Le Maître d’armes

Chapitre 20

 

Quoique la lettre d’audience fût déjà unheureux présage, Louise n’en passa pas moins une nuit pleined’inquiétude et de craintes. Je restai près d’elle jusqu’à uneheure du matin, la rassurant de mon mieux, et lui racontant tout ceque je savais de traits de bonté de l’empereur Nicolas ; enfinje la quittai un peu plus tranquille, après lui avoir promis derevenir la prendre le lendemain matin pour la conduire au palais.J’étais chez elle à neuf heures.

Elle était déjà prête, sa mise était celle quiconvient à une suppliante : elle était vêtue de noir, car elleportait le deuil de son amant exilé, et elle n’avait pas un seulbijou. La pauvre enfant, comme on se le rappelle, avait tout vendu,jusqu’à son argenterie.

L’heure venue, nous partîmes ; je restaidans la voiture ; elle descendit, présenta sa lettred’audience, et non seulement on la laissa passer, mais encore unofficier se détacha pour la conduire, selon l’ordre qu’il avaitreçu. Arrivé dans le cabinet de l’Empereur, il la laissa seule enlui disant d’attendre.

Il se passa alors dix minutes, pendantlesquelles Louise me dit qu’elle avait failli deux ou trois fois setrouver mal ; enfin un pas fit craquer le parquet de lachambre voisine, la porte s’ouvrit, et l’Empereur parut.

À sa vue, Louise ne sut ni avancer, nireculer, ni parler, ni se taire ; elle ne sut que tomber àgenoux, les mains jointes. L’Empereur vint à elle :

– C’est la seconde fois que je vous rencontre,Mademoiselle, et chaque fois c’est à genoux que je vous ai trouvée.Relevez-vous je vous prie.

– Oh ! c’est que chaque fois, Sire,j’avais une grâce à vous demander, répondit Louise. La premièrefois c’était sa vie, et cette fois c’est la mienne.

– Eh bien ! alors, dit l’Empereur ensouriant, le succès de votre première demande doit vous enhardir àla seconde. Vous voulez le rejoindre, m’a-t-on dit, et c’est cettepermission que vous venez me demander.

– Oui, Sire, c’est cette grâce.

– Vous n’êtes cependant ni sa sœur, ni safemme ?

– Je suis son… amie… Sire ; et il doitavoir besoin d’une amie.

– Vous savez qu’il est exilé pour lavie ?

– Oui, Sire.

– Par-delà Tobolsk.

– Oui, Sire.

– C’est-à-dire dans un pays où il y a à peinequatre mois de soleil et de verdure, et où tout le reste de l’annéeappartient à la neige et à la glace.

– Je le sais, Sire.

– Vous savez qu’il n’a plus ni rang, nifortune, ni titre à partager avec vous, et qu’il est plus pauvrequ’un mendiant ?

– Je le sais, Sire.

– Mais vous, vous avez sans doute quelqueargent, quelque fortune, quelque espérance ?

– Hélas ! Sire, je n’ai plus rien. Hier,j’avais trente mille roubles, produit de tout ce que jepossédais ; on a su que j’avais cette petite fortune, et sansrespect pour la cause à laquelle je la consacrais, on me l’a volée,Sire.

– Avec une fausse lettre de lui, je sais cela.C’est plus qu’un vol, c’est un sacrilège. Si celui qui l’a commistombe entre les mains de la justice, il sera puni, je vous lepromets. Mais il vous reste un moyen de remplacer facilement cettesomme.

– Lequel, Sire ?

– C’est de vous adresser à sa famille, ellevous aidera.

– J’en demande pardon à Votre Majesté, mais jene désire d’autre aide que celle de Dieu.

– Alors vous comptez partir ainsi ?

– Si j’en obtiens la permission de VotreMajesté.

– Mais avec quelles ressources ?

– En vendant ce qui me reste, je puis réunirquelques centaines de roubles.

– N’avez-vous point d’amis qui puissent vousaider ?

– Si fait, Sire, mais je ne veux pas emprunterune somme que je ne pourrais rendre.

– Pourtant, avec vos deux ou trois centsroubles, c’est à peine si vous pourrez faire le quart du chemin envoiture : savez-vous la distance qu’il y a d’ici à Tobolsk,mon enfant ?

– Oui, Sire, il y a trois mille quatre centsverstes, à peu près huit cents lieues de France.

– Pauvre femme ! dit l’Empereur attendri.Mais avez-vous songé aux difficultés matérielles d’un pareilvoyage, même pour les gens riches ? Par où comptez-vouspasser ?

– Par Moscou, Sire.

– Et après ?

– Après, je ne sais plus… je demanderai… Jesais seulement que Tobolsk est du côté de l’est.

– Mais c’est impossible, et vous êtesfolle.

– C’est impossible, si Votre Majesté le veut,car nul ne peut désobéir à Votre Majesté.

– Non, l’obstacle ne viendra pas de moi ;l’obstacle viendra de vous, de votre raison ; l’obstacleviendra des difficultés mêmes que vous opposera votre projet.

– Alors, Sire, je partirai dès demain. Et sije succombe, Sire, il ignorera toujours que je suis morte en allantle rejoindre, et il croira que je ne l’aimais point ; si jesuccombe, il aura perdu une maîtresse, voilà tout, c’est-à-dire unefemme à laquelle la société ne donne aucun droit. Si j’arrive àlui, au contraire, Sire, je serai tout pour lui. Je serai plusqu’une femme, je serai un ange descendu du ciel ; alors nousserons deux pour souffrir, et chacun de nous ne sera exilé qu’àmoitié. Vous voyez bien, Sire, qu’il faut que je le rejoigne, etcela le plus tôt possible.

– Oui, vous avez raison, dit l’Empereur en laregardant, et je ne m’oppose plus à votre départ. Seulement, autantqu’il est en moi, je veux veiller sur vous pendant la route, me lepermettez-vous ?

– Oh ! Sire, s’écria Louise, je vous enremercie à genoux. L’Empereur sonna, un aide de camp parut.

– A-t-on donné l’ordre au brigadier Ivan de serendre ici ? demanda l’Empereur.

– Il attend depuis une heure les ordres deVotre Majesté, répondit l’aide de camp.

– Faites-le entrer. L’aide de camp s’inclinaet sortit ; cinq minutes après, la porte se rouvrit, et notreancienne connaissance, le brigadier Ivan, fit un pas dans lecabinet, puis s’arrêta debout et immobile, la main gauche à lacouture de son pantalon, la main droite à son shako.

– Approche, lui dit l’Empereur d’une voixsévère.

Le brigadier fit quatre pas en silence, etreprit sa première position.

– Tu avais dans ta section, et parmi tesprisonniers, le comte Alexis Vaninkoff ? continua l’Empereur.Le brigadier pâlit et fit un signe de tête affirmatif.

– Eh bien ! malgré la défense que tuavais reçue, tu lui as laissé voir ses sœurs et sa mère, unepremière fois entre Mo-Ioga et Iaroslavl, et une seconde fois entreIaroslavl et Kostroma.

Louise fit un mouvement pour venir au secoursdu pauvre brigadier, mais l’Empereur étendit la main vers elle ensigne de commandement ; quant au pauvre Ivan, il fut forcé des’appuyer sur la table. L’Empereur garda un instant le silence puisil continua :

– En désobéissant ainsi aux ordres reçus, tusavais bien pourtant ce à quoi tu t’exposais ?

Le brigadier était incapable de répondre.Louise en eut une telle pitié, qu’au risque de déplaire àl’Empereur, elle joignit les mains en disant :

– Au nom du ciel, grâce pour lui,Sire !

– Oui, oui, Sire, murmura le pauvre diable,grâce ! grâce !

– Eh bien ! je te l’accorde à la prièrede Madame, continua l’Empereur en montrant Louise, mais à unecondition. Où as-tu conduit le comte Alexis Vaninkoff ?

– À Koslovo.

– Tu vas reprendre la route que tu viens defaire, et tu conduiras Madame auprès de lui.

– Oh ! Sire ! s’écria Louise quicommençait à comprendre d’où venait la feinte sévérité del’Empereur.

– Tu lui obéiras en tout, excepté lorsqu’ils’agira de sa sûreté.

– Oui, Sire.

– Voilà un ordre, continua l’Empereur ensignant un papier tout préparé et sur lequel le cachet était déjàmis ; cet ordre met à ta disposition hommes, chevaux etvoitures. Maintenant tu me réponds d’elle sur ta tête.

– Je vous en réponds, Sire.

– Et quand tu reviendras, continua l’Empereur,si tu me rapportes une lettre de Madame qui me dise qu’elle estarrivée sans accident et qu’elle est contente de toi, tu esmaréchal des logis.

Ivan tomba à genoux et, oubliant la disciplinedu soldat pour reprendre son langage d’homme du peuple.

– Merci, père ! lui dit-il. Etl’Empereur, comme il avait l’habitude de le faire pour le derniermoujik, lui donna sa main à baiser.

Louise fit un mouvement pour se mettre àgenoux de l’autre côté et baiser son autre main ; l’Empereurl’arrêta.

– C’est bien, lui dit-il ; vous êtes unesainte et digne femme. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour vous.Maintenant, que Dieu vous garde !

– Oh ! Sire, s’écria Louise, vous êtespour moi la Providence visible. Merci, merci ! Mais moi, moi,que puis-je faire ?

– Quand vous prierez pour votre enfant, ditl’Empereur, priez en même temps pour les miens. Et il lui fit unsigne de la main, et sortit. En rentrant chez elle, Louise trouvaune petite cassette qu’on avait apportée de la part del’Impératrice. Elle contenait les trente mille roubles.

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