Le Maître d’armes

Chapitre 21

 

Il fut décidé que Louise partirait lelendemain pour Moscou, où elle devait laisser son enfant entre lesmains de la comtesse Vaninkoff et de ses filles. J’obtins de moncôté d’accompagner Louise jusqu’à cette seconde capitale de laRussie, que je désirais visiter depuis longtemps. Louise donnal’ordre à Ivan de se procurer une voiture pour le lendemain à huitheures du matin.

La voiture fut prête à heure fixe. Je jetai uncoup d’œil sur l’équipage et j’en remarquai avec surprise laconstruction à la fois solide et légère ; je reconnus dans uncoin du panneau la marque des écuries impériales. Ivan avait usé dudroit que lui donnait l’ordre de l’Empereur, et il avait pris cequ’il avait trouvé de mieux dans les voitures de suite.

Louise ne se fit pas attendre. Elle étaitradieuse. La veille, elle était décidée à faire la route sansaucune ressource et à pied s’il le fallait ; aujourd’hui, elleaccomplissait ce projet avec toutes les facilités du luxe et sousla protection de l’Empereur. La voiture était toute garnie defourrures, car quoiqu’il ne fût point encore tombé de neige, l’airétait déjà froid, surtout la nuit. Nous nous établîmes, Louise etmoi dans la voiture ; Ivan se mit avec le postillon sur lesiège et nous partîmes comme le vent.

Quand on n’a pas voyagé en Russie, on ne peutavoir aucune idée de la vitesse. Il y a sept cent vingt-septverstes, environ cent quatre-vingt-dix lieues de France, deSaint-Pétersbourg à Moscou, et on les franchit, pour peu que l’onpaye bien les postillons, en quarante heures. Or expliquons ce quec’est que bien payer les postillons en Russie.

Le prix de chaque cheval est de cinq centimespar quart de lieue. Ce qui fait à peu près sept à huit sous deFrance par poste. Voilà pour les maîtres des chevaux, et de cepoint nous n’avions pas même à nous occuper, nous voyagions auxfrais de l’Empereur.

Quant au postillon, son pourboire, qui n’estpas dû, est laissé à la générosité du voyageur ; quatre-vingtskopecks par station de vingt-cinq à trente verstes, c’est-à-direpour une distance de six à sept lieues, lui paraissent une somme simagnifique, qu’il ne manque pas de crier de loin en arrivant aurelais : « Alerte ! alerte ! j’amène desaigles ! », ce qui veut dire qu’il faut aller avec larapidité de l’oiseau dont il emprunte le nom pour désigner lesplendide voyageur. Si au contraire, il est mécontent, et si ceuxqu’il conduit ne lui donnent que peu de chose ou rien, il annonceavec une grimace expressive, et en arrivant au petit trot devant laposte, qu’il ne conduit que des corbeaux.

Quoique nous fussions, on le devine bien,rangés dans la classe des aigles, notre voiture, grâce à laprévoyance d’Ivan, était si solide qu’il ne nous arriva aucunaccident, et le même soir nous arrivâmes à Novgorod, la vieille etpuissante ville qui avait pris pour devise le proverbe russe :« Nul ne peut résister aux dieux et à la grandeNovgorod ! »

Novgorod, autrefois le berceau de la monarchierusse, et dont les soixante églises suffisaient à peine à samagnifique population, est aujourd’hui, avec ses muraillesdémantelées, une espèce de ruine aux rues désertes, et se dressesur le chemin, comme l’ombre d’une capitale morte, entreSaint-Pétersbourg et Moscou, ces deux capitales modernes.

Nous nous arrêtâmes à Novgorod pour y souperseulement, puis nous repartîmes aussitôt. De temps en temps, surnotre route, nous trouvions de grands feux et autour, dix ou douzehommes à longues barbes et un convoi de chariots rangé sur l’un desdeux côtés de la route. Ces hommes, ce sont les rouliers du paysqui, à défaut de villages et par conséquent d’auberges, campent surle revers du chemin, dorment dans leurs manteaux, et le lendemainse remettent en route aussi dispos et aussi joyeux que s’ilsavaient passé la nuit dans le meilleur lit du monde. Pendant leursommeil, leurs chevaux dételés broutent dans la forêt ou paissentdans la plaine ; le jour venu, les rouliers les sifflent, etles chevaux reviennent se ranger d’eux-mêmes chacun à sa place.

Nous nous réveillâmes, le lendemain, au milieude ce que l’on appelle la Suisse russe. C’est, parmi ces steppeséternelles ou ces sombres et immenses forêts de sapins, une contréedélicieusement entrecoupée de lacs, de vallées et de montagnes.Valdaï, située à quatre-vingt-dix lieues à peu près deSaint-Pétersbourg, est le centre et la capitale de cette Helvétieseptentrionale. À peine notre voiture y fut-elle arrivée, que nousnous trouvâmes environnés d’une multitude de marchandes decroquets, qui me rappelèrent les marchandes de plaisirsparisiennes. Seulement, au lieu du petit nombre d’industriellesprivilégiées qui exploitent les abords des Tuileries, à Valdaï, onest assailli par une armée de jeunes filles en jupons courts que jesoupçonne fort de joindre un commerce illicite et caché au commerceostensible qu’elles exercent.

Après Valdaï vient Torchok, célèbre par soncommerce de maroquin brodé, dont on fait des bottes du matin d’uneélégance charmante et des pantoufles de femmes d’un goût et d’uncaprice délicieux. Puis se présente Tver, chef-lieu de gouvernementoù, sur un pont de six cents pieds de long, on traverse la Volga.Ce fleuve, au cours gigantesque, prend sa source au lac Seigneur etva se jeter dans la mer Caspienne, après avoir traversé la Russiedans toute sa largeur, c’est-à-dire sur un espace de près de septcents lieues. À vingt-cinq verstes de cette dernière ville, la nuitnous reprit et, quand le jour arriva, nous étions en vue des dômesbrillants et des clochers dorés de Moscou.

Cette vue me causa une impression profonde.J’avais devant les yeux le grand tombeau où la France était venueensevelir sa fortune. Je frissonnai malgré moi, et il me semblaitque l’ombre de Napoléon allait m’apparaître et me raconter sadéfaite avec des larmes de sang.

En entrant dans la ville, j’y cherchai partoutles traces de notre passage en 1812 et j’en reconnus quelques-unes.De temps en temps, de vastes décombres, mornes preuves dudévouement sauvage de Rostopchine, s’offraient à notre vue, toutnoircis encore par les flammes. J’étais tout prêt à arrêter lavoiture, et avant de descendre à l’hôtel, avant d’aller nulle part,à demander le chemin du Kremlin, impatient de visiter le châteausombre auquel les Russes firent un matin, avec la ville entière,une ceinture de feu ; mais je n’étais pas seul. Je remis mavisite à plus tard, et je laissai Ivan nous conduire ; il nousfit traverser une partie de la ville, et nous nous arrêtâmes à laporte d’une hôtellerie tenue par un Français près du pont desMaréchaux. Le hasard nous avait fait descendre près de l’hôtelqu’habitait la comtesse Vaninkoff.

Louise était très fatiguée du voyage, pendantlequel elle n’avait cessé de porter son enfant entre sesbras ; mais quoique j’insistasse pour qu’elle se reposâtd’abord, elle commença par écrire à la comtesse pour lui annoncerson arrivée à Moscou et lui demander la permission de se présenterchez.

Dix minutes après, et comme je venais de meretirer dans ma chambre, une voiture s’arrêta à la porte. Cettevoiture amenait la comtesse et ses filles, qui n’avaient pas vouluattendre la visite de Louise et qui accouraient la chercher. Eneffet, elles connaissaient le dévouement de ce noble cœur, et ellesne voulaient pas que, pendant le peu de temps qu’elle resterait àMoscou, celle qu’elles appelaient leur fille et leur sœur demeurâtautre part que chez elles.

Louise tira les rideaux du lit et leur montrason enfant qui était endormi et, avant même qu’elle eût dit que sonintention était de leur laisser, les deux sœurs s’en étaientemparées et le présentaient aux baisers de leur mère.

Mon tour vint. On sut que j’avais accompagnéLouise et que j’étais le maître d’armes du comte Alexis ;alors les trois femmes voulaient me voir. Louise me fit prévenirque l’on me demandait.

Comme on le devine, je fus accablé dequestions. J’avais vécu assez longtemps dans l’intimité du comtepour pouvoir satisfaire à toutes les demandes, et je l’avais tropaimé pour me lasser de parler de lui. Il en résulta que les pauvresfemmes furent si enchantées de moi, qu’elles voulaient absolumentque j’accompagnasse Louise chez elles ; mais je refusai.D’ailleurs, à part l’indiscrétion qu’il y eût eu à accepter,j’étais beaucoup plus libre à l’hôtel ; et, comme je necomptais pas rester à Moscou après le départ de Louise, je voulaismettre à profit, pour visiter la ville sainte, le peu de temps quej’avais à y passer.

Louise raconta son entrevue avec l’Empereur,ainsi que tout ce qu’il avait fait pour elle, et la comtesse pleuraà ce récit, autant de joie que de reconnaissance ; car elleespérait que l’Empereur ne serait pas généreux à demi, etcommuerait l’exil perpétuel en un exil à temps comme il avait déjàcommué la peine de mort en exil.

À mon défaut, la comtesse voulait au moinsoffrir l’hospitalité à Ivan ; mais je le réclamai dansl’intention où j’étais d’en faire mon cicérone ; Ivan avaitfait la campagne de 1812 ; il avait battu en retraite depuisle Niémen jusqu’à Vladimir, et nous avait poursuivis depuisVladimir jusqu’au-delà de la Bérésina. On comprend qu’il m’étaittrop précieux pour que je m’en séparasse. Louise et son enfantmontèrent donc en voiture avec la comtesse Vaninkoff et ses filles,et moi je restai à l’hôtel avec Ivan, mais après avoir promistoutefois d’aller dîner le jour même chez la comtesse.

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