Le Maître d’armes

Chapitre 1

 

J’étais encore dans l’âge des illusions, jepossédais une somme de quatre mille francs, qui me paraissait untrésor inépuisable, et j’avais entendu parler de la Russie commed’un véritable Eldorado pour tout artiste un peu supérieur dans sonart : or, comme je ne manquais pas de confiance en moi-même,je me décidai à partir pour Saint-Pétersbourg.

Cette résolution une fois prise fut bientôtexécutée : j’étais garçon, je ne laissais rien derrière moi,pas même des dettes ; je n’eus donc à prendre que quelqueslettres de recommandation et mon passeport, ce qui ne fut pas long,et huit jours après m’être décidé au départ, j’étais sur la routede Bruxelles.

J’avais choisi la voie de terre, d’abord parceque je comptais donner quelques assauts dans les villes où jepasserais et défrayer ainsi le voyage par le voyage même ;ensuite parce que, enthousiaste de notre gloire, je désiraisvisiter quelques-uns de ces beaux champs de bataille, où je croyaisque, comme au tombeau de Virgile, les lauriers devaient poussertout seuls.

Je m’arrêtai deux jours dans la capitale de laBelgique ; le premier jour j’y donnai un assaut, et le secondjour j’eus un duel. Comme je me tirai assez heureusement de l’un etde l’autre, on me fit, pour rester dans la ville, des propositionsfort acceptables, que cependant je n’acceptai point : j’étaispoussé en avant.

Néanmoins, je m’arrêtai un jour à Liège ;j’avais là, aux archives de la ville, un ancien écolier près duquelje ne voulais pas passer sans lui faire ma visite. Il demeurait ruePierreuse : de la terrasse de sa maison, et en faisantconnaissance avec le vin du Rhin, je pus donc voir la ville sedérouler sous mes pieds, depuis le village d’Herstal, où naquitPépin, jusqu’au château de Ranioule, d’où Godefroy partit pour laTerre Sainte. Cet examen ne se fit pas sans que mon écolier meracontât, sur tous ces vieux bâtiments, cinq ou six légendes pluscurieuses les unes que les autres ; une des plus tragiquesest, sans contredit, celle qui a pour titre le Banquet deVarfusée,et pour sujet le meurtre du bourgmestre SébastienLaruelle, dont une des rues de la ville porte encore aujourd’hui lenom.

J’avais dit à mon écolier, au moment de monterdans la diligence d’Aix-la-Chapelle, mon projet de descendre auxvilles célèbres et de m’arrêter aux champs de bataille fameux, maisil avait ri de ma prétention et m’avait appris qu’en Prusse, on nes’arrête pas où on veut, mais où veut le conducteur, et qu’une foisenfermé dans sa caisse, on est à son entière disposition. En effet,de Cologne à Dresde, où mon intention bien positive était de restertrois jours, on ne nous tira de notre cage qu’aux heures des repas,et juste le temps de nous laisser prendre la nourriture strictementnécessaire à notre existence. Au bout de trois jours de cetteincarcération, contre laquelle au reste personne ne murmura tantelle est convenue dans les États de Sa Majesté Frédéric-Guillaume,nous arrivâmes à Dresde.

C’est à Dresde que Napoléon fit, au momentd’entrer en Russie, cette grande halte de 1812, où il convoqua unempereur, trois rois et un vice-roi ; quant aux princessouverains, ils étaient si pressés à la porte de la tente impérialequ’ils se confondaient avec les aides de camp et les officiersd’ordonnance ; le roi de Prusse fit antichambre troisjours.

Pèlerin pieux de notre gloire comme de nosrevers depuis Vilna[1], j’avaissuivi à cheval la même route que Napoléon avait faite douze ansauparavant, traversant le Niémen, m’arrêtant à Posen, à Vilna, àOstrovno et Vitebsk, recueillant toutes les traditions que les bonsLituaniens avaient conservées de son passage. J’aurais bien encorevoulu voir Smolensk et Moscou, mais cette route me forçait à fairedeux cents lieues de plus, et cela m’était impossible. Après êtreresté un jour à Vitebsk et avoir visité le château où avaitséjourné quinze jours Napoléon, je fis venir des chevaux et une deces petites voitures dont se servent les courriers russes et qu’onappelle des pérékladnoï parce qu’on en change à chaqueposte. J’y jetai mon portemanteau et j’eus bientôt derrière moiVitebsk, emporté par mes trois chevaux, dont l’un, celui du milieu,trottait la tête haute, tandis que ceux de droite et de gauchegalopaient, hennissant et la tête basse, comme s’ils eussent vouludévorer la terre.

Au reste, je ne faisais que quitter unsouvenir pour un autre. Cette fois, je suivais la route queCatherine avait prise dans son voyage en Tauride.

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