Le Maître d’armes

Chapitre 22

 

Plus le moment du départ de Louise approchait,plus une idée, qui s’était déjà présentée plusieurs fois à monesprit, revenait s’offrir. Je m’étais informé à Moscou desdifficultés que présente la route jusqu’à Tobolsk à cette époque del’année, et tous ceux à qui je m’étais adressé m’avaient réponduque c’était non seulement des difficultés que Louise aurait àvaincre, mais des périls réels qu’il lui faudrait surmonter. Dèslors, on le comprend bien, j’étais tourmenté de l’idée d’abandonnerainsi à son dévouement une pauvre femme, sans famille, sansparents, sans autre ami que moi enfin. La part que j’avais prise àses joies et à ses douleurs, depuis près de dix-huit mois quej’étais à Saint-Pétersbourg, la protection que, sur sarecommandation, m’avait accordée le comte Alexis, protection àlaquelle j’avais dû la place que l’Empereur avait daigném’accorder, enfin, plus que tout cela, cette voix intérieure quidicte à l’homme son devoir dans les grandes circonstances de la vieoù son intérêt combat sa conscience, tout me disait que je devaisaccompagner Louise jusqu’au terme de son voyage, et la remettre auxmains d’Alexis. D’ailleurs, je sentais que si je la quittais àMoscou, et s’il lui arrivait quelque accident en route, ce neserait pas seulement pour moi une douleur, mais un remords. Jerésolus donc (car je ne me dissimulais pas les inconvénientsqu’avait pour moi et dans ma position un pareil voyage, dont jen’avais pas demandé la permission à l’Empereur, et qui seraitpeut-être mal interprété), je résolus de faire tout ce qui seraiten mon pouvoir pour obtenir de Louise qu’elle retardât son voyagejusqu’au printemps et, si elle persistait dans sa résolution, departir avec elle.

L’occasion ne tarda point à se présenter detenter un dernier effort auprès de Louise. Le soir même, et commenous étions assis, la comtesse, ses deux filles, Louise et moi,autour d’une table à thé, la comtesse lui prit les deux mains dansles siennes, en lui racontant tout ce qu’on lui avait dit desdangers de la route, elle la supplia, quelque désir de mère qu’elleeût que son fils eût une consolatrice, de passer l’hiver à Moscouprès d’elle et avec ses filles. Je profitai de cette ouverture etjoignis mes instances aux siennes ; mais Louise nous répondit,avec son doux et mélancolique sourire : « Soyeztranquilles, j’arriverai. » Nous la suppliâmes alorsd’attendre au moins l’époque du traînage ; mais elle secoua denouveau la tête, en disant : « Ce serait troplong. » En effet, l’automne était humide et pluvieux, de sortequ’on ne pouvait préjuger vers quelle époque les froidscommenceraient. Et comme nous insistions toujours :« Voulez-vous donc, dit-elle avec quelque impatience, qu’ilmeure là-bas et moi ici ? » C’était, comme on le voit,une résolution prise, et de mon côté, je n’hésitai plus.

Louise devait partir le lendemain à dixheures, après le déjeuner que nous étions invités à prendreensemble chez la comtesse. Je me levai de bonne heure, et j’allaiacheter une redingote, un bonnet, de grosses bottes en fourrures,une carabine et une paire de pistolets. Je chargeai Ivan de mettretout cela dans la voiture de voyage, qui était, comme je l’ai dit,une excellente berline de poste, que nous serions forcés de quittersans doute pour prendre ou un télègue ou un traîneau, mais dontnous comptions profiter au moins tant que le temps et le cheminnous le permettraient. J’écrivis à l’Empereur qu’au moment de voirmonter en voiture, pour un si long et si dangereux voyage, la femmeà laquelle il avait daigné accorder une si généreuse protection, jen’avais pas eu le courage, moi, son compatriote et son ami, de lalaisser partir seule ; que je priais en conséquence Sa Majestéd’excuser une résolution pour laquelle je n’avais pu lui demanderson consentement, puisque cette résolution était spontanée, et del’envisager surtout sous son véritable jour. Puis je me rendis chezla comtesse.

Le déjeuner, comme on le pense bien, futtriste et grave. Louise seule était radieuse ; il y avait enelle, à l’approche du danger et à la pensée de la récompense quidevait le suivre, quelque chose de l’inspiration religieuse desanciens chrétiens prêts à descendre dans le cirque au-dessus duquelle ciel s’ouvrait : au reste, cette sérénité pénétrait enmoi-même et, comme Louise, j’étais plein d’espérance et de foi enDieu.

La comtesse et ses deux filles conduisirentLouise dans la cour où l’attendait la voiture ; là, les adieuxse renouvelèrent plus tendres et plus douloureux de leur part, plusrésignés encore de la part de Louise. Puis vint mon tour ;elle me tendit la main, je la conduisis à la voiture.

– Eh bien ! me dit-elle, vous ne me ditespas adieu, vous ?

– Pour quoi faire ? répondis-je.

– Comment ! mais je pars.

– Moi aussi, je pars avec vous ; je vousremets au comte saine et sauve, et je reviens.

Louise fit un mouvement comme pour m’enempêcher ; puis, après un instant de silence :

– Je n’ai pas le droit, dit-elle, de vousempêcher de faire une belle et sainte action ; si vous avezconfiance en Dieu comme moi, si vous êtes résolu comme je suisdécidée, venez.

La pauvre mère et les deux fillespleuraient.

– Soyez tranquilles, leur dis-je, il saura parmoi que, si vous n’êtes pas venues, vous, c’est que vous ne pouviezpas venir.

– Oh ! oui, dites-le-lui bien !s’écria la mère ; dites-lui que nous l’avons fait demander,mais qu’on nous a répondu qu’il n’y avait pas d’exemple qu’unepareille grâce ait jamais été accordée : dites-lui que, si onnous l’avait permis, nous eussions été le rejoindre, fût-ce à pied,fût-ce en demandant l’aumône par les chemins.

– Apportez-moi mon enfant ! s’écria alorsLouise qui était restée ferme jusque-là, mais qui, à ces paroles,éclata en sanglots ; apportez-moi mon enfant, que jel’embrasse une dernière fois.

Ce fut alors le moment le plus cruel : onlui apporta l’enfant qu’elle couvrit de baisers ; enfin je lelui arrachai des bras, je le remis à la comtesse et, sautant envoiture, je refermai la portière en criant :« Allons ! » Ivan était déjà sur le siège ; lepostillon ne se le fit pas redire, il partit au grand galop, et aumilieu du bruit des roues sur le pavé, nous entendîmes encore unefois les adieux de toute la famille. Dix minutes après, nous étionshors de Moscou.

J’avais prévenu Ivan que notre intention étaitde ne nous arrêter ni jour ni nuit, et cette fois l’impatience deLouise était d’accord avec la prudence, car, ainsi que je l’ai dit,l’automne avait pris un caractère pluvieux, et il était possibleque nous arrivassions à Tobolsk avant les premières neiges, ce quienlevait tout danger à la route et nous permettait de la faire enune quinzaine de jours. Nous traversâmes donc, avec cette rapiditémerveilleuse des voyages en Russie, Pokrov, Vladimir et Kourov, etnous arrivâmes le surlendemain, dans la nuit, à Nijni-Novgorod. Là,je fus le premier à exiger de Louise qu’elle prît quelques heuresde repos dont, à peine remise qu’elle était de ses souffrances etde ses émotions, elle avait grand besoin. Si curieuse que fût laville, nous ne prîmes cependant pas le temps de la visiter et, surles huit heures du matin, nous repartîmes avec la même rapidité, sibien que le soir du même jour nous arrivâmes à Kosmodemiansk.Jusque-là tout avait été à merveille, et nous ne nous apercevionsaucunement que nous fussions sur la route de la Sibérie. Lesvillages étaient riches et avaient tous plusieurscequias[7] ; les paysansparaissaient heureux, leurs maisons ressemblaient aux châteaux desautres provinces, et dans chacune de ces maisons d’une propretéexquise, nous trouvions, à notre grand étonnement, une salle debain et un riche cabaret pour servir le thé. Au reste, nous étionsaccueillis partout avec le même empressement et la même bonhomie,ce qu’il ne fallait pas attribuer à l’ordre de l’Empereur, dontnous n’avions pas encore eu besoin de faire usage, mais à labienveillance naturelle des paysans russes.

Cependant, la pluie avait cessé detomber ; quelques rafales de vent froid, qui semblaient venirde la mer Glaciale, passaient de temps en temps sur nos têtes, etnous faisaient frissonner ; le ciel semblait une immenseplaque d’étain lourde et compacte, et Kazan, où nous arrivâmesbientôt, ne put malgré l’étrange aspect de sa vieille physionomietatare, nous arrêter plus de deux heures. Dans toute autrecirconstance, j’aurais cependant eu grande envie de souleverquelqu’un des grands voiles des femmes de Kazan que l’on dit sibelles, mais ce n’était pas le moment de me livrer à desinvestigations de ce genre ; l’aspect du ciel devenait de plusen plus menaçant ; nous n’entendions plus guère la voix d’Ivanque lorsqu’il disait à chaque nouveau postillon, d’une de ces voixqui n’admettent pas de réplique : « Pascare,pascare ! » « Plus vite, plusvite ! » si bien que nous semblions voler sur cette vasteplaine où pas un monticule ne vient retarder la marche. Il étaitévident que le grand désir de notre conducteur était de traverserles monts Ourals avant que la neige fût tombée, et que la diligencequ’il s’imposait n’avait pas d’autre but.

Cependant, en arrivant à Perm, Louise était sifatiguée que force nous fut de demander à Ivan une nuit ; ilhésita un instant, puis, regardant le ciel plus mat et plusmenaçant encore que d’habitude :

– Oui, dit-il, restez ; la neige ne peuttarder maintenant à tomber, et mieux vaut qu’elle nous prenne icique par les chemins.

Si peu rassurant que fût ce pronostic, je n’endormis pas moins avec délices toute la nuit ; mais, lorsque jeme réveillai, la prédiction d’Ivan s’était accomplie, les toits desmaisons et les rues de Perm s’étaient couverts de près de deuxpieds de neige.

Je m’habillai promptement, et je descendispour me concerter avec Ivan sur ce qu’il y avait à faire. Je letrouvai fort inquiet ; la neige était tombée avec une telleabondance que tous les chemins avaient dû disparaître et tous lesravins se combler ; cependant, il ne faisait point assez froidencore pour que le traînage fût établi, et que la légère croûte deglace qui recouvrait les rivières fût assez forte pour porter lesvoitures. Ivan nous donnait le conseil d’attendre à Perm que lagelée se déclarât ; je secouai la tête, car j’étais bien sûrque Louise n’accepterait pas.

En effet, nous la vîmes descendre un instantaprès, fort inquiète elle-même ; elle nous trouva discutantsur le meilleur parti qu’il y avait à prendre, et vint se mêler ànotre discussion en disant qu’elle voulait partir ; nous luirappelâmes alors toutes les difficultés qui pouvaient contrarierl’exécution de ce projet ; puis, lorsque nous eûmesfini :

– Je vous donne deux jours, dit-elle ;Dieu, qui nous a protégés jusqu’ici, ne nous abandonnera pas.

J’invitai donc Ivan, pendant ces deux jours, àfaire tous les préparatifs nécessaires à notre nouvelle manière devoyager.

Ces dispositions consistaient à laisser lànotre berline et à acheter un télègue, espèce de petite charrettede bois non suspendue, que nous devions plus tard, et lorsque lefroid serait déclaré, troquer contre un traîneau monté sur patins.L’achat fut fait dans la journée, et nos fourrures et nos armestransportées dans notre nouvelle acquisition. Ivan, en véritableRusse qu’il était, avait obéi sans faire une seule observation, etle même jour, quelque certitude qu’il eût du péril, il eût été prêtà repartir sans murmurer.

À Perm, nous commençâmes à rencontrer desexilés : c’étaient des Polonais qui avaient pris une partlointaine à la conspiration, ou qui ne l’avaient pas révélée, etqui, pareils à ces âmes que Dante rencontre à l’entrée de l’enfer,n’avaient pas été dignes d’habiter avec les parfaits damnés.

Cet exil, au reste, à part la perte de lapatrie et l’éloignement de la famille, est aussi tolérable qu’unexil peut l’être. Perm doit être, l’été, une jolie ville, etl’hiver le froid ne s’y élève guère au-dessus de trente-cinq àtrente-huit degrés, tandis qu’à Tobolsk on cite des époques où ilest descendu jusqu’à cinquante.

Le surlendemain, nous nous remîmes en routedans notre télègue, de la dureté duquel, grâce à l’épaisse couchede neige qui recouvrait la terre, nous ne nous apercevionspas ; au reste, en sortant de Perm, l’aspect nouveau qu’avaitpris le paysage nous avait serré le cœur. En effet, sous le linceulétendu par la main de Dieu, tout avait disparu, routes, chemins,rivières : c’était une mer immense où, sans quelques arbresisolés qui servaient de guide aux postillons familiers avec leslocalités, on eût eu besoin d’une boussole ainsi que sur une mervéritable. De temps en temps, une sombre forêt de sapins auxbranches frangées de diamants apparaissait comme une île, soit ànotre droite, soit à notre gauche, soit sur notre passage et, dansce dernier cas, nous reconnaissions que nous ne nous étions pointécartés du chemin à l’ouverture percée entre les arbres. Nousparcourûmes ainsi cinquante lieues de terrain à peu près, nousenfonçant dans un pays qui, à travers le voile qui le couvrait,nous paraissait de plus en plus sauvage. À mesure que nousavancions, les postes devenaient rares, au point d’être séparéesquelquefois par trente verstes de distance, c’est-à-dire presquehuit lieues. En arrivant à ces postes, ce n’était plus comme dansle trajet de Saint-Pétersbourg à Moscou, où nous trouvions toujoursbrillante et joyeuse assemblée devant la porte ; c’était, aucontraire, une solitude presque complète. Un ou deux hommesseulement se tenaient dans des cabanes chauffées par un de cesgrands poêles, meuble obligé des plus pauvres chaumières ; aubruit que nous faisions, l’un d’eux s’élançait à poil nu sur uncheval, une grande gaule à la main, s’enfonçait dans quelque touffede sapins, et en ressortait bientôt chassant devant lui un troupeaude chevaux sauvages. Alors il fallait que le postillon de ladernière poste, Ivan, et quelquefois moi-même, nous saisissions leschevaux à la crinière, pour les atteler de force à notre télègue.Ils nous emportaient avec une rapidité effrayante ; maisbientôt cette ardeur se calmait car, comme il n’avait pas geléencore, ils enfonçaient jusqu’au jarret dans la neige et setrouvaient promptement fatigués ; puis, en arrivant, aprèsêtre demeurés en route une heure de plus que nous n’y fussionsrestés en toute autre époque, nous perdions encore vingt ouvingt-cinq minutes à chaque poste, où toujours le même manège serenouvelait. Nous traversâmes ainsi tous les terrains qu’arrosentla Silva et l’Ouja, dont les eaux, en roulant des parcelles d’or,d’argent et de platine, et des cailloux de malachite, ont indiquéla présence de ces riches métaux et de ces pierres précieuses. Tantque nous fûmes dans la circonférence exploitée, le pays que noustraversions, grâce aux villages qu’habitent les familles desmineurs, nous parut reprendre quelque vie ; mais bientôt nouseûmes franchi cette contrée, et nous commençâmes d’apercevoir àl’horizon, comme un mur de neige dentelé de quelques pics noirs,les monts Ourals, cette puissante barrière que la nature a poséeelle-même entre l’Europe et l’Asie.

À mesure que nous approchions, je remarquaisavec joie que le froid devenait plus vif, ce qui nous donnaitquelque espoir que la neige prendrait assez de consistance pour quele traînage s’établît. Enfin, nous arrivâmes au pied des montsOurals et nous arrêtâmes dans un misérable village d’une vingtainede maisons, où nous ne trouvâmes d’autre auberge que la posteelle-même. Ce qui déterminait surtout notre halte en ce lieu, c’estque, le froid prenant de l’intensité, il nous fallait échangernotre télègue contre un traîneau. Louise se décida donc à passerdans cette misérable bicoque le temps que nous feraient perdrel’attente d’une gelée complète, la découverte d’un traîneau et latranslation de nos effets dans ce nouveau véhicule ; nousentrâmes en conséquence dans ce que notre postillon appelaiteffrontément une auberge.

Il fallait que la maison fût bien pauvre car,pour la première fois, nous ne trouvions pas le poêle classique,mais seulement, au milieu de la chambre, un grand feu dont la fumées’échappait par un trou ménagé au toit ; nous n’en descendîmespas moins pour prendre notre place autour du foyer, que noustrouvâmes occupé déjà par une douzaine de rouliers qui, ayant commenous à traverser les monts Ourals, attendaient, de leur côté, quele passage fût possible. Ils ne firent pas d’abord la moindreattention à nous ; mais, lorsque j’eus jeté mon manteau, monuniforme m’eut bientôt conquis une place ; on s’écartarespectueusement, et on nous laissa, pour Louise et moi, toute unemoitié du cercle.

Le plus pressé était de nous réchauffer :aussi ce fut ce dont nous nous inquiétâmes d’abord ; puis,lorsque nous eûmes repris un peu de chaleur, je commençai àm’occuper du souper. J’appelai l’hôte de cette malheureuse auberge,et je lui fis entendre ce que je désirais ; mais il nem’apporta qu’une moitié de pain noir, en me faisant entendre quec’était tout ce qu’il pouvait nous offrir. Je regardai Louise qui,avec son doux sourire résigné, étendait déjà la main, et jel’arrêtai, insistant auprès de l’hôte pour qu’il nous trouvâtquelque autre chose ; mais le pauvre diable alla m’ouvrir toutce qu’il y avait d’armoires dans sa pauvre baraque, en m’invitant àfaire la recherche moi-même. En effet, en regardant avec attentionles rouliers, nos commensaux, je remarquai que chacun d’eux tiraitde sa valise son pain et un morceau de lard dont il le frottait,après quoi il remettait soigneusement son lard dans sa valise, pourque ce raffinement durât aussi longtemps que possible. J’allaisdemander à ces braves gens la permission de frotter au moins un peunotre pain à leur lard, lorsque je vis rentrer Ivan qui étaitparvenu à se procurer du pain un peu moins bis et deux pouletsauxquels il avait déjà tordu le cou.

Nous décidâmes que nous aurions un bouillon etdu rôti. Ivan détacha une marmite que le postillon se mit à récurerde toute la force de ses bras, tandis que Louise et moi nousplumions les poulets et qu’Ivan confectionnait une broche. Au boutd’un instant tout était prêt : la marmite bouillait à grosbouillons, et le rôti tournait à miracle devant le brasier.

Comme nous commencions à être un peu rassuréssur notre souper, nous nous inquiétâmes de ce qui avait été résolurelativement au départ. Il avait été impossible de se procurer untraîneau, mais Ivan avait tourné la difficulté en faisant enleverles roues de notre té lègue et en le faisant monter sur patins. Lecharron de l’endroit était à cette heure occupé à accomplir cetteopération ; quant au temps, il paraissait tourner de plus enplus à la gelée, et il y avait espoir que nous pourrions partir lelendemain matin ; cette bonne nouvelle redoubla notreappétit : il y avait longtemps que je n’avais si bien soupéque ce soir-là.

Pour les lits, on se doute bien que nous nenous étions pas même informés s’il y en avait ; mais nousavions de si excellentes fourrures que nous pouvions facilementsuppléer à leur absence. Nous nous enveloppâmes de nos pelisses etde nos manteaux, et nous nous endormîmes, faisant des vœux pour quele temps se maintînt dans les bonnes dispositions où il était.

Vers les trois heures du matin, je fusréveillé par un picotement assez vif. Je me dressai sur mon séantet j’aperçus, à la lueur d’un reste de flamme tremblotante aufoyer, une poule qui s’adjugeait les restes de notre souper.Instruit par expérience de ce qu’il fallait nous attendre à trouverdans les auberges de la route, je me gardai bien d’effaroucherl’estimable volatile, et je me recouchai au contraire, lui laissanttoute facilité de continuer ses recherches gastronomiques. Eneffet, à peine étais-je retombé dans mon immobilité, qu’elle revintavec une familiarité charmante sautiller de mes pieds à mes genouxet de mes genoux à ma poitrine ; mais là s’arrêta sonvoyage : je la saisis d’une main par les pattes, de l’autrepar la tête, et avant qu’elle eût eu le temps de jeter un cri, jelui avais tordu le cou.

On devine qu’après une pareille opération, quinécessitait l’application de toutes les facultés de mon esprit,j’étais peu disposé à me rendormir. Au reste, je l’eusse voulu quela chose m’eût été à peu près impossible, grâce à deux coqs qui semirent, de minute en minute, à saluer sur un ton différent leretour du matin. En conséquence, je me levai et j’allai étudierl’état du temps : il était tel que nous pouvions l’espérer, etla neige avait déjà pris assez de dureté pour que les patins dutraîneau pussent glisser dessus.

En revenant près du foyer, je vis que jen’étais pas le seul que le chant du coq eût réveillé. Louise étaitassise tout enveloppée de ses fourrures, souriant comme si ellevenait de passer la nuit dans le meilleur lit, et ne paraissait pasmême songer aux dangers qui nous attendaient probablement dans lesgorges des monts Ourals ; quant aux rouliers, ilscommençaient, de leur côté, à donner signe de vie ; Ivandormait comme un bienheureux. Les rouliers étaient venus tour àtour sur le seuil de la porte et se consultaient entre eux. Jevoyais qu’il y avait discussion pour et contre le départ. Jeréveillai donc Ivan pour qu’il prît part au conseil et qu’ils’éclairât à l’expérience de ces braves gens dont l’état était depasser et de repasser sans cesse d’Europe en Asie, et de faire,hiver comme été, la route que nous devions suivre.

Quelques-uns, et de ce nombre étaient les plusvieux et les plus expérimentés, voulaient demeurer un jour ou deuxencore ; les autres, et c’étaient les plus jeunes et les plusentreprenants, voulaient partir, et Louise était de l’avis de cesderniers.

Ivan se rangea du parti de ceux qui étaientpour le départ et très probablement par l’influence qu’exerçaitnaturellement son habit militaire dans un pays où l’uniforme esttout, il ramena à ce sentiment quelques-uns de ceux qui y étaientopposés : de sorte que, la majorité ayant fait loi, chacuncommença ses préparatifs. La vérité est qu’Ivan aimait mieux fairela route en compagnie que seul.

Comme c’était Ivan qui réglait nos comptes, jele chargeai d’ajouter au total que lui présenterait notre hôte leprix de sa poule, et je la lui remis en le priant d’y ajouterquelque autre provision, et surtout du pain moins bis, s’il étaitpossible, que celui auquel nous avions failli être réduits laveille. Il se mit en quête, et bientôt il rentra avec une secondepoule, un jambon cru, du pain mangeable et quelques bouteillesd’une espèce d’eau-de-vie rouge qui se fait, je crois, avec del’écorce de bouleau.

Pendant ce temps, les voituriers attelaientleurs chevaux, et j’allai moi-même à l’écurie pour choisir lesnôtres. Mais, selon l’habitude, ils étaient dans la forêt voisine.Notre hôte alors réveilla un enfant de douze à quinze ans quidormait dans un coin, et lui ordonna d’aller faire la chasse. Lepauvre petit diable se leva sans murmurer puis, avec l’obéissancepassive du paysan russe, il prit une grande perche, monta sur undes chevaux des voituriers, et partit au galop. En attendant, lesconducteurs devaient choisir un guide chef chargé de prendre lecommandement de la caravane ; ce guide une fois élu, chacundevait s’abandonner à son expérience et à son courage, et lui obéircomme un soldat à son général : le choix tomba sur unvoiturier nommé Georges.

C’était un vieillard de soixante-dix àsoixante-quinze ans, à qui on en eût donné quarante-cinq à peine,aux membres athlétiques, aux yeux noirs ombragés d’épais sourcilsgrisonnants et à la longue barbe blanchissante. Il était vêtu d’unechemise de laine serrée autour du corps par une sangle de cuir,d’un pantalon de molleton rayé, d’un bonnet fourré et d’une peau demouton, dont la laine était retournée en dedans. Il portait d’uncôté, à sa ceinture, deux ou trois fers à cheval qui cliquetaientl’un contre l’autre, une cuillère et une fourchette d’étain, unlong couteau qui tenait le milieu entre un poignard et un couteaude chasse ; de l’autre côté, une hache à manche court et unebourse.

Le costume des autres voituriers était lemême, à peu de chose près.

À peine Georges eut-il été revêtu du grade degrand chef qu’il débuta dans ses fonctions en ordonnant à tout lemonde d’atteler sans retard, afin que l’on pût arriver pour coucherà une espèce de cabane située au tiers à peu près du passage ;mais, quelle que fût sa hâte de se mettre en route, je le priaid’attendre que nos chevaux fussent arrivés pour que nous pussionspartir tous ensemble. La demande nous fut accordée le plusgracieusement du monde. Les voituriers rentrèrent, et notre hôteayant jeté quelques brassées de branches de sapin et de bouleau surle foyer, il s’en éleva une flamme dont, au moment de nous séparerd’elle, nous sentions mieux encore la valeur. Nous étions à peinerangés autour du feu que nous entendîmes le galop des chevaux quirevenaient de la forêt ; en même temps la porte s’ouvrit, etle malheureux enfant qui venait de les chercher se précipita dansla chambre en poussant des cris aigus et inarticulés ; puis,fendant le cercle, il vint se jeter à genoux devant notre feu, lesbras étendus presque dans la flamme et comme s’il voulait ladévorer. Alors toutes les facultés de son être parurent s’épanouirsous l’impression du bonheur dont il jouissait. Il resta un instantainsi immobile, silencieux, avide ; enfin ses yeux sefermèrent, il s’affaissa sur lui-même, poussa un gémissement ettomba. Alors je voulus le relever et je le saisis par la main, maisje sentis avec horreur que mes doigts entraient dans ses chairscomme dans de la viande cuite. Je jetai un cri ; Louise voulutprendre l’enfant dans ses bras, mais je l’arrêtai. Alors Georges sepencha sur lui, le regarda, et dit froidement :

– Il est perdu. Je ne pouvais croire que cefût vrai ; l’enfant était visiblement plein de vie, il avaitrouvert les yeux et nous regardait. Je demandai à grands cris unmédecin, mais personne ne répondait. Cependant, moyennant un billetde cinq roubles, un des assistants se décida à aller chercher dansle village une espèce de vétérinaire qui soignait à la fois leshommes et les chevaux. Pendant ce temps, Louise et moi nousdéshabillâmes le malade, nous fîmes chauffer une peau de mouton aufeu, et nous le roulâmes dedans ; l’enfant murmurait desparoles de remerciement, mais ne remuait point et paraissaitperclus de tous ses membres. Quant aux voituriers, ils étaientretournés à leurs chevaux et se disposaient à partir. J’allai àGeorges, le suppliant d’attendre au moins un instant que le médecinfût arrivé ; mais Georges me répondit : « Soyeztranquille, nous ne partirons pas avant un quart d’heure et, dansun quart d’heure, il sera mort. » Je revins près du malade quej’avais laissé sous la garde de Louise ; il avait fait unmouvement pour se rapprocher encore du feu, ce qui nous donnaquelque espoir. En ce moment, le médecin entra et Ivan lui expliquadans quel but on l’avait envoyé chercher. Le médecin secoua latête, s’approcha du feu, déroula la peau de mouton : l’enfantétait mort.

Louise demanda où étaient les parents de cemalheureux enfant, afin de leur laisser une centaine deroubles ; l’hôte répondit qu’il n’en avait point, et quec’était un orphelin qu’il élevait par charité.

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