dontl’Empereur avait remarqué l’absence avec étonnement, était le chefde la conspiration. La chose était d’autant plus possible que,vingt-quatre ans auparavant, c’était le même régiment qui avaitgardé les avenues du Palais-Rouge, tandis que son colonel, leprince Talitzine, étranglait l’empereur Paul.

La situation était terrible, et cependantl’Empereur ne changea point de visage ; seulement il étaitévident qu’il prenait une résolution extrême. Au bout d’un instantil se retourna, et s’adressant à un de ses généraux :

– Qu’on m’amène le jeune grand-duc, dit-il. Uninstant après le général descendit avec l’enfant. Alors l’Empereurle souleva de terre, et s’avançant vers les grenadiers :« Soldats, dit-il, si je suis tué, voilà votre empereur :ouvrez les rangs, je le confie à votre loyauté. »

Un long hourra se fit entendre ; un crid’enthousiasme, parti du fond du cœur, retentit ; lescoupables furent les premiers à laisser tomber leurs armes et àouvrir les bras. L’enfant fut emporté au milieu du régiment et missous la même garde que le drapeau ; l’Empereur monta à chevalet sortit. À la porte, les généraux le supplièrent de ne pas allerplus loin, les rebelles ayant dit tout haut que leur intentionétait de tuer l’Empereur, et toutes leurs armes étant chargées.Mais l’Empereur fit signe de la main qu’on le laissât libre ;et défendant que personne le suivît, il mit son cheval au galop,piqua droit sur les révoltés, et s’arrêtant à demi-portée depistolet :

– Soldats ! s’écria-t-il, on m’a dit quevous vouliez me tuer, si cela est vrai, me voilà.

Il y eut un moment de silence, pendant lequell’Empereur resta immobile entre les deux troupes, pareil à unestatue équestre. Deux fois on entendit dans les rangs des rebellesretentir le mot : « Feu ! », sans que cet ordrefût exécuté ; mais à la troisième fois, il fut suivi de ladétonation de quelques coups de fusil. Les balles sifflèrent autourde l’Empereur mais aucune ne l’atteignit. À cent pas derrière lui,le colonel Velho et plusieurs soldats furent blessés par cettedécharge.

Au même instant, Milarodovitch et le grand-ducMichel s’élancèrent aux côtés de l’Empereur ; le régiment descuirassiers et celui des chevaliers-gardes firent un mouvement, lesartilleurs approchèrent la mèche de la lumière.

– Halte ! cria l’Empereur… Chacun obéit…Général, ajouta-t-il en s’adressant au comte Milarodovitch, allez àces malheureux, et tâchez de les ramener.

Le comte Milarodovitch et le grand-duc Michels’élancèrent vers eux ; mais les révoltés les accueillirentavec une nouvelle décharge et aux cris de : « ViveConstantin ! »

– Soldats, s’écria alors le comteMilarodovitch, en élevant au-dessus de sa tête un magnifique sabreturc tout garni de pierreries et s’avançant jusque dans les rangsdes rebelles, voici un sabre qui m’a été donné par Son AltesseImpériale le tsarévitch lui-même ; eh bien ! au nom del’honneur, je vous jure sur ce sabre que l’on vous trompe, que l’onvous abuse, que le tsarévitch a renoncé à la couronne, et que votreseul et légitime souverain est l’empereur Nicolas1er.

Des hourras et des cris de : « ViveConstantin ! » répondirent à ce discours ; puis, aumilieu des hourras et des cris, on entendit un coup de pistolet, etl’on vit le comte Milarodovitch chanceler ; un autre pistoletavait été dirigé sur le grand-duc Michel, mais les soldats demarine, quoique au nombre des révoltés, avaient arrêté le bras del’assassin.

En une seconde, le comte Orloff et sescuirassiers, malgré les décharges successives des révoltés, eurentenveloppé dans leurs rangs le comte Milarodovitch, le grand-duc etl’empereur Nicolas, qu’ils ramenèrent de force au palais.Milarodovitch se tenait à peine sur son cheval et, en arrivant, iltomba dans les bras de ceux qui l’entouraient.

L’Empereur voulait qu’on fît une dernièretentative pour ramener les révoltés ; mais, pendant qu’ildonnait des ordres en conséquence, le grand-duc Michel sauta à basde cheval ; puis, se mêlant aux artilleurs, il arracha unebaguette des mains d’un servant, et approchant la mèche de lalumière :

– Feu ! cria-t-il, feu sur lesassassins !

Quatre coups de canon chargés à mitraillepartirent en même temps et renvoyèrent avec usure aux rebelles lamort qu’ils avaient donnée ; puis, sans qu’il fût possible derien entendre des ordres de l’Empereur, une seconde décharge suivitla première.

L’effet de ces deux volées à demi-portée defusil fut terrible. Plus de soixante hommes, tant des grenadiers ducorps que du régiment de Moscou et des marins de la garde,restèrent sur la place ; le reste prit aussitôt la fuite parla rue Galernaïa, par le quai Anglais, par le pont d’Isaac et parla Neva, qui était gelée ; alors les chevaliers-gardeslancèrent leurs chevaux et se mirent à la poursuite des rebelles, àl’exception d’un seul homme, qui laissa le régiment s’éloigner, etqui, mettant pied à terre et laissant aller son cheval àl’aventure, s’avança vers le comte Orloff. Arrivé près de lui, ildétacha son sabre et le lui présenta.

– Que faites-vous, comte ? demanda legénéral étonné, et pourquoi venez-vous me remettre votre sabre aulieu de nous en servir contre les rebelles ?

– Parce que j’étais de la conspiration,Monseigneur, et que comme tôt ou tard je serais dénoncé et pris,j’aime mieux me dénoncer moi-même.

– Assurez-vous du comte AlexisVaninkoff : dit le général en s’adressant à deux cuirassiers,et conduisez-le à la forteresse.

L’ordre fut aussitôt exécuté. Je vis le comtetraverser le pont de la Moïka, et disparaître à l’angle del’ambassade de France.

Alors je pensai à Louise, dont j’étaismaintenant le seul ami. Je repris, au milieu du tumulte, le cheminde la Perspective, et j’arrivai chez ma pauvre compatriote sitriste et si pâle qu’elle se douta bien que je venais lui annoncerquelque malheur. Aussi, à peine m’eut-elle aperçu qu’elle vint àmoi les mains jointes.

– Qu’y a-t-il, au nom du ciel, qu’ya-t-il ? me demanda-t-elle.

– Il y a, lui répondis-je, que vous n’avezplus d’espoir que dans un miracle de Dieu ou dans la miséricorde del’Empereur.

Alors je lui racontai tout ce dont j’avais ététémoin, et je lui remis la lettre de Vaninkoff.

Comme je m’en étais douté, c’était une lettred’adieu.

Le soir même, le comte Milarodovitch mourut desa blessure ; mais, avant de mourir, il exigea que lechirurgien extirpât la balle : l’opération finie, il prit lelingot de plomb dans sa main, et voyant qu’il n’était point decalibre :

– Je suis content, dit-il, ce n’est point laballe d’un soldat.

Cinq minutes après, il rendit le derniersoupir.

Le lendemain, à neuf heures du matin,c’est-à-dire au moment où la vie commence à se réveiller dans toutela ville, et quand tout le monde ignorait encore si l’émeute de laveille était apaisée ou devait se renouveler, l’Empereur descenditsans suite et sans gardes, donnant la main à l’Impératrice ;puis, montant avec elle dans un droschki qui attendait à la portedu palais d’Hiver, il parcourut toutes les rues deSaint-Pétersbourg et passa devant toutes les casernes, s’offrant delui-même aux coups des assassins, s’il en restait encore. Maispartout il n’entendit que des cris de joie, poussés du plus loinqu’on apercevait les plumes flottantes de son chapeau ;seulement, comme pour rentrer au palais, après cette coursetéméraire qui lui avait si bien réussi, il passait par laPerspective, il vit une femme sortir de chez elle un papier à lamain et venir s’agenouiller sur sa route, de manière qu’il luifallait détourner son traîneau ou l’écraser. Arrivé à trois pasd’elle, le cocher arrêta tout court avec cette habileté proverbialedes Russes pour maîtriser leurs chevaux : alors la femme, enpleurs et sans voir, n’eut que la force d’agiter en sanglotant lepapier qu’elle tenait à la main ; peut-être l’Empereurallait-il continuer son chemin, mais l’Impératrice le regarda avecson sourire d’ange, et il prit le papier, qui ne contenait que cesparoles écrites à la hâte et mouillées encore :

« Sire,

Grâce pour le comte Vaninkoff : au nom dece que Votre Majesté a de plus cher, grâce… grâce ! »

L’Empereur chercha en vain la signature ;il n’y en avait pas. Alors il se retourna vers la femmeinconnue.

– Êtes-vous sa sœur ? demanda-t-il.

La suppliante secoua la tête tristement.

– Êtes-vous sa femme ?

La suppliante fit signe que non.

– Mais enfin qui donc êtes-vous ? demandal’Empereur avec un léger mouvement d’impatience.

– Hélas ! hélas ! s’écria Louise enretrouvant sa voix, dans sept mois, Sire, je serai la mère de sonenfant.

– Pauvre petite ! dit l’Empereur ;et faisant signe au cocher, il repartit au galop, emportant lasupplique, mais sans laisser à la pauvre éplorée d’autre espéranceque les deux mots de pitié qui étaient tombés de ses lèvres.

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