Le Maître d’armes

Chapitre 24

 

À partir de ce moment, tout alla bien, carnous nous trouvions dans ces vastes plaines de la Sibérie quis’étendent jusqu’à la mer Glaciale, sans qu’on rencontre une seulemontagne qui mérite le nom de colline. Grâce à l’ordre dont Ivanétait porteur, les meilleurs chevaux étaient pour nous ; puisla nuit, de peur d’accidents pareils à ceux dont nous avions failliêtre victimes, des escortes de dix ou douze hommes armés decarabines ou de lances nous accompagnaient galopant aux deux côtésde notre traîneau. Nous traversâmes ainsi Ekaterinbourg sans nousarrêter à ses magnifiques magasins de pierreries qui la fontétinceler comme une ville magique, et qui nous semblaient d’autantplus fabuleux que nous sortions d’un désert de neige où, pendanttrois jours, nous n’avions pas trouvé l’abri d’une chaumière, puisTioumen, où commence véritablement la Sibérie ; enfin nousentrâmes dans la vallée du Tobol et, sept jours après être sortisdes terribles monts Ourals, nous entrions à la nuit tombante dansla capitale de la Sibérie.

Nous étions écrasés de fatigue, et cependantLouise, soutenue par le sentiment de son amour qui croissait àmesure qu’elle se rapprochait de celui qui en était l’objet, nevoulut s’arrêter que le temps de prendre un bain. Vers les deuxheures du matin, nous repartîmes pour Koslovo, petite ville situéesur l’Irtych, et qui avait été fixée pour résidence à une vingtainede prisonniers au nombre desquels, comme nous l’avons dit, setrouvait le comte Alexis.

Nous descendîmes chez le capitaine commandantle village et là, comme partout, l’ordre de l’Empereur fit soneffet. Nous nous informâmes du comte ; il était toujours àKoslovo, et sa santé était aussi bonne qu’on pouvait le désirer. Ilétait convenu avec Louise que je me présenterais d’abord à lui,afin de le prévenir qu’elle était arrivée. Je demandai enconséquence, pour le voir, au gouverneur une permission qui me futaccordée sans difficulté. Comme je ne savais pas où résidait lecomte et que je ne parlais pas la langue du pays, on me donna unCosaque pour me conduire.

Nous arrivâmes dans un quartier du villagefermé par de hautes palissades, dont toutes les issues étaientgardées par des sentinelles, et qui se composait d’une vingtaine demaisons à peu près. Le Cosaque s’arrêta à l’une d’elles et me fitsigne que c’était là. Je frappai avec un battement de cœur étrangeà cette porte, et j’entendis la voix d’Alexis qui répondait :« Entrez. » J’ouvris la porte, et je le trouvai couchétout habillé sur son lit, un bras pendant et un livre tombé près delui.

Je restai sur le seuil, le regardant et luitendant les bras, tandis que lui se soulevait étonné, hésitant à mereconnaître.

– Eh bien ! oui, c’est moi, luidis-je.

– Comment ! vous ! vous !

Et il bondit de son lit et me jeta les brasautour du cou ; puis reculant avec une espèce deterreur :

– Grand Dieu ! s’écria-t-il, et vousaussi seriez-vous exilé et serais-je assez malheureux pour êtrecause ?…

– Rassurez-vous, lui dis-je, je viens ici enamateur.

Il sourit amèrement.

– En amateur au fond de la Sibérie, à neufcents lieues de Saint-Pétersbourg ! Expliquez-moi cela… ouplutôt… avant tout… pouvez-vous me donner des nouvelles deLouise ?

– D’excellentes et de toutes fraîches, je laquitte.

– Vous la quittez ! vous la quittez il ya un mois ?

– Il y a cinq minutes.

– Mon Dieu ! s’écria Alexis en pâlissant,que me dites-vous là ?

– La vérité.

– Louise ?…

– Est ici.

– Ô saint cœur de femme ! murmura-t-il enlevant les mains au ciel, tandis que deux grosses larmes roulaientsur ses joues. Puis, après un instant de silence, pendant lequel ilparaissait remercier Dieu :

– Mais où est-elle ? demanda-t-il.

– Chez le gouverneur, répondis-je.

– Courons alors.

Puis s’arrêtant :

– Je suis fou ! reprit-il ; j’oublieque je suis parqué et que je ne puis sortir de mon parc sans lapermission du brigadier. Mon cher ami, ajouta-t-il, allez chercherLouise, que je la voie, que je la serre dans mes bras ou plutôtrestez, cet homme ira. Pendant ce temps, nous parlerons d’elle.

Et il dit quelques mots au Cosaque, qui sortitpour s’acquitter de sa commission. Pendant ce temps, je racontai àAlexis tout ce qui s’était passé depuis son arrestation : larésolution de Louise, comment elle avait tout vendu, de quellefaçon cette somme lui avait été volée, son entrevue avecl’Empereur, la bonté de celui-ci pour elle, notre départ deSaint-Pétersbourg, notre arrivée à Moscou, de quelle façon nous yavions été reçus par sa mère et par ses sœurs qui s’étaientchargées de son enfant ; puis notre départ, nos fatigues, nosdangers ; le passage terrible à travers les monts Ourals,enfin notre arrivée à Tobolsk et à Koslovo. Le comte écouta cerécit comme on fait d’une fable, me prenant de temps en temps lesmains et me regardant en face pour s’assurer que c’était bien moiqui lui parlais et qui étais là devant lui ; puis, avecimpatience il se levait, allait à la porte et, ne voyant personnevenir, il se rasseyait, me demandant de nouveaux détails que je neme lassais pas plus de répéter que lui d’entendre. Enfin la portes’ouvrit, et le Cosaque reparut seul.

– Eh bien ? lui demanda le comte enpâlissant.

– Le gouverneur a répondu que vous deviezconnaître la défense faite aux prisonniers.

– Laquelle ?

– Celle de recevoir des femmes. Le comte passala main sur son front, et retomba assis sur son fauteuil. Jecommençai à craindre moi-même, et je regardais le comte, dont levisage trahissait tous les sentiments violents qui se heurtaientdans son âme. Au bout d’un moment de silence, il se retourna versle Cosaque.

– Pourrais-je parler au brigadier ?dit-il.

– Il était chez le gouverneur en même tempsque moi.

– Veuillez l’attendre à sa porte et le prierde ma part d’avoir la bonté de passer chez moi.

Le Cosaque s’inclina et sortit.

– Ces gens obéissent cependant, dis-je aucomte.

– Oui, par habitude, répondit celui-ci ensouriant. Mais comprenez-vous quelque chose de pareil et de plusterrible ? elle est là, à cent pas de moi ; elle a faitneuf cents lieues pour me rejoindre, et je ne puis lavoir !

– Mais sans doute, lui dis-je, c’est quelqueerreur, quelque consigne mal interprétée, on reviendra là-dessus.Alexis sourit d’un air de doute.

– Eh bien ! alors, nous nous adresseronsà l’Empereur.

– Oui, et la réponse arrivera dans troismois ; et pendant ce temps… Vous ne savez pas ce que c’est quece pays, mon Dieu !

Il y avait dans les yeux du comte un désespoirqui m’effraya.

– Eh bien ! s’il le faut, repris-je ensouriant, pendant ces trois mois je vous tiendrai compagnie ;nous parlerons d’elle, cela vous fera prendre patience : puis,d’ailleurs, le gouverneur se laissera toucher, ou bien il fermerales yeux.

Alexis me regarda en souriant à son tour.

– Ici, voyez-vous, me dit-il, il ne fautcompter sur rien de tout cela. Ici, tout est de glace comme le sol.S’il y a un ordre, l’ordre sera exécuté, et je ne la verraipas.

En ce moment le brigadier entra.

– Monsieur ! s’écria Alexis en s’élançantau-devant de lui, une femme, par un dévouement héroïque, sublime, aquitté Saint-Pétersbourg pour me rejoindre ; elle arrive, elleest ici, après mille dangers courus ; et cet homme me dit queje ne puis la voir… il se trompe sans doute ?

– Non, Monsieur, répondit froidement lebrigadier ; vous savez bien que les prisonniers ne peuventcommuniquer avec aucune femme.

– Et cependant, Monsieur, le princeTroubetskoï a obtenu la permission qu’on me refuse ; est-ceparce qu’il est prince ?

– Non, Monsieur, répondit le brigadier :c’est parce que la princesse est sa femme.

– Et si Louise était ma femme, s’écria lecomte, on ne s’opposerait donc point à ce que je larevisse ?

– Aucunement, Monsieur.

– Oh ! s’écria le comte comme soulagéd’un grand fardeau. Puis après un instant :

– Monsieur, dit-il au brigadier, voulez-vousbien permettre au pope de me venir parler ?

– Il va être prévenu dans un instant, dit lebrigadier.

– Et vous, mon ami, continua le comte en meserrant les mains, après avoir servi de compagnon et de défenseur àLouise, voudrez-vous bien lui servir de témoin et depère ?

Je lui jetai les bras autour du cou et jel’embrassai en pleurant ; je ne pouvais prononcer une seuleparole.

– Allez retrouver Louise, reprit le comte, etdites-lui que nous nous reverrons demain.

En effet, le lendemain, à dix heures du matin,Louise, conduite par moi et par le gouverneur, et le comte Alexis,suivi du prince Troubetskoï et de tous les autres exilés, entraientchacun par une porte de la petite église de Koslovo, venaients’agenouiller en silence devant l’autel, et là échangeaient entreeux leur premier mot.

C’était le oui solennel qui les liait à jamaisl’un à l’autre. L’Empereur, par une lettre particulière adressée augouverneur, et que lui avait remise Ivan à notre insu, avaitordonné que le comte ne reverrait Louise qu’à titre de femme.

Le comte, comme on le voit, avait étéau-devant des désirs de l’Empereur.

En revenant à Saint-Pétersbourg, je trouvaides lettres qui me rappelaient impérieusement en France.

C’était au mois de février : la mer parconséquent était fermée, mais le traînage étant parfaitementétabli, je n’hésitai point à partir par cette voie.

Je me décidai d’autant plus facilement àquitter la ville de Pierre le Grand que, quoique malgré mon absencesans congé l’Empereur eût eu la bonté de ne point me faireremplacer à mon corps, j’avais perdu par la conspiration même unepartie de mes élèves, et que je ne pouvais m’empêcher de regretterces pauvres jeunes gens, si coupables qu’ils fussent.

Je repris donc la route que j’avais suivie envenant, il y avait dix-huit mois, et je traversai de nouveau, maiscette fois sur un vaste tapis de neige, la vieille Moscovie et unepartie de la Pologne.

Je venais d’entrer dans les États de SaMajesté le roi de Prusse, lorsqu’en mettant le nez hors de montraîneau j’aperçus, à mon grand étonnement, un homme d’unecinquantaine d’années, grand, mince, sec, portant habit, gilet etculotte noirs, chaussé d’escarpins à boucles, coiffé d’un claque,serrant sous son bras gauche une pochette et faisant voltiger de samain droite un archet, comme il eût fait d’une badine. Le costumeme paraissait si étrange et le lieu si singulier pour se promenersur la neige par un froid de vingt-cinq à trente degrés que,croyant d’ailleurs m’apercevoir que l’inconnu me faisait dessignes, je m’arrêtai pour l’attendre. À peine me vit-il à l’ancrequ’il allongea le pas, mais toujours sans précipitation et avec unecertaine dignité toute pleine de grâce. À mesure qu’il serapprochait, je croyais reconnaître le pauvre diable : bientôtil fut assez près de moi pour que je n’eusse plus de doute. C’étaitmon compatriote que j’avais rencontré à pied sur la grande route,en entrant à Saint-Pétersbourg, et que je rencontrais dans le mêmeéquipage, mais dans des circonstances bien autrement graves.Lorsqu’il fut à deux pas de mon traîneau, il s’arrêta, ramena sespieds à la troisième position, passa son archet sous les cordes deson violon, et prenant avec trois doigts le haut de sonclaque :

– Monsieur, me dit-il en me saluant danstoutes les règles de l’art chorégraphique, sans indiscrétion,pourrais-je vous demander dans quelle partie du monde je metrouve ?

– Monsieur, lui répondis-je, vous vous trouvezun peu au-delà du Niémen, à quelque trentaine de lieues deKoenisberg ; vous avez à votre gauche Friedland et à votredroite la Baltique.

– Ah ! ah ! fit mon interlocuteurvisiblement satisfait de ma réponse qui lui arrivait en terrecivilisée.

– Mais, à mon tour, Monsieur, continuai-je,sans indiscrétion, pouvez-vous me dire comment il se fait que vousvous trouviez dans cet équipage, à pied, en bas de soie noire, leclaque en tête et le violon sous le bras, à trente lieues de toutehabitation, et par un froid pareil ?

– Oui, c’est original, n’est-ce pas ?Voilà l’affaire. Vous m’assurez que je suis hors de l’empire de SaMajesté le tsar de toutes les Russies ?

– Vous êtes sur les terres du roiFrédéric-Guillaume.

– Eh bien ! il faut vous dire, Monsieur,que j’avais le malheur de donner des leçons de danse à presque tousles malheureux jeunes gens qui avaient l’infamie de conspirercontre la vie de Sa Majesté. Comme j’allais, pour exercer mon art,régulièrement des uns chez les autres, ces imprudents mechargeaient de lettres criminelles, que je remettais, Monsieur, jevous en donne ma parole d’honneur, avec la même innocence que sic’eut été tout simplement des invitations de dîner ou de bal :la conspiration éclata, comme vous le savez peut-être.

Je fis signe de la tête que oui.

– On sut, je ne sais comment, le rôle que j’yavais joué, si bien, Monsieur, que je fus mis en prison. Le casétait grave, car j’étais complice de non-révélation. Il est vraique je ne savais rien et que, par conséquent, vous comprenez, je nepouvais rien révéler. Ceci est palpable, n’est-ce pas ?

Je fis signe de la tête que j’étaisparfaitement de son avis.

– Eh bien ! tant il y a, Monsieur, qu’aumoment où je m’attendais à être pendu, on m’a mis dans un traîneaufermé, où j’étais fort bien du reste, mais d’où je ne sortais quedeux fois par jour pour mes besoins naturels, tels que déjeuner,dîner.

Je fis signe de la tête que je comprenais fortbien.

– Bref, Monsieur, il y a un quart d’heure quele traîneau, après m’avoir déposé dans cette plaine, est reparti augalop, oui, Monsieur, au galop, sans me rien dire, ce qui n’est paspoli, mais aussi sans me demander de pourboire, ce qui est fortgalant. Enfin je me croyais à Tobolsk, par-delà les monts Ourals.Monsieur, vous connaissez Tobolsk ?

Je fis signe de la tête que oui.

– Eh ! point du tout, je suis en payscatholique, luthérien, veux-je dire ; car vous n’ignorez pas,Monsieur, que les Prussiens suivent le dogme de Luther ?

Je fis signe de la tête que ma science allaitjusque-là.

– Si bien, Monsieur, qu’il ne me reste plusqu’à vous demander pardon de vous avoir dérangé, et à m’informerauprès de vous quels sont les moyens de transport de ce bienheureuxpays.

– De quel côté allez-vous, Monsieur ?

– Monsieur, je désire aller en France. On m’alaissé mon argent, Monsieur ; je vous dis cela, parce que vousn’avez pas l’air d’un voleur. On m’a laissé mon argent, dis-je, etcomme je n’ai qu’une petite fortune, douze cents livres de rentes àpeu près, Monsieur, il n’y a pas de quoi rouler carrosse, mais,avec de l’économie, on peut vivre de cela. Donc, je voudraisretourner en France pour manger tranquillement mes douze centslivres loin de toutes les vicissitudes humaines et caché à l’œildes gouvernements. C’est donc pour la France, Monsieur, c’est doncpour rentrer dans ma patrie, que je vous demanderai quels sont, àvotre connaissance, les moyens de transport les moins… les moinsdispendieux.

– Ma foi, mon cher vestris, lui dis-je enchangeant de ton car je commençais à prendre pitié du pauvre diablequi, tout en conservant son sourire et sa position chorégraphique,commençait à trembler de tous ses membres, en fait de moyens detransport, j’en ai un bien simple et bien facile, si vousvoulez.

– Lequel, Monsieur ?

– Et moi aussi je retourne en France, dans mapatrie. Montez avec moi dans mon traîneau, et je vous déposerai, enarrivant à Paris, sur le boulevard Bonne-Nouvelle, comme je vous aidéposé, en arrivant à Saint-Pétersbourg, à l’hôteld’Angleterre.

– Comment ! c’est vous, mon cher monsieurGrisier[8] ?

– Moi-même, pour vous servir ; mais neperdons pas de temps. Vous êtes pressé, et moi aussi : voilàla moitié de mes fourrures. Là, bien, réchauffez-vous.

– Le fait est que je commençais à merefroidir. Ah !…

– Mettez votre violon quelque part. Il y a dela place.

– Non, merci ; si vous le permettez, jele porterai sous mon bras.

– Comme vous voudrez. Postillon, enroute !

Et nous repartîmes au galop. Neuf jours après,heure pour heure, je déposais mon compagnon de voyage en face dupassage de l’Opéra. Je ne l’ai jamais revu depuis.

Quant à moi, comme je n’avais pas eu l’espritde faire ma fortune, je continuai de donner des leçons. Dieu a bénimon art, et j’ai force élèves dont pas un seul n’a été tué enduel.

Ce qui est le plus grand bonheur que puisseespérer un maître d’armes.

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