Le Maître d’armes

Chapitre 23

 

Les augures n’étaient pas heureux ;néanmoins il était trop tard pour reculer. C’était Georges qui, àson tour, nous pressait, les voitures étaient rangées à la file àla porte de l’auberge ; Georges était en tête de la caravane,au milieu de laquelle était notre télègue attelé detroïka,c’est-à-dire avec trois chevaux ; nous ymontâmes. Ivan s’installa avec le postillon sur un banc adapté à laplace du siège, qui avait disparu dans la métamorphose de notreéquipage et, à un coup de sifflet prolongé, nous nous mîmes enroute.

Nous étions déjà à une douzaine de verstes duvillage lorsque le jour parut : devant nous, comme si nouspouvions les toucher de la main, étaient les monts Ourals, où nousallions nous engager ; mais, avant d’aller plus loin, Georgesprit hauteur, comme eût pu faire un capitaine de vaisseau, etreconnut au gisement des arbres que nous étions bien sur la route.Nous continuâmes donc, en prenant des précautions pour ne pas nousécarter, et nous arrivâmes, en moins d’une heure, au versantoccidental. Là, il fut reconnu que la pente était trop rapide, etla neige encore trop peu consolidée pour que chacune des voiturespût monter avec les huit chevaux qui la conduisaient. Georgesdécida que deux voitures seulement monteraient à la fois, et qu’onattellerait à ces deux voitures tous les chevaux de lacaravane ; puis, ces deux voitures arrivées, les chevauxredescendraient pour en aller prendre deux autres, ainsi de suite,jusqu’à ce que les dix équipages qui composaient notre caravaneeussent rejoint le premier. Deux chevaux étaient réservés pour êtreattelés en arbalète à notre traîneau. On voit que nos compagnons devoyage nous traitaient en frères, et cependant tout cela se faisaitsans que nous eussions eu besoin d’exhiber une seule fois l’ordrede l’Empereur.

Ici les dispositions changèrent. Comme notreéquipage était le plus léger, nous passâmes du centre à latête ; deux hommes nous précédèrent, armés de longues piquespour sonder le terrain. Georges prit notre premier cheval par labride ; deux hommes nous suivirent, entamant avec leur hachela neige derrière le traîneau, afin de laisser, aux endroits oùavaient passé les roues, les traces qui pussent être suivies parune seconde, puis par une troisième voiture. Je me plaçai entre letraîneau et le précipice, enchanté de trouver cette occasion demarcher un peu à pied, et nous commençâmes l’ascension, suivis pardeux voitures.

Au bout d’une heure et demie de montée sansaccident, nous arrivâmes à une espèce de plateau couronné dequelques arbres. L’endroit parut favorable pour la halte. Ilrestait huit autres voitures qui devaient monter deux par deuxcomme les premières : c’était donc l’affaire de huit heuressans compter le temps que les chevaux mettraient àredescendre ; nous pouvions donc à peine espérer d’être réunistous avant la nuit.

Tous les voituriers, moins deux restés en baspour la garde des bagages, étaient montés avec nous afin d’examinerle terrain, et tous avaient reconnu que nous étions dans lavéritable route. Comme il n’y avait qu’à suivre les traces faites,ils redescendirent avec les chevaux : quatre des leursrestèrent avec Georges, Ivan et moi, pour bâtir une baraque.

Louise était dans le traîneau, tout enveloppéede fourrures, et n’ayant rien à craindre du froid ; nous l’ylaissâmes attendre tranquillement qu’il fût temps d’en sortir, etnous nous mîmes à abattre à grands coups de hache les arbres quinous environnaient, moins quatre destinés à être les piliersangulaires de l’édifice. Alors, autant pour nous réchauffer quepour nous faire un abri, nous nous mîmes à bâtir une cabane qui, aubout d’une heure, grâce à la merveilleuse dextérité de nosarchitectes improvisés, se trouva construite. Aussitôt on creusa laneige intérieurement jusqu’à ce qu’on trouvât le sol ; aveccette neige, on calfeutra les dehors de la cabane, puis avec lesbranches inutiles, on alluma un grand feu, dont la fumée s’échappa,comme d’habitude, par l’ouverture pratiquée au milieu du toit. Lacabane était achevée, Louise était descendue et assise devant lefoyer ; la poule, plumée et pendue par les pattes à uneficelle, tournait symétriquement tantôt à droite, tantôt à gauche,lorsque le second convoi arriva.

À cinq heures du soir, toutes les voituresétaient rangées sur le plateau, et les chevaux dételés mangeaientleur paille de maïs : quant aux hommes, ils faisaient bouillirdans une grande marmite une espèce de polentaqui, avec lelard cru dont ils frottèrent leur pain et la bouteille d’eau-de-vieque nous leur abandonnâmes, forma tout leur souper.

Le repas achevé, nous nous casâmes du mieuxque nous pûmes ; les voituriers voulaient nous laisser lacabane et dormir en plein air, au milieu de leurs chevaux, maisnous exigeâmes positivement qu’ils profitassent de l’abri qu’ilsavaient construit ; seulement il fut convenu que l’un d’euxresterait en sentinelle, armé de ma carabine, de peur des loups etdes ours, et que d’heure en heure cette sentinelle seraitrelevée ; c’est en vain que nous fîmes, Ivan et moi, de vivesinstances pour ne point être exemptés de notre tour de garde.

Comme on le voit, notre position jusque-làétait très tolérable ; aussi, nous endormîmes-nous sans tropsouffrir du froid, grâce aux fourrures dont nous avait pourvus enabondance la comtesse Vaninkoff Nous étions au milieu de notremeilleur sommeil, lorsque nous fûmes réveillés par un coup decarabine.

Je bondis sur mes pieds et, prenant unpistolet de chaque main, je m’élançai vers la porte ainsiqu’Ivan ; quant aux voituriers, ils se contentèrent desoulever la tête en demandant ce que c’était, et il y en eut mêmedeux ou trois qui ne se réveillèrent pas du tout.

C’était Georges qui venait de faire feu sur unours : attiré par la curiosité, l’animal s’était approché àune vingtaine de pas de la cabane, puis arrivé là, et pour mieuxvoir sans doute ce qui se passait chez nous, il s’était dressé surses pattes de derrière : alors Georges avait profité de laposition et lui avait envoyé une balle ; il rechargeaittranquillement sa carabine, de peur de surprise, lorsque j’arrivaiprès de lui. Je lui demandai s’il croyait l’avoir touché, il merépondit qu’il en était sûr.

Du moment où ceux qui avaient demandé ce quec’était eurent appris qu’il était question d’un ours, leur apathiefit place au désir de poursuivre l’animal ; mais commeeffectivement l’ours était blessé, ce qu’il était facile dereconnaître aux larges traces de sang laissées sur la neige,Georges seul y avait des droits ; en conséquence son fils, quiétait un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, nommé David,lui demanda la permission de suivre la trace et, cette permissionaccordée, il s’éloigna dans la direction du sang ; je lerappelai pour lui offrir ma carabine, mais il me fit signe qu’ilavait son couteau et sa hache, et que ces deux armes luisuffisaient.

Je le suivis des yeux jusqu’à la distance decinquante pas à peu près, et je le vis descendre dans un ravin,s’enfonçant dans l’obscurité, où il marcha courbé pour ne pointperdre de vue les vestiges sanglants. Les voituriers rentrèrentdans la cabane ; Georges continua sa faction qui n’était pasachevée, et comme j’étais réveillé de manière à ne pas me rendormirde quelque temps, je demeurai près de lui. Au bout d’un instant, ilme sembla entendre, vers la direction dans laquelle avait disparule fils de Georges, un rugissement sourd : le père l’entenditaussi car, sans me dire rien, il me saisit le bras et me le serraavec force. Au bout de quelques secondes, un nouveau rugissement sefit entendre et je sentis les doigts de fer de Georges se crisperencore davantage ; puis il y eut un silence de cinq minutes àpeu près, qui durent paraître cinq siècles au pauvre père ;enfin au bout de cinq minutes, un cri humain retentit. Georgesrespira bruyamment, lâcha mon bras, et se tournant de moncôté :

– Nous aurons un meilleur dîner demainqu’aujourd’hui dit-il ; l’ours est mort.

– Oh ! mon Dieu, Georges, murmura unevoix douce derrière nous, comment avez-vous permis à votre fils depoursuivre seul et presque sans armes un pareil animal ?

– Sauf votre respect, ma jolie dame, ditGeorges avec un sourire d’orgueil, les ours, cela nousconnaît ; j’en ai pour mon compte tué plus de cinquante dansma vie, et je n’ai jamais attrapé à cette chasse que quelqueségratignures qui ne valent pas la peine d’en parler. Pourquoiarriverait-il plutôt malheur à mon fils qu’à moi ?

– Cependant, lui dis-je, vous n’avez pastoujours été aussi tranquille que dans ce moment, témoin mon brasque j’ai cru que vous alliez me briser.

– Ah ! me dit Georges, c’est que j’avaisreconnu au rugissement de l’ours que lui et mon enfant se battaientcorps à corps. C’est une faiblesse, c’est vrai, Excellence ;mais que voulez-vous, un père est toujours père.

En ce moment, le chasseur reparut à l’endroitmême où je l’avais perdu de vue car, pour revenir ainsi que pouraller, il avait suivi la trace du sang. Comme s’il voulait nousdonner la preuve que sa faiblesse était passée, Georges s’abstintde faire même un pas au-devant de David, et j’allai seul à larencontre du jeune homme.

Il rapportait les quatre pattes de l’animal,c’est-à-dire la partie qui passe pour la plus friande, et cesquatre pattes nous étaient destinées. Quant au reste, il n’avait pule rapporter : l’ours était énorme et pesait au moins cinqcents.

À cette nouvelle, les dormeurs se réveillèrenttous jusqu’au dernier, et ce fut à qui s’offrirait pour allerchercher les quartiers de l’ours. Pendant ce temps, David ôtait sapeau de mouton et découvrait son épaule ; il avait reçu de sonterrible antagoniste un coup de griffe qui lui avait mis l’ospresque à découvert. Cependant il avait perdu peu de sang, le sangayant gelé presque aussitôt. Louise voulut laver la plaie avec del’eau tiède et la bander avec son mouchoir, mais le blessé secouala tête et répondit que c’était déjà sec ; puis il remit sapeau de mouton par-dessus, après avoir frotté, pour tout remède,son épaule avec un morceau de lard. Cependant son père lui défenditde quitter la cabane et les six voituriers désignés par Georgespour aller chercher les quartiers de l’ours partirent seuls.

La faction de Georges étant finie, il vints’asseoir près de son fils, et un autre le remplaça. J’entendisalors que le jeune homme racontait au vieillard tous les détails ducombat. Pendant ce récit, les yeux de Georges brillaient comme descharbons. Lorsqu’il eut fini, Louise offrit au blessé quelques-unesde nos fourrures pour s’envelopper, mais il refusa, posa sa têtesur l’épaule du vieillard et s’endormit.

Nous étions si fatigués que nous ne tardâmespoint à en faire autant, et nous nous réveillâmes sur les cinqheures du matin, sans qu’aucun autre accident eût troublé notresommeil.

Nos guides avaient déjà attelé la moitié denos voitures et notre traîneau. Comme la montée était beaucoupmoins rapide que la veille, ils espéraient cette fois n’avoir àfaire que deux voyages. Georges prit, comme il l’avait déjà fait,la bride de notre premier cheval et conduisit la caravane ;son fils et un autre voiturier marchaient devant avec leurs longueslances pour sonder le terrain. Vers midi, nous arrivâmes au pointle plus haut, non pas de la montagne, mais du passage. Il étaittemps de faire halte, si nous voulons que le reste des voitures pûtnous rejoindre avant la nuit. Nous regardâmes tout autour de nouspour voir si nous ne trouverions pas, comme la veille, quelquesbouquets de bois ; mais, aussi loin que la vue pouvaits’étendre, la montagne était nue : il fut donc convenu que lesecond convoi rapporterait une charge de bois suffisante, nonseulement pour préparer le souper, mais encore pour faire du feutoute la nuit.

Quant à nous, nous étions désespérés den’avoir pas eu cette idée tout d’abord, et nous étions en traind’établir tant bien que mal, avec quatre piques enfoncées en terreet la toile qui recouvrait une des voitures, une espèce de tente,lorsque nous vîmes revenir le fils de Georges avec deux chevaux quiarrivaient au grand trot, tout chargés de bois. Ces braves gensavaient pensé à nous et, prévoyant que sans feu nous trouverions letemps long, il nous envoyaient des combustibles. La tente étaitfinie ; nous grattâmes la neige comme d’habitude ; lefils de Georges creusa dans la terre un trou carré d’un pied à peuprès de profondeur, alluma un premier fagot sur ce trou ;lorsque le fagot fut brûlé, il remplit à moitié le trou de braiseardente, posa dessus deux des pattes de l’ours qu’il avait tué laveille, les recouvrit de charbons allumés comme il aurait pu fairede pommes de terre ou de châtaignes, puis il plaça sur cette espècede four de campagne un second fagot qui, au bout de deux heures, nefut plus qu’un amas de cendres et de braises.

Cependant, tout en soignant les préparatifs dusouper, notre cuisinier allait souvent à l’ouverture de notre tenteinterroger le temps ; en effet, le ciel se couvrait de nuages,et un morne silence régnait dans l’atmosphère, indiquant quelquechangement pour la nuit ; or tout changement dans notresituation ne pouvait que nous être préjudiciable. Aussi lorsque lesecond convoi arriva, les voituriers se réunirent-ils en conseil,examinant le ciel et tenant la main au vent afin de savoir s’il sefixait enfin quelque part ; le résultat fut sans doute assezpeu satisfaisant, car ils vinrent s’asseoir tristement près du feu.Comme je ne voulais point paraître devant Louise partager cetteinquiétude, je chargeai Ivan de s’informer de ce qu’ilscraignaient ; Ivan revint un instant après me dire que letemps tournait à neige : ils craignaient donc pour lelendemain, outre les tempêtes et les avalanches, de ne pouvoirsuivre exactement leur chemin, et comme la route pendant toute ladescente était bordée de précipices, la moindre déviation pouvaitdevenir mortelle. C’était justement le péril que jeredoutais : aussi la nouvelle me trouva-t-elle toutpréparé.

Quelque inquiétude qu’eussent nos compagnonsde voyage, la faim ne perdait cependant point ses droits :aussi, à peine installés autour du brasier, se mirent-ils à couperdes effilés de l’ours qu’ils étendirent sur les charbons. Quant ànous, on nous réservait un mets plus délicat, c’étaient les pattescuites à l’étouffée ; aussi, lorsque celui qui s’étaitconstitué notre cuisinier jugea qu’elles étaient à point, il écartaavec précaution les braises qui les enveloppaient et les tira l’uneaprès l’autre du brasier.

Cette fois encore, je l’avoue, l’impressionfut peu flatteuse ; les pattes avaient démesurément grossi, etprésentaient une masse informe et assez peu attrayante. Après lesavoir posées toutes fumantes sur un tronc de sapin que sescompagnons avaient scié la veille et avaient apporté pour nousfaire une espèce de table, notre cuisinier commença, avec soncouteau, à enlever la croûte qui les recouvrait.

Malheureusement, quand le repas fut prêt, lavue faillit me faire perdre l’appétit qu’avait excitél’odorat : en effet, dépouillées ainsi de leur peau, lespattes de l’ours faisaient l’effet de deux mains de géant. Jerestai donc, au grand étonnement des spectateurs, un instantindécis, attiré par l’odeur, repoussé par la forme, et assezdésireux d’avoir un dégustateur du mets tant vanté. Je me tournaidonc vers Ivan qui convoitait ce rôti avec une gourmandise trèsvisible, et lui fis signe d’y goûter ; il ne se le fit pasdire deux fois, et il entama une des deux pattes ; comme iln’y avait à se tromper à sa satisfaction évidente, j’en fis autantque lui et, à la première bouchée, je fus forcé de convenir qu’Ivanavait pleinement raison.

Quant à Louise, nos exemples ni nos prières nepurent rien sur elle ; elle se contenta de manger un peu depain et de jambon rôti et, ne voulant pas boire d’eau-de-vie, ellese désaltéra avec de la neige.

Sur ces entrefaites, la nuit était venue etl’obscurité toujours croissante indiquait que le temps se chargeaitde plus en plus ; les chevaux se serraient les uns contre lesautres avec une espèce d’inquiétude instinctive, et de temps entemps, il passait des rafales de vent qui eussent emporté notretente, si nos prévoyants compagnons n’eussent pris soin del’adosser à un rocher ; nous n’en fîmes pas moins nosdispositions pour dormir, si la chose nous était possible. Comme latente n’offrait point un abri suffisant pour une femme, Louiserentra dans son traîneau, dont je fermai l’ouverture avec la peaude l’ours tué la veille, et je revins m’installer sous la tente quenos voituriers nous avaient abandonnée, prétendant qu’ils seraienttrès bien sous leurs canots. Il n’y eut que le fils de Georges qui,sur l’ordre de son père, et souffrant encore de sa blessure de laveille, se décida à rester notre camarade de chambrée. Quant auxautres, ils se placèrent, comme ils l’avaient dit, sous leursvoitures, à l’exception de Georges qui, méprisant ce sybaritisme,se coucha tout bonnement à terre, enveloppé de ses peaux de moutonet la tête sur un rocher ; un des voituriers resta, comme laveille, en sentinelle à la porte de la tente.

Comme je rentrais après avoir visité toutesces dispositions, je vis que c’était un grand amas de branchesplacé au milieu de la route, et auquel on commençait à mettre lefeu. Ce second foyer, qui ne devait chauffer personne, devaitservir à écarter les loups qui, attirés par l’odeur de notre rôti,ne manqueraient pas de venir rôder autour de nous. La sentinelleétait chargée d’entretenir le feu de notre tente et le feu de laroute.

Nous nous enveloppâmes dans nos pelisses, etnous attendîmes, sinon avec tranquillité, du moins avecrésignation, les deux ennemis qui nous menaçaient, la neige et lesloups. L’attente ne fut pas longue, et une demi-heure ne s’étaitpoint écoulée que je vis tomber l’une et que j’entendis dans lelointain les hurlements des autres. Cependant, j’étais si fatiguéque, lorsque je vis, au bout d’une vingtaine de minutes, que ceshurlements ne se rapprochaient point, je m’endormisprofondément.

Je ne sais pas depuis combien de temps j’étaisplongé dans ce sommeil, lorsque je sentis tomber sur moi une lourdemasse. Je me réveillai en sursaut ; j’étendis instinctivementles bras, mais je rencontrai un obstacle ; je voulus crier,mais ma voix se perdit, étouffée. Dans le premier moment,j’ignorais complètement où j’étais ; puis, en rassemblant mesidées, je crus que la montagne s’était écroulée sur nous, et jeredoublai d’efforts. J’étendis la main vers mon compagnond’infortune qui me saisit le bras et me tira à lui ; je cédaià l’impulsion, et je me trouvai la tête dehors. La toile de notretente, surchargée de neige, s’était abattue sur nous et nous avaitenveloppés comme dans un panneau ; mais le fils de Georges,tandis que je cherchais une issue impossible à trouver, l’avaitéventrée avec son poignard et, me saisissant d’une main et Ivan del’autre, il nous faisait sortir avec lui par l’ouverture qu’ils’était frayée.

Il n’y avait point de sommeil à espérerpendant tout le reste de la nuit ; la neige tombait à floconssi pressés que nos voitures avaient entièrement disparu sous lacouche qui les recouvrait, et semblaient des monticules adhérents àla montagne. Quant à Georges, une légère élévation du terrainindiquait seule l’endroit où il était couché. Nous nous assîmes,les pieds au feu et le dos au vent, et nous attendîmes le jour.

Vers les six heures du matin, la neigecessa ; et cependant, malgré l’approche du jour, le ciel restaterne et lourd. Au premier rayon qui parut vers l’orient, nousappelâmes Georges, qui passa aussitôt sa tête à travers sacouverture de neige. Mais sa peau de mouton était prise dans laneige solide et le retenait comme cloué au sol. Il lui fallut faireun effort violent, à l’aide duquel il entra en possession delui-même. Aussitôt, et à son tour, il appela les autresvoituriers.

Alors nous les vîmes, les uns après lesautres, passer leurs têtes à travers le rideau de neige qui avaitfait du dessous de chaque voiture une espèce d’alcôve fermée. Leurpremier regard se dirigea vers l’orient. Un jour pâle et triste yluttait avec la nuit, et il semblait que c’était la nuit qui dûtremporter la victoire ; l’aspect était inquiétant car,aussitôt, ils se réunirent en conseil pour savoir ce qu’il fallaitfaire.

En effet, toute la nuit la neige était tombée,et à chaque pas que l’on faisait dans cette couche nouvelle, on yenfonçait jusqu’aux genoux. Tout chemin avait donc disparu, et lesrafales de vent, qui avaient passé si violentes toute la nuit,avaient dû combler les ravins qu’il devenait ainsi impossibled’éviter. D’un autre côté, nous ne pouvions rester à la même place,manquant de tout, sans feu, sans provisions, sans abri. Quant àretourner sur nos pas, cette résolution présentait tout autant dedanger que d’aller en avant ; d’ailleurs, cette opinionfût-elle celle de nos compagnons, nous étions bien résolus à ne pasl’adopter.

Au milieu de toutes ces discussions, Louisevenait de sortir la tête de son traîneau et m’avait appelé ;comme les autres voitures, il était complètement enseveli sous laneige, de sorte qu’au premier aspect, elle avait jugé la positionet deviné ce qui se passait. Je la trouvai ferme et calme, commetoujours, et décidée à aller en avant.

Pendant ce temps, la discussion continuaitentre nos voituriers et je voyais, au geste rapide et à la paroleanimée de Georges, qu’il soutenait une opinion qu’il avait peine àfaire adopter. En effet, Georges voulait aller en avant, et lesautres voulaient attendre. Georges disait que la neige pouvaitcontinuer de tomber ainsi pendant un jour ou deux, et rester, commecela arrive quelquefois, une semaine et même plus sans prendreaucune consistance. Alors la caravane tout entière ne pourrait plusavancer ni reculer, et serait ensevelie vivante ; aucontraire, en continuant la marche le jour même, et tandis qu’iln’y avait encore que deux pieds de neige nouvelle, on pourrait lelendemain matin arriver à un village qui se trouve au bas duversant oriental, à une quinzaine de lieues d’Ekaterinbourg.

Cet avis, il faut bien le dire, quoiqu’il fûtcelui auquel d’avance je m’étais sympathiquement réuni, présentaitbien des dangers. Le vent continuait à souffler avecviolence ; les chasse-neige et les avalanches sont d’ailleursfréquents dans ces montagnes. Aussi une forte opposition semanifestât-elle contre l’opinion de Georges et, au bout de quelquetemps, elle dégénéra en révolte complète. Comme l’autorité dont ilétait investi n’était qu’une concession volontaire, ceux qui la luiavaient donnée pouvaient la lui retirer, et effectivement, ilsvenaient de lui dire de continuer la route avec son fils et savoiture s’il voulait, lorsque Ivan, après être venu prendre monavis et celui de Louise, plein de confiance comme nous dansl’expérience du vieux guide, s’avança et ordonna de mettre leschevaux aux équipages. Cet ordre excita d’abord l’étonnement, puisdes murmures ; mais alors Ivan tira un papier de sa poche et,le déployant :

– Ordre de l’Empereur, dit-il. Aucun desvoituriers ne savait lire, mais tous connaissaient le cachetimpérial. Sans s’informer comment Ivan était porteur de cet ordre,sans scruter s’ils devaient y être soumis, ils coururent auxchevaux qui, réunis en un seul groupe, se pressaient les uns contreles autres comme un troupeau de moutons et, au bout de dix minutes,la caravane se trouva prête à partir. Le fils de Georges prit lesdevants pour sonder le terrain ; Georges et sa voiture seplacèrent en tête de notre colonne.

Notre traîneau suivait immédiatement, de sorteque, si l’équipage de Georges enfonçait dans quelque ravin, nouspourrions, nous, avec notre voiture légère, l’éviter facilement.Les autres venaient sur une seule ligne, car cette fois nouspouvions marcher tous ensemble. Ainsi que je l’ai dit, nous étionsarrivés au plateau le plus élevé de la montagne, et nous n’avionsplus qu’à redescendre.

Au bout d’un instant, nous entendîmes un cri,et nous vîmes s’enfoncer notre guide. Nous courûmes à l’endroit oùil avait disparu : nous trouvâmes un trou d’une quinzaine depieds de profondeur, au fond duquel la neige s’agitait, puis unemain qui passait encore. En ce moment, le pauvre père accourut,tenant une longue corde à la main, afin qu’on la lui attachâtautour du corps et qu’il pût s’élancer après son fils avec quelqueespoir de le sauver. Mais un voiturier se présenta en disant qu’onavait besoin que Georges se conservât pour conduire la caravane, etque c’était à lui de descendre. On lui passa la corde sous lesaisselles ; Louise lui tendit sa bourse, qu’il mit dans sapoche en faisant un signe de tête, et sans s’informer de ce qu’il yavait dedans ; nous prîmes à six ou huit la corde, que nouslaissâmes filer rapidement, de sorte qu’il arriva au moment où lamain commençait à disparaître. Alors, saisissant le malheureux parle poignet, en même temps que nous le tirions en haut, il parvint àl’enlever de la couche de neige où il était enseveli et le prittout évanoui dans ses bras ; aussitôt nous redoublâmesd’efforts, et en un instant, l’un et l’autre furent replacés sur unterrain solide.

David était évanoui, ce fut de lui que Georgess’occupa d’abord. L’évanouissement venait évidemment dufroid ; Georges fit donc avaler au malade quelques gouttesd’eau-de-vie qui le ranimèrent ; puis on l’étendît sur unefourrure, on le déshabilla, on le frotta de neige par tout lecorps, jusqu’à ce que la peau fût d’un rouge de sang, et alors,comme il remuait bras et jambes et qu’il n’y avait plus de danger,David pria lui-même que l’on continuât la route, disant qu’il sesentait en état de marcher ; mais Louise n’y voulut pasconsentir ; elle le plaça près d’elle dans le télègue, et unautre voiturier le remplaça. Notre postillon monta sur un de seschevaux, je me plaçai près d’Ivan sur le siège, et nous nousremîmes en marche.

La route tournait à gauche, s’escarpant auxflancs de la montagne ; à droite s’étendait le ravin danslequel était tombé le fils de Georges, ravin dont il étaitimpossible de mesurer la profondeur. Ce qu’il y avait de mieux àfaire était donc de serrer autant que possible la paroi de rocher àlaquelle, sans aucun doute, était adossé le chemin.

Cette manœuvre nous réussit, et nous marchâmesainsi deux heures à peu près sans accident. Pendant ces deuxheures, la descente était sensible, quoiqu’elle ne fût pointrapide ; nous étions alors arrivés à un bouquet d’arbrespareil à celui sous lequel nous nous étions arrêtés pendant lapremière nuit. Personne de nous n’avait mangé encore ; nousrésolûmes de nous arrêter une heure pour laisser reposer leschevaux, déjeuner et faire du feu.

Ce fut sans doute par une prévision toutemiséricordieuse que Dieu plaça au milieu des neiges ces boisrésineux si prompts à s’enflammer ; aussi, n’eûmes-nous besoinque d’abattre un sapin et de secouer la neige qui pendait enfranges à ses branches pour nous faire un foyer splendide autourduquel, en un instant, nous fûmes tous groupés, et dont la chaleuracheva de remettre David. J’ambitionnais fort une troisième patted’ours, mais nous n’avions pas le temps de préparer le fourneaunécessaire à sa cuisson ; je fus donc forcé de me contenterd’une tranche rôtie sur les charbons, tranche, au reste, que jetrouvai excellente. Nous ne mangeâmes que la viande ; le painétait trop précieux : il ne nous en restait plus que quelqueslivres.

Cette halte, si courte qu’elle fût, avait faitgrand bien à tout le monde, et hommes et animaux étaient prêts àrepartir avec un nouveau courage, quand on s’aperçut que les rouesne tournaient plus : pendant notre station, une épaisse couchede glace avait emprisonné les moyeux, et il fallut la briser àcoups de marteau pour que les roues pussent faire leur office.Cette opération nous prit encore au moins une demi-heure ; ilétait près de midi lorsque nous nous remîmes en route.

Nous marchâmes trois heures sans accident, desorte que nous devions avoir fait, depuis notre premier départ,près de sept lieues, lorsque nous entendîmes comme un craquementsuivi d’un bruit pareil à celui que ferait un coup de sonnetterépété d’écho en écho : en même temps nous sentîmes passercomme un tourbillon de vent, et nous vîmes l’air obscurci d’unepoussière de neige. À ce bruit, Georges arrêta court savoiture : « Une avalanche ! » cria-t-il, etchacun resta muet, immobile et attendant. Puis, au bout d’uninstant, le bruit cessa, l’air s’éclaircit, et la rafale, comme unetrombe, continua son chemin, balayant la neige et renversant deuxsapins qui croissaient sur un roc à cinq cents pas au-dessous denous. Tous les voituriers poussèrent un cri de joie : car, sinous eussions été d’une demi-verste plus avancés seulement, nousétions enlevés dans l’ouragan ou engloutis par l’avalanche ;en effet, à une demi-verste d’où nous étions, nous trouvâmes lechemin encombré par la neige.

Ce n’était pas, à vrai dire, un spectacleimprévu car, dès que la trombe avait été aperçue, Georges m’avaitmanifesté la crainte qu’elle ne nous laissât cette trace de sonpassage. Nous n’en essayâmes pas moins, comme cette neige étaitlégère et friable, de percer au travers, et nous poussâmes leschevaux dessus ; mais les chevaux reculèrent comme si on leslançait sur un mur ; nous les piquâmes avec nos lances pourles forcer d’avancer, ils se cabrèrent tout debout, puisretombèrent les pieds de devant dans cette neige qui, leur entrantdans les yeux et dans les naseaux, les rendit furieux et les fitreculer. Il était inutile d’essayer de forcer le passage ; ilfallait faire une trouée.

Trois rouliers montèrent sur la plus haute desvoitures et un quatrième se hissa sur leurs épaules, afin dedominer l’obstacle. L’éboulement pouvait avoir une vingtaine depieds d’épaisseur ; le mal était donc moins grand qu’onn’aurait pu le croire d’abord : il y avait, en nous y mettanttous, pour deux ou trois heures de travail.

Le ciel était si couvert que, quoiqu’il fût àpeine quatre heures de l’après-midi, la nuit venait déjà, rapide etmenaçante. Cette fois, nous n’avions pas même le temps de nousconstruire le frêle abri d’une tente, et de plus, nous n’avionsaucun moyen de nous procurer du feu, puisque, aussi loin que la vuepouvait s’étendre, nous n’apercevions aucun arbre. Nous nousarrêtâmes donc à l’instant même ; nous rangeâmes nos chariotsen un arc dont l’éboulement faisait la corde et, dans cedemi-cercle, nous enfermâmes les chevaux et le télègue. Toutes cesprécautions étaient prises contre les loups qu’il n’était pluspossible, vu le manque de feu, de tenir à distance. À peineavions-nous fait ces dispositions que nous nous trouvâmes dansl’obscurité complète.

Il n’y avait guère moyen de songer àsouper ; cependant, nos rouliers mangèrent chacun un morceaude l’ours, paraissant trouver cette viande aussi bonne crue quecuite. Quant à moi, quelle que fût la faim que j’éprouvais, je nepus surmonter le dégoût que m’inspirait cette chair crue : jeme contentai donc de partager un pain avec Louise, puis j’offris madernière bouteille d’eau-de-vie ; mais Georges refusa au nomde tous ses camarades, disant qu’il fallait la conserver pour lestravailleurs.

Alors Louise, avec sa présence d’espritordinaire, me rappela qu’il y avait à notre berline de poste deuxlanternes que j’avais bien recommandé à Ivan de mettre dans latélègue. Je les en tirai aussitôt, et les trouvai toutes garnies deleurs bougies.

Ivan fit part à nos compagnons du trésor quenous venions de découvrir, il fut reçu avec des cris de joie. Cen’était pas un foyer qui pût écarter de nous les animaux de proie,mais c’était une lumière à l’aide de laquelle au moins nouspourrions être prévenus de leur approche. Les deux lanternes furentplacées au bout de deux perches enfoncées solidement dans laneige ; puis on alluma, et nous vîmes avec satisfaction queleur lueur, toute pâle qu’elle était, suffisait, grâce à l’éclat dela neige, pour éclairer dans une circonférence d’une cinquantainede pas les alentours de notre camp.

Nous étions dix hommes en tout ; deux seplacèrent en sentinelles sur les chariots, huit se mirent àtravailler pour percer l’éboulement. Depuis deux heures del’après-midi, le froid avait repris toute sa force, de sorte que laneige présentait déjà assez de solidité pour qu’on pût y creuser unpassage, quoiqu’elle ne fût pas assez compacte pour rendre cettebesogne aussi fatigante qu’elle l’eût été deux jours plus tard.J’avais préféré être du nombre des travailleurs, car j’avais penséque, forcé de me donner un mouvement continuel, je souffriraismoins du froid.

Pendant trois ou quatre heures, noustravaillâmes assez tranquillement et ce fut alors que moneau-de-vie, si heureusement ménagée par Georges, fit merveille.Mais, sur les onze heures du soir, un hurlement si prolongé et siproche se fit entendre, que nous nous arrêtâmes tous ; en mêmetemps, nous entendîmes la voix du vieux Georges que nous avionsplacé en sentinelle et qui nous appelait. Nous laissâmes notretravail aux trois quarts achevé et nous courûmes aux chariots, surlesquels nous montâmes. Il y avait déjà plus d’une heure qu’unedouzaine de loups étaient en vue ; mais, maintenus par lalumière de nos lanternes, ils n’osaient approcher et on les voyaitrôdant comme des ombres sur la limite de cette lumière, rentrantdans l’obscurité, puis reparaissant, puis disparaissant encore.Enfin, l’un d’eux s’était approché si près, et Georges, à sonhurlement, avait tellement bien compris qu’il ne tarderait pas às’approcher davantage encore, qu’il nous avait appelés.

J’avoue qu’au premier moment, je fusmédiocrement rassuré en voyant ces animaux monstrueux qui meparaissaient le double au moins de ceux d’Europe. Je n’en fis pasmoins bonne contenance, m’assurant que ma carabine, que je tenais àla main, et que mes pistolets, que j’avais à ma ceinture, étaientbien amorcés. Tout était en bon ordre et cependant, malgré lefroid, je sentis une sueur tiède me passer sur le visage.

Nos huit chariots, comme je l’ai dit,formaient l’enceinte demi-circulaire où étaient enfermés noschevaux, le télègue et Louise ; cette enceinte était protégéed’un côté par la paroi de la montagne, tranchée perpendiculairementà plus de quatre-vingts pieds, et de l’autre par l’éboulement, quifaisait sur nos derrières comme une espèce de rempart naturel.Quant à la ligne des chariots, elle était garnie comme les créneauxd’une ville assiégée ; chaque homme avait sa pique, sa hacheet son couteau, et Ivan et moi nous avions chacun une carabine etune paire de pistolets.

Nous restâmes ainsi pendant une demi-heure àpeu près, occupés des deux côtés à mesurer nos forces. Les loups,comme je l’ai dit, faisaient quelquefois des pointes dans lalumière comme pour s’enhardir, et cependant avec hésitation. Cettetactique de leur part avait cela de maladroit qu’elle nousfamiliarisait avec le danger ; quant à moi, une espèce defièvre avait succédé à ma crainte première, et j’étais impatient decette situation, qui était depuis longtemps déjà le danger sansêtre encore le combat. Enfin, un des loups s’approcha si près denous que je demandai à Georges s’il ne serait pas convenable de luienvoyer une balle pour le faire repentir de sa témérité.

– Oui, me dit-il, si vous êtes sûr de le tuerraide. Alors ses camarades s’amuseront à le manger, comme font leschiens dans un chenil ; il est vrai aussi, murmura-t-il entreses dents, qu’une fois qu’ils auront goûté du sang, ils serontcomme des démons.

– Ma foi, répondis-je, il me fait si beau jeuque je suis à peu près sûr de mon coup.

– Tirez donc, alors, dit Georges, car aussibien faut-il que cela finisse d’une façon ou de l’autre. Il n’avaitpas achevé que le coup de fusil était parti, et que le loup setordait sur la neige.

En même temps, et ainsi que l’avait prévuGeorges, cinq ou six loups, que nous n’apercevions que comme desombres, se précipitèrent dans le cercle de lumière, saisirent lemort, et l’entraînant avec eux, rentrèrent dans l’obscurité enmoins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

Mais, quoique les loups fussent hors de vue,leurs hurlements redoublaient tellement qu’il était visible que latroupe augmentait en nombre. En effet, c’était une espèce d’appel àla curée, et tout ce qu’il y avait de ces animaux à deux lieues àla ronde était maintenant réuni en face de nous ; enfin leshurlements cessèrent.

– Entendez-vous nos chevaux ? me ditGeorges.

– Que font-ils ?

– Ils piétinent et hennissent : cela veutdire que nous nous tenions prêts.

– Mais je croyais les loups partis : ilsne rugissent plus.

– Non, ils ont fini et ils se pourlèchent.Eh ! tenez, les voilà ; attention, les autres !

En effet, huit à dix loups qui, dansl’obscurité, nous paraissaient gros comme des ânes, entrèrent toutà coup dans le cercle de lumière qui nous entourait puis, sanshésitation, sans hurlements, fondirent droit sur nous et, au lieud’essayer de passer sous nos voitures, bondirent bravement dessuspour nous attaquer en face. Cette attaque fut rapide comme lapensée et à peine avais-je eu le temps de les apercevoir que nousen étions déjà aux prises avec eux ; cependant, soit hasard,soit qu’ils eussent vu de quel point était parti le coup de feu,aucun n’attaqua mon chariot, de sorte que je pus juger du combatmieux que si j’y eusse pris une part directe.

À ma droite, le chariot qui était défendu parGeorges était attaqué par trois loups, dont l’un, à peine à portée,fut transpercé d’un coup de pique que lui lança le vieillard, etl’autre tué d’un coup de carabine que je lui tirai ; il n’enrestait donc plus qu’un et, comme je vis Georges lever sa hache surlui, je ne m’en inquiétai pas davantage et me retournai vers lechariot de gauche sur lequel était David.

Là, la chance était moins heureuse, quoiquedeux loups seulement l’eussent attaqué ; car David, on se lerappelle, était blessé à l’épaule gauche. Il avait bien frappé undes deux loups d’un coup de pique, mais le fer n’ayant atteint, àce qu’il paraît, aucune partie vitale, le loup avait mordu et briséle bois de la pique, de sorte que David s’était trouvé un instantn’avoir qu’un bâton dans la main. Au même instant, l’autre loups’était élancé et se cramponnait aux cordages, afin d’arriverjusqu’à David. Aussitôt je passai d’un chariot à l’autre et, aumoment où David tirait son couteau, je cassai la tête de sonantagoniste d’un coup de pistolet ; quant à l’autre, il seroulait sur la neige, rugissant avec fureur et mordant, sanspouvoir l’arracher, le bois de la pique, qui sortait de six à huitpouces de sa blessure.

Pendant ce temps, Ivan faisait merveille deson côté, et j’avais entendu un coup de carabine et deux coups depistolet qui m’annonçaient que nos adversaires étaient aussi bienreçus à mon extrême gauche qu’à ma gauche et à ma droite. En effet,au bout d’un instant, quatre loups traversèrent de nouveau lalumière, mais cette fois pour fuir ; et, chose étrange !alors deux ou trois de ceux que nous croyions morts ou blessésmortellement se dressèrent sur leurs pattes ; puis, tout en setraînant et en laissant derrière eux une large trace de sang,suivirent leurs compagnons et disparurent avec eux ; si bienque, tout compte fait, il ne resta que trois ennemis sur le champde bataille.

Je me retournai vers Georges, au bas duchariot duquel deux loups étaient gisants : c’était celuiqu’il avait transpercé d’un coup de pique et celui que j’avais tuéd’un coup de carabine.

– Rechargez vite, me dit-il, ce sont devieilles connaissances dont je sais toutes les allures ;rechargez vite, nous n’en serons pas quittes à si bon marché.

– Comment ! lui dis-je en mettant àl’instant même son conseil à exécution, vous croyez que nous nesommes pas encore débarrassés d’eux ?

– Écoutez-les, répondit Georges ; lesvoilà qui s’appellent ; et puis, tenez, tenez… et il étenditla main vers l’horizon.

En effet, aux hurlements rapprochés de nousrépondaient des hurlements lointains ; de sorte qu’il étaitévident que le vieux guide avait raison, et que cette premièreattaque n’était qu’une affaire d’avant-garde.

En ce moment je me retournai, et je vis luire,pareils à deux torches ardentes, les deux yeux d’un loup qui,parvenu sur la crête de l’éboulement, plongeait de là dans notrecamp. Je le mis en joue ; mais, au moment où le coup partait,il s’élançait au milieu des chevaux et tombait cramponné à la gorgede l’un d’eux. En même temps, deux ou trois de nos compagnons selaissèrent glisser à bas des chariots ; mais aussitôt la voixdu vieux Georges retentit :

– Il n’y a qu’un loup, cria-t-il, il ne fautqu’un homme ; tous les autres à leur poste… Et vous,ajouta-t-il en s’adressant à moi, rechargez vite, et tâchez de netirer qu’à coup sûr.

Deux hommes remontèrent sur les chariots et letroisième se glissa ventre à terre et son long couteau à la mainentre les pieds des chevaux, qui trépignaient de terreur et sejetaient comme des insensés contre les voitures qui lesenfermaient. Au bout d’un instant, je vis luire une lame quidisparut aussitôt ; alors le loup lâcha le cheval, qui sedressa tout sanglant sur ses pieds de derrière, tandis qu’à terreon voyait une masse informe se rouler sans qu’on pût distinguerl’homme du loup ni le loup de l’homme : c’était quelque chosede terrible. Au bout d’un instant, l’homme se releva : nouspoussâmes un cri de joie, nous avions tous le cœur oppressé.

– David, dit le lutteur en se secouant, viensm’aider à enlever cette charogne : tant qu’elle sera dansl’enceinte, il n’y aura pas moyen de tenir les chevaux.

David descendit, traîna le loup jusqu’auchariot où était son père, et le souleva avec l’aide de soncompagnon. Georges alors le prit par les pattes de derrière, commeil eût pu faire d’un lièvre et, le tirant à lui, le jeta en dehorsdu cercle avec les deux ou trois qui étaient déjà gisants ;puis, se retournant vers le voiturier qui s’était assis à terretandis que David remontait sur sa voiture :

– Eh bien ! Nicolas, lui dit-il, neremontes-tu pas à ton poste ?

– Non, vieux Georges, non, dit le voiturier,je crois que j’ai mon compte.

– Eugène ! me cria Louise, Eugène !venez donc m’aider à panser ce pauvre homme : il perd tout sonsang. Je tendis ma carabine à Georges, je sautai à bas du chariotet je courus au blessé.

Effectivement, il avait une partie de lamâchoire emportée, et le sang coulait abondamment d’une large plaiequ’il avait au cou. Je pris une poignée de neige et je l’appliquaisur la blessure, sans savoir si je faisais bien ou mal. Le patient,saisi par le froid, jeta un cri et s’évanouit : je crus qu’ilétait mort.

– Oh mon Dieu ! s’écria Louise,pardonnez-moi, car c’est moi qui suis cause de tout cela.

– À nous, Excellence ! à nous ! criaGeorges, voilà les loups ! Je laissai le blessé aux soins deLouise, et je remontai vivement sur mon chariot.

Cette fois, je ne pus suivre aucun détail, carj’eus assez à faire pour mon propre compte sans m’occuper desautres. Nous étions attaqués par vingt loups au moins ; jedéchargeai l’un après l’autre mes deux pistolets à bout portant,puis je saisis une hache que Georges me tendait. Mes pistoletsdéchargés n’étaient plus bons à rien : je les passai dans maceinture, et je me mis à jouer de mon mieux de l’instrument dontj’étais armé.

Le combat dura près d’un quart d’heure ;pendant ce quart d’heure, quelqu’un qui eût assisté à cette lutteeût eu, certes, sous les yeux un des spectacles les plus terriblesqui se puissent voir. Enfin, au bout d’un quart d’heure, j’entendispousser sur toute notre ligne un grand cri de victoire ; jefis un dernier effort. Un loup s’était cramponné aux cordages demon chariot afin de parvenir jusqu’à moi ; je lui déchargeaiun coup terrible sur la tête, et quoique la hache glissât sur l’osdu crâne, elle lui fit une si profonde blessure à l’épaule qu’illâcha prise et retomba en arrière.

Alors, comme la première fois, nous vîmes lesloups faire retraite, repasser en hurlant dans l’espace éclairé,puis disparaître dans les ténèbres ; mais cette fois pour neplus revenir.

Chacun de nous alors jeta un regard silencieuxet morne autour de lui ; trois de nos hommes étaient plus oumoins blessés, et sept ou huit loups étaient gisants çà etlà : il était évident que, sans le moyen que nous avionstrouvé d’éclairer le champ bataille, nous eussions probablement ététous dévorés.

Le péril même que nous venions de courir nousfaisait plus vivement encore sentir la nécessité de gagner vivementla plaine. Qui pouvait prévoir les nouveaux dangers qu’amènerait laprochaine nuit, si nous étions forcés de la passer dans lamontagne ?

Nous plaçâmes donc nos blessés en sentinellessur les chariots après avoir bandé leurs plaies car, quoiqu’il fûtprobable, ainsi que l’annonçaient les hurlements de plus en pluséloignés des fuyards, que nous étions décidément débarrassés d’eux,il eût été imprudent de ne point nous tenir toujours sur nosgardes ; cette précaution prise, nous nous remîmes à creusernotre galerie.

Au point du jour, l’éboulement était percé depart en part.

Alors Georges donna l’ordre d’atteler. Quatrede nos voituriers s’occupèrent de ce soin, tandis que les quatreautres dépouillaient les loups morts, dont les fourrures, surtout àl’époque où nous étions, avaient une certaine valeur ; mais aumoment de partir, on s’aperçut que le cheval qui avait été morduétait trop grièvement blessé pour continuer la route.

Alors le voiturier auquel il appartenaitm’emprunta un de mes pistolets et, le conduisant dans un coin, illui cassa la tête.

Cette exécution faite, nous nous remîmes enroute en silence et tristement. Nicolas était toujours dans un étatpresque désespéré, et Louise, qui l’avait pris sous sa protection,l’avait fait mettre près d’elle dans le traîneau ; les autresétaient couchés sur leurs voitures ; quant à nous, nousmarchâmes à pied près des attelages.

Au bout de trois ou quatre heures de marche,pendant lesquelles les voitures faillirent vingt fois êtreprécipitées, nous arrivâmes à un petit bois que les voituriersreconnurent avec une grande joie, car il n’était distant que detrois ou quatre heures du premier village que l’on rencontre sur leversant asiatique de l’Oural : nous nous arrêtâmes donc et,comme le besoin de repos était général, Georges ordonna de fairehalte.

Chacun mit la main à l’œuvre, même lesblessés : en dix minutes les chevaux furent dételés, trois ouquatre sapins abattus, et un grand feu allumé. Cette fois encore,l’ours fit les frais du repas, mais comme nous ne manquions pas decharbon pour le faire griller, tout le monde en mangea, mêmeLouise.

Puis, comme chacun avait hâte de sortir de cesmontagnes maudites, nous nous remîmes en route aussitôt le repas denos chevaux et le nôtre terminés. Après une heure et demie demarche, nous aperçûmes au détour d’une colline plusieurs colonnesde fumée qui semblaient sortir de la terre : c’était levillage tant désiré que plus d’un d’entre nous avait cru ne jamaisatteindre, et dans lequel nous entrâmes enfin vers les quatreheures du soir.

Il n’y avait qu’une mauvaise auberge dont, entoute autre circonstance, je n’aurais pas voulu pour servir dechenil à mes chiens, et qui pourtant nous sembla un palais.

Le lendemain, en partant, nous laissâmes cinqcents roubles à Georges, en le priant de les partager entre lui etses camarades.

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