Le Maître d’armes

Chapitre 11

 

Nous retrouvâmes Saint-Pétersbourg dans lespréparatifs de deux grandes fêtes qui se suivent à quelques joursde distance : le jour de l’an et la bénédiction des eaux. Lapremière toute mondaine, la seconde toute religieuse.

Le premier jour de l’an, en vertu de lacoutume qui fait que les Russes appellent l’Empereur« père » et l’Impératrice « mère », l’Empereuret l’Impératrice reçoivent leurs enfants. Vingt-cinq mille billetssont jetés comme au hasard par les rues de Saint-Pétersbourg, etles vingt-cinq mille invités, sans distinction de rangs, sont admisle même soir au palais d’Hiver.

Quelques rumeurs sinistres avaientcouru ; on disait que la réception n’aurait pas lieu cetteannée, car des bruits d’assassinat s’étaient répandus, malgré lesilence que garde la police en Russie. C’était encore cetteconspiration inconnue qui menaçait, puis, rentrant dans l’ombre, secachait à tous les regards. Mais bientôt les craintes des curieuxse dissipèrent, l’Empereur ayant dit au grand maître de la policequ’il désirait que tout se passât comme d’habitude, quelquefacilité qu’offrît pour l’exécution d’un meurtre le domino dont,selon l’ancien usage, les hommes sont couverts dans cettesoirée.

Il y a ceci, au reste, de remarquable enRussie, qu’à part les conspirations de famille, le souverain n’arien à craindre que des grands, son double rang de pontife etd’empereur, qu’il a hérité des Césars comme leur successeuroriental, le faisant sacré pour le peuple.

Aussi était-ce parmi son aristocratie, dansson palais même et jusque dans sa propre garde qu’Alexandre,disait-on, devait trouver des assassins. On savait cela, on ledisait du moins, et cependant, parmi les mains qui se tendaientvers l’Empereur, on ne pouvait distinguer les mains amies des mainsennemies. Il n’y avait qu’à attendre et à se confier en Dieu :c’est ce que fit Alexandre.

Le jour de l’an arriva. Les billets furentdistribués comme de coutume ; j’en avais dix pour un, tant mesélèves s’étaient empressés à me faire voir cette fête nationale, siintéressante pour un étranger. À sept heures du soir, les portes dupalais d’Hiver s’ouvrirent.

Je m’étais attendu surtout, d’après les bruitsqui s’étaient répandus, à trouver les avenues du palais garnies detroupes ; aussi mon étonnement fut-il grand de ne pasapercevoir une seule baïonnette de renfort ; les sentinellesseules étaient, comme d’habitude, à leur poste ; quant àl’intérieur du palais, il était sans gardes.

On devine ce que doit être le mouvement d’unefoule qui se précipite dans un palais vaste comme lesTuileries ; et cependant, il est remarquable, àSaint-Pétersbourg, que le respect que l’on a pour l’Empereurempêche cette invasion de dégénérer en cohue bruyante. Au lieu decrier à qui mieux mieux, chacun, comme pénétré de son inférioritéet reconnaissant de la faveur qu’on lui accorde, dit à sonvoisin : « Pas de bruit, pas de bruit. »

Pendant qu’on envahit son palais, l’Empereurest dans la salle Saint-Georges où, assis près de l’Impératrice etentouré des grands-ducs et des grandes-duchesses, il reçoit tout lecorps diplomatique. Puis tout à coup, quand les salons sont pleinsde grands seigneurs et de moujiks, de princesses et de grisettes,la porte de la salle Saint-Georges s’ouvre, la musique se faitentendre, l’Empereur offre la main à la France, à l’Autriche ou àl’Espagne, représentées par leurs ambassadrices, et se montre à laporte. Alors chacun se presse, se retire ; le flot se sépareet le Tsar passe.

C’était ce moment qu’on avait choisi,disait-on, pour l’assassiner, et il faut avouer, au reste, quec’était chose facile à faire.

Les bruits qui s’étaient répandus firent queje regardai l’Empereur avec une nouvelle curiosité. Je m’attendaisà trouver ce visage triste que je lui avais vu à TsarskoïeSelo ; aussi mon étonnement fut-il extrême quand je m’aperçusqu’au contraire, jamais peut-être il n’avait été plus ouvert etplus riant. C’était, au reste, l’effet que produisait surl’empereur Alexandre toute réaction contre un grand danger, et ilavait donné de cette sérénité factice deux exemples frappants, l’unà un bal chez l’ambassadeur de France, monsieur de Caulaincourt,l’autre dans une fête à Zakret, près de Vilna.

Monsieur de Caulaincourt donnait un bal àl’Empereur, lorsqu’à minuit, c’est-à-dire lorsque les danseursétaient au grand complet, on vint lui dire que le feu était àl’hôtel. Le souvenir du bal du prince Schwartzenberg, interrompupar un accident pareil, se présenta aussitôt à l’esprit du duc deVicence, avec le souvenir de toutes les conséquences fatales qui enavaient été la suite, conséquences qui furent bien plutôt causéespar la terreur qui rendit chacun insensé, que par le dangerlui-même. Aussi le duc, voulant tout voir lui-même, plaça-t-il àchaque porte un aide de camp, avec ordre de ne laisser sortirpersonne ; et, s’approchant de l’Empereur :

– Sire, lui dit-il tout bas, le feu est àl’hôtel ; je vais voir ce que c’est par moi-même ; il estimportant que personne ne le sache avant qu’on connaisse la natureet l’étendue du danger. Mes aides de camp ont ordre de ne laissersortir personne que Votre Majesté et Leurs Altesses Impériales lesgrands-ducs et les grandes-duchesses. Si Votre Majesté veut donc seretirer, elle le peut ; seulement, je lui ferai observer qu’onne croira pas au feu tant qu’on la verra dans les salons.

– C’est bien, dit l’Empereur, allez ; jereste. Monsieur de Caulaincourt courut à l’endroit où l’incendievenait de se déclarer. Comme il l’avait prévu, le danger n’étaitpas aussi grand qu’au premier abord on aurait pu le craindre, et lefeu céda bientôt sous les efforts réunis des serviteurs de lamaison. Aussitôt l’ambassadeur remonta dans les salons et trouval’Empereur dansant une polonaise.

Monsieur de Caulaincourt et lui secontentèrent d’échanger un regard.

– Eh bien ? demanda l’Empereur après lacontredanse.

– Sire, le feu est éteint, répondit monsieurde Caulaincourt ; et tout fut dit. Le lendemain seulement, lesinvités de cette splendide fête apprirent que, pendant une heure,ils avaient dansé dans un volcan.

À Zakret, ce fut bien autre choseencore ; car l’Empereur jouait là non seulement sa vie, maisencore son empire. Au milieu de la fête, on vint lui annoncer quel’avant-garde française venait de passer le Niémen et quel’empereur Napoléon, son hôte d’Erfurt qu’il avait oubliéd’inviter, pouvait d’un moment à l’autre entrer dans la salle debal, suivi de six cent mille danseurs. Alexandre donna ses ordrestout en paraissant causer de choses indifférentes avec ses aides decamp, continua de parcourir les salles, de vanter lesilluminations, dont la lune, qui venait de se lever, était,disait-il, la plus belle pièce, et ne se retira qu’à minuit, aumoment où le souper, servi sur de petites tables, en occupant tousles convives, lui permettait de leur dérober facilement sonabsence. Nul, pendant toute la soirée, n’avait aperçu sur son frontla moindre trace d’inquiétude, de sorte que ce ne fut que parl’arrivée même des Français que l’on apprit leur présence.

Comme on le voit, l’Empereur avait retrouvé,si souffrant et si mélancolique qu’il fût à l’époque où nous sommesarrivés, c’est-à-dire au 1er janvier 1825, son ancienneénergie ; il parcourut comme d’habitude toutes les salles,conduisant l’espèce de galop que j’ai déjà dit et suivi de sa cour.Je me laissai à mon tour entraîner par le flot, qui revint à sonlancé vers les neuf heures, après avoir fait le tour du palais.

À dix heures, comme l’illumination del’Ermitage était terminée, les personnes qui avaient des billetspour le spectacle particulier furent invitées à s’y rendre.

Comme j’étais du nombre des privilégiés, je medégageai à grand-peine de la foule. Douze nègres, richementcostumés à l’orientale, se tenaient à la porte par laquelle on serend au théâtre, pour tenir la foule et vérifier lesinvitations.

J’avoue que, en entrant dans le théâtre del’Ermitage, au bout duquel était dressé, dans une longue galeriequi fait face à la salle, le souper de la cour, je crus entrer dansun palais de fée. Qu’on se figure une vaste salle toute tendue,plafonnée et lambrissée en tubes de cristal de la grosseur dessarbacanes en verre avec lesquelles les enfants envoient des boulesde mastic aux oiseaux. Tous ces tubes sont figurés, tordus,contournés dans des formes appropriées à l’endroit où ils sontposés, unis entre eux par des fils d’argent imperceptibles, etmasquant huit à dix mille lampions, dont ils reflètent et doublentla lumière. Ces lampions de couleur éclairent des paysages, desjardins, des fleurs, des bosquets d’où s’élève une musique aérienneet invisible, des cascades et des lacs qui semblent rouler desmilliers de diamants et qui, vus à travers ce voile de lumière,prennent des tons d’une poésie et d’un fantastique merveilleux.

Le posage seul de cette illumination coûtedouze mille roubles et dure deux mois.

À onze heures, la musique annonça par unefanfare l’arrivée de l’Empereur. Il entra au milieu de sa familleet suivi par la cour. Aussitôt les grands-ducs, lesgrandes-duchesses, les ambassadeurs, les ambassadrices, lesofficiers de la couronne et les dames d’honneur prirent place à latable du milieu ; le reste des invités, qui se composait desix cents convives à peu près appartenant tous à la noblessepremière, s’assit aux deux autres tables. L’Empereur seul restadebout, circulant entre les tables et s’adressant tour à tour àquelqu’un de ses convives qui, selon les règles de l’étiquette, luirépondait sans se lever.

Je ne puis dire l’effet que produisit sur lesautres assistants le coup d’œil magique de cet empereur, de cesgrands-ducs, de ces grandes-duchesses, de ces seigneurs et de cesfemmes, les uns couverts d’or et de broderies, les autresruisselantes de diamants, vus ainsi au milieu d’un palais decristal ; mais je sais que, quant à moi, je n’avais jamaiséprouvé jusqu’alors, et je n’éprouvai jamais depuis, une pareillesensation de grandeur. J’ai vu plus tard quelques-unes de nos fêtesroyales ; patriotisme à part, je dois avouer la supériorité decelle-là.

Le banquet fini, la cour quitta l’Ermitage etreprit le chemin de la salle Saint-Georges. À une heure, la musiquedonna le signal d’une seconde polonaise qui passa, comme lapremière, conduite par l’Empereur. C’étaient ses adieux à la fête,car aussitôt cette polonaise finie, il se retira.

J’avoue que je reçus la nouvelle de saretraite avec plaisir ; toute la soirée j’avais eu le cœurserré de crainte en songeant qu’une si magnifique fête pouvait,d’un moment à l’autre, être ensanglantée.

L’Empereur retiré, la foule s’écoula peu àpeu ; il faisait vingt-cinq degrés de chaleur dans le palaiset vingt degrés de froid au dehors. C’était une différence dequarante-cinq degrés. En France, nous aurions su huit jours aprèscombien de personnes étaient mortes victimes de cette brusque etviolente transition, et l’on aurait trouvé moyen de rejeter lafaute sur le souverain, sur les ministres ou sur la police, ce quieût fourni aux philanthropes de la presse une polémiquemerveilleuse. À Saint-Pétersbourg, on ne sait rien et, grâce à cesilence, les fêtes joyeuses n’ont pas de tristes lendemains.

Quant à moi, grâce à un domestique qui eut,chose rare, l’intelligence de rester où je lui avais dit dem’attendre grâce à un triple manteau de fourrures et à un traîneaubien fermé, je regagnai sans encombre le canal Catherine.

La seconde fête, qui était celle de labénédiction des eaux, empruntait encore cette année une nouvellesolennité au désastre terrible qu’avait amené avec ellel’inondation récente de la Neva. Aussi, depuis quinze jours à peuprès, les préparatifs de la cérémonie se faisaient-ils avec unepompe et une activité visiblement mêlées de cette craintereligieuse entièrement inconnue à nous autres peuples sanscroyance. Ces préparatifs consistaient dans l’érection sur la Nevad’un grand pavillon de forme circulaire, percé de huit ouvertures,décoré de quatre grands tableaux et couronné d’une croix ; ons’y rendait par une jetée établie en face de l’Ermitage et, aumilieu du plancher de glace de l’édifice, on devait percer, lematin même de la fête, une grande ouverture pour que le prêtre pûtarriver jusqu’à l’eau.

Le jour qui devait apaiser la colère du fleuvearriva enfin. Malgré le froid, qui était d’une vingtaine de degrésdès neuf heures du matin, les quais étaient garnis despectateurs ; quant au fleuve, il disparaissait entièrementsous la multitude de curieux. J’avoue que je n’osai prendre placeparmi eux, tremblant que, quelle que fût sa force et son épaisseur,la glace ne se brisât sous un pareil poids. Je me glissai donccomme je pus et, après trois quarts d’heure de travail pendantlesquels on me prévint deux fois que mon nez gelait, j’arrivaijusqu’au parapet de granit qui garnit le quai. Un vaste espacecirculaire était réservé autour du pavillon.

À onze heures et demie, l’Impératrice et lesgrandes-duchesses, en prenant place sur un des balcons vitrés dupalais, annoncèrent à la foule que le Te Deum était fini.En effet, on vit déboucher du Champ de Mars toute la gardeimpériale, c’est-à-dire quarante mille hommes à peu près, quivinrent au son de la musique militaire se ranger en bataille sur lefleuve, s’étendant sur une triple ligne depuis l’ambassadefrançaise jusqu’à la forteresse. Au même instant, la porte dupalais s’ouvrit, les bannières, les saintes images et les chantresde la chapelle parurent, précédant le clergé conduit par lepontife ; puis vinrent les pages et les drapeaux des diversrégiments de la garde portés par les sous-officiers ; puisenfin l’Empereur ayant à sa droite le grand-duc Nicolas, et à sagauche le grand-duc Michel, et suivi des grands officiers de lacouronne, des aides de camp et des généraux.

Dès que l’Empereur fut arrivé à la porte dupavillon, presque entièrement rempli par le clergé et lesporte-drapeaux, le métropolitain donna le signal et, à l’instantmême, les chants sacrés, entonnés par plus de cent voix d’hommes etd’enfants, sans aucun accompagnement instrumental, retentirent avecune telle harmonie que je ne me rappelle pas avoir jamais entendud’aussi merveilleux accents. Pendant tout le temps que dura laprière, c’est-à-dire pendant vingt minutes à peu près, l’Empereur,sans fourrures, avec l’uniforme seulement, demeura debout, immobileet la tête nue, bravant un climat plus puissant que tous lesempereurs du monde et courant un danger plus réel que s’il se fûttrouvé en face de cent bouches à feu sur le devant d’une ligne debataille. Cette imprudence religieuse était d’autant pluseffrayante pour les spectateurs enveloppés de leurs manteaux et latête couverte de leurs bonnets fourrés que, quoique jeune encore,l’Empereur était presque chauve.

Aussitôt ce second Te Deum achevé, lemétropolitain prit une croix d’argent des mains d’un enfant dechœur et, au milieu de toute la foule agenouillée, bénit à hautevoix le fleuve, en plongeant la croix par l’ouverture faite à laglace et qui permettait à l’eau de monter jusqu’à lui. Il prit unvase qu’il remplit de cette eau bénite et qu’il présenta àl’Empereur. Après cette cérémonie vint le tour des drapeaux.

Au moment où les étendards s’inclinaient àleur tour pour recevoir la bénédiction, une fusée partit dupavillon et jeta dans les airs sa blanche fumée. Au même instant,une détonation terrible se fit entendre ; c’était toutel’artillerie de la forteresse qui, avec sa voix de bronze, chantaità son tour le Te Deum.

Les salves se renouvelèrent trois fois pendantla bénédiction. À la troisième, l’Empereur se couvrit et reprit lechemin du palais. Dans ce trajet, il passa à quelques pas seulementde moi. Cette fois, il était triste comme jamais je ne l’avaisvu ; il savait qu’au milieu d’une fête religieuse il necourait aucun danger, et il était redevenu lui-même.

À peine se fut-il éloigné que le peuple, à sontour, se précipita dans le pavillon ; les uns trempant leursmains dans l’ouverture et faisant le signe de la croix avec l’eaunouvellement bénite, les autres en emportant de pleins vases, etquelques-uns même y plongeant leurs enfants tout entiers,convaincus que ce jour-là le contact du fleuve n’a rien dedangereux.

Le même jour, la même cérémonie se pratique àConstantinople ; seulement là, où l’hiver n’a point de souffleet la mer point de glaces, le patriarche monte sur une barque,jette dans l’eau bleue du Bosphore la croix sainte qu’un plongeurrattrape avant qu’elle soit perdue dans ses profondeurs.

Presque immédiatement après les cérémoniessaintes viennent les joies profanes, dont la croûte hivernale dufleuve doit encore être le théâtre ; seulement celles-là sontsubordonnées entièrement au caprice de la température. Souvent,lorsque toutes les baraques sont dressées, toutes les dispositionsfaites, que l’emplacement des courses n’attend plus que ses chevauxet que les montagnes russes n’attendent plus que leurs glisseurs,la girouette dérouillée tourne tout à coup à l’ouest ; desbouffées de vent humide arrivent du golfe de Finlande, la glacesuinte et la police intervient aussitôt, au désespoir de lapopulation de Saint-Pétersbourg, les baraques sont démolies ettransportées sur le Champ de Mars. Mais, quoique ce soit absolumentla même chose et que la foule y retrouve les mêmes amusements,n’importe, le carnaval est manqué. Le Russe est pour sa Neva commele Napolitain pour son Vésuve : s’il cesse de fumer, on craintqu’il ne soit éteint, et le lazzarone aime mieux le voir mortel quemort.

Heureusement, il n’en fut point ainsi pendantle glorieux hiver de 1825, et pas un instant il n’y eut, grâce àDieu, crainte de dégel ; aussi, tandis que quelques balsaristocratiques préludaient aux joies populaires, des baraquesnombreuses commencèrent-elles à se dresser en face de l’ambassadede France, s’étendant presque d’un quai à l’autre, c’est-à-dire surune largeur de plus de deux mille pas. Les montagnes russes nedemeurèrent point en retard et, à mon grand étonnement, me parurentbeaucoup moins élégantes que leurs imitations parisiennes :c’est tout bonnement une descente cintrée de cent pieds de hauteuret de quatre cents pieds de long, formée par des planches, surlesquelles on jette alternativement de l’eau et de la neige jusqu’àce qu’il s’y forme une croûte de glace de six pouces à peu près.Quant au traîneau, c’est tout bonnement une planche formant retourà l’une de ses extrémités. Les conducteurs vont dans la foule,tenant leur planche sous le bras et recrutant des amateurs.Lorsqu’ils ont trouvé une pratique, ils montent avec elle parl’escalier qui conduit au sommet, et qui est pratiqué sur leversant opposé à la descente ; le glisseur ou la glisseuses’assied sur le devant, les pieds appuyés au rebord ; leconducteur s’accroupit derrière et dirige son traîneau avec uneadresse d’autant plus nécessaire que les deux côtés de la montagneétant sans garde-fous, on serait précipité si la planche déviaitdans sa course. Chaque course coûte un kopeck, c’est-à-dire un peumoins de deux liards de notre monnaie.

Les autres divertissements ressemblent fort àceux de nos fêtes dans les Champs-Élysées les jours de réjouissancepublique ; ce sont des phénomènes de tous les pays, descabinets de cire, des géantes et des naines, le tout annoncé pardes musiques féroces et des bonimenteurs cosmopolites. Autant quej’en pus juger par les gestes, les parades, à l’aide desquelles ilsappelaient les chalands, avaient avec les nôtres de grandesressemblances, quoique toutes se distinguassent par des détailsparticuliers au pays. Une des plaisanteries qui me parurent avoirle plus de succès est celle que l’on fait à un bon père de famille,impatient de revoir son dernier-né, qui doit arriver le jour mêmedu village où il a été envoyé. Bientôt la nourrice paraît tenant lemarmot si complètement emmailloté qu’on n’aperçoit que le bout d’unpetit museau noir. Le père, ravi de revoir sa progéniture, quipousse force grognements, trouve que c’est tout son portrait pourle physique, et sa mère pour l’amabilité. À ce mot, la mère monteet entend le compliment ; le compliment amène une discussion,la discussion une rixe ; le marmot tiraillé des deux côtés, sedémaillote ; un ourson apparaît aux grands applaudissements dela multitude, et le père commence à s’apercevoir qu’on lui a changéson enfant en nourrice.

Pendant la dernière semaine de carnaval, desmascarades nocturnes parcourent les rues de Saint-Pétersbourg,allant de maisons en maisons intriguer, comme cela se fait dans nosvilles de province. Alors, un des déguisements les plusgénéralement adoptés est celui de Parisien. Il consiste en un habitpincé à longs pans, en un col de chemise outrageusement empesé, etqui dépasse la cravate de trois ou quatre pouces, en une perruquebouclée, en un énorme jabot et en un petit chapeau de paille ;la caricature se complète par force breloques et chaînes pendantesautour du cou et jouant à la ceinture. Malheureusement, dès que lesmasques sont reconnus, la liberté cesse, l’étiquette reprend sesdroits et le polichinelle redevient Excellence, ce qui ne laissepas d’ôter quelque piquant à l’intrigue.

Quant au peuple, comme pour se dédommagerd’avance des austérités du grand carême, il s’empresse d’avalertout ce qu’il peut en viande et en liqueurs ; mais dès que lami-nuit du dimanche au lundi gras sonne, on passe de l’orgie aujeûne, et cela avec une telle conscience que les restes du repas,interrompu au premier coup de l’horloge, sont déjà jetés aux chiensquand sonne le dernier. Alors tout change, les gestes lascifsdeviennent des signes de croix, et les bacchanales se transformenten prières. On allume des cierges devant l’image du saint patron dela maison, et les églises deviennent du jour au lendemain troppetites.

Cependant, ces fêtes, si brillantes qu’ellessoient encore aujourd’hui, sont fort dégénérées en comparaison dece qu’elles étaient autrefois. En 1740, par exemple, l’impératriceAnne Ivanovna résolut de surpasser tout ce qu’on avait faitjusqu’alors en ce genre et voulut donner une de ces fêtes comme uneimpératrice de Russie peut seule en donner. Elle fixa à cet effetles noces de son bouffon aux derniers jours du carnaval et envoyal’ordre à chaque gouverneur de lui envoyer, pour paraître à cettecérémonie, un couple de chaque espèce d’habitant de son districtdans leur costume national et avec l’équipage qui leur étaitpropre. Les ordres de l’Impératrice furent ponctuellement exécutéset, au dit jour, la puissante souveraine vit arriver une députationde cent peuples différents, dont quelques-uns lui étaient à peineconnus de nom. C’étaient les Kamtchadales et les Lapons, dans destraîneaux tirés, les uns par des chiens et les autres par desrennes. C’était le Kalmouk sur ses vaches, le Buchar sur seschameaux, l’Indien sur ses éléphants et l’Ostiak sur ses patins.Alors, et pour la première fois, se trouvèrent face à face,arrivant des extrémités de l’Empire, le roux Finnois et leCircassien aux cheveux noirs, le géant Ukrainien et le pygméeSamoyède enfin, l’ignoble Bachkir, que son voisin le Kirghizappelle Istaki, c’est-à-dire sale, et le bel habitant dela Géorgie et de l’Iaroslavl, dont les filles font l’honneur desharems de Constantinople et de Tunis.

À mesure qu’il arrivait, chaque député dechaque peuple était rangé, selon le pays qu’il habitait, sous l’unedes quatre bannières qui l’attendaient, représentant le printemps,l’été, l’automne et l’hiver puis, lorsque tous furent aurendez-vous, un matin, l’étrange cortège commença de défiler dansles rues de Saint-Pétersbourg où, pendant huit jours, cetteprocession chaque jour renouvelée n’était point encore parvenue àsatisfaire la curiosité publique.

Enfin parut le jour de la cérémonie nuptiale.Les nouveaux mariés, après avoir entendu la messe à la chapelle duchâteau, se rendirent, accompagnés de leur escorte burlesque, aupalais que leur avait fait préparer l’Impératrice, et qui étaitdigne, par sa bizarrerie, du reste de la fête. C’était un palaistout entier taillé dans la glace, long de cinquante-deux pieds etlarge de vingt, avec ses ornements extérieurs et intérieurs, avecses tables, ses chaises, ses chandeliers, ses assiettes, sesstatues et son lit nuptial transparents, ses galeries au-dessus dutoit, son fronton au-dessus de la porte, le tout peint de façon àimiter parfaitement le marbre vert, et défendu par six canons deglace, dont l’un, chargé d’une livre et demie de poudre et d’unboulet, les salua à leur arrivée et envoya son projectile percer, àsoixante-dix pas, une planche de deux pouces d’épaisseur. Mais lapièce la plus curieuse de ce palais hivernal était un éléphantcolossal, monté par un Persan armé de toutes pièces et conduit pardeux esclaves ; tantôt fontaine et tantôt fanal, il faisaitjaillir de sa trompe, le jour de l’eau, la nuit du feu ; puisde temps en temps, il poussait, grâce à huit ou dix hommes quis’introduisaient dans son corps vide par les pieds creusés, descris terribles qui étaient entendus d’un bout à l’autre deSaint-Pétersbourg.

Malheureusement, de pareilles fêtes, même enRussie, sont éphémères. Le carême renvoya les cent peuples chezeux, et le dégel fit fondre le palais. Depuis lors, on n’a rien vude pareil, et à chaque année nouvelle le carnaval semble aller ens’attristant.

Celui de 1825 fut moins gai encore que decoutume et sembla n’être que le spectre de ses joyeuxdevanciers : c’est que la mélancolie toujours croissante del’empereur Alexandre s’était répandue à la fois sur la cour, quicraignait de lui déplaire, et sur le peuple qui, sans lesconnaître, partageait ses chagrins.

Comme quelques-uns ont dit que ces chagrinsétaient des remords, racontons fidèlement ce qui les avaitcausés.

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