Le Maître d’armes

Chapitre 5

 

Lorsqu’elle me vit entrer, elle me salua de latête avec cette familiarité gracieuse qui n’appartient qu’à nosFrançaises ; puis, me tendant la main, elle me fit asseoir,comme la veille, auprès d’elle.

– Eh bien ! me dit-elle, je me suisoccupée de votre affaire.

– Oh ! lui répondis-je avec uneexpression qui la fit sourire, ne parlons pas de moi, parlons devous.

– Comment, de moi ? Est-ce qu’il s’agitde moi dans tout ceci ? Est-ce moi qui sollicite une place demaître d’armes dans un des régiments de Sa Majesté ? Demoi ? et qu’avez-vous donc à me dire de moi ?

– J’ai à vous dire que depuis hier vous m’avezrendu le plus heureux des hommes, que depuis hier je ne pense qu’àvous et ne vois que vous, que je n’ai pas dormi un instant, et quej’ai cru que l’heure à laquelle je devais vous revoir n’arriveraitjamais.

– Mais c’est une déclaration dans les règlesque vous me faites là.

– Par ma foi, prenez-la comme vousvoudrez ; j’ai dit non seulement ce que je pense, mais encorece que j’éprouve.

– C’est une plaisanterie.

– Non, sur l’honneur.

– Vous parlez sérieusement ?

– Très sérieusement.

– Eh bien ! comme à tout prendre c’estpossible, dit Louise, et que l’aveu, pour être prématuré, n’en estpeut-être pas moins sincère, c’est mon devoir de ne pas vouslaisser aller plus loin.

– Comment cela ?

– Mon cher compatriote, il ne peut absolumentrien y avoir entre nous que de la bonne, franche et pureamitié.

– Mais pourquoi donc ?

– Parce que j’ai un amant ; et, vous lesavez déjà par ma sœur, la fidélité est un vice de notrefamille.

– Suis-je malheureux !

– Non, vous ne l’êtes pas. Si j’avais laisséle sentiment que vous dites éprouver pour moi jeter de plusprofondes racines, au lieu de l’arracher de votre tête avant qu’ilait eu le temps d’arriver jusqu’à votre cœur, oui, vous auriez pule devenir ; mais, Dieu merci, ajouta Louise en souriant, iln’y a pas de temps perdu, et j’espère que le mal a été attaquéavant d’avoir fait de grands progrès.

– C’est bien, n’en parlons plus.

– Au contraire, parlons-en car, comme vousrencontrerez ici la personne que j’aime, il est important que voussachiez comment je l’ai aimée.

– Je vous remercie de tant de confiance.

– Vous êtes piqué, et vous avez tort. Voyons,donnez-moi la main comme à une bonne amie.

Je pris la main que Louise me tendait, etcomme à tout prendre je n’avais aucun droit de lui garderrancune :

– Vous êtes loyale, lui dis-je.

– À la bonne heure.

– Et sans doute, demandai-je, quelqueprince ?

– Non, je ne suis pas si exigeante, toutbonnement un comte.

– Ah ! Rose, Rose, m’écriai-je, ne venezpas à Saint-Pétersbourg, vous oublieriez monsieurAuguste !

– Vous m’accusez avant de m’avoir entendue, etc’est mal à vous, me répondit Louise ; voilà pourquoi jevoulais tout vous dire ; mais vous ne seriez pas Français sivous ne jugiez pas ainsi.

– Heureusement, votre prédilection pour lesRusses me fait croire que vous êtes quelque peu injuste envers voscompatriotes.

– Je ne suis injuste envers personne,Monsieur, je compare, voilà tout. Chaque peuple a ses défauts,qu’il n’aperçoit pas lui-même parce qu’ils sont inhérents à sanature, mais qui sautent aux yeux des autres peuples. Notreprincipal défaut, à nous, c’est la légèreté. Un Russe qui a reçuune visite d’un de nos compatriotes ne dit jamais à un autreRusse : « Un Français vient de sortir. » Ildit : « Un fou est venu. » Et ce fou, il n’a pasbesoin de dire à quelle nation il appartient, on sait que c’est unFrançais.

– Et les Russes sont sans défauts,eux ?

– Certainement non ; mais ce n’est pas àceux qui viennent leur demander l’hospitalité de les voir.

– Merci de la leçon.

– Eh, mon Dieu ! ce n’est pas une leçon,c’est un conseil : vous venez ici dans l’intention d’y rester,n’est-ce pas ? Faites-vous donc des amis, et non desennemis.

– Vous avez raison toujours.

– N’ai-je pas été comme vous, moi ?n’avais-je pas juré que jamais un de ces grands seigneurs, sisoumis devant le tsar, si insolents devant leurs inférieurs, neserait rien pour moi ? Eh bien ! j’ai manqué à monserment ; n’en faites donc pas, si vous ne voulez pas ymanquer comme moi.

– Et d’après le caractère que je vous connais,quoique je ne vous aie vue que d’hier, dis-je à Louise, la lutte aété longue.

– Oui, elle a été longue, et elle a mêmefailli être tragique.

– Vous espérez que la curiosité l’emporterachez moi sur la jalousie ?

– Je n’espère rien ; je tiens à ce quevous sachiez la vérité, voilà tout.

– Parlez donc, je vous écoute.

– J’étais, comme la suscription de la lettrede Rose a dû vous l’apprendre, chez madame Xavier, la marchande demodes la plus renommée de Saint-Pétersbourg, et où par conséquenttoute la noblesse de la capitale se fournissait alors. Grâce à majeunesse, à ce qu’on appelait ma beauté, et surtout à ma qualité deFrançaise, je ne manquais pas, comme vous devez bien le penser, decompliments et de déclarations. Cependant, je vous le jure, quoiqueces déclarations et ces compliments fussent accompagnés quelquefoisdes promesses les plus brillantes, aucune ne fit impression surmoi, et toutes furent brûlées. Dix-huit mois s’écoulèrentainsi.

Il y a deux ans à peu près, une voitureattelée de quatre chevaux s’arrêta devant le magasin ; deuxjeunes filles, un jeune officier et une femme de quarante-cinq àcinquante ans en descendirent. Le jeune homme était lieutenant auxchevaliers-gardes, et par conséquent restait àSaint-Pétersbourg ; mais sa mère et ses deux sœurs habitaientMoscou ; elles venaient passer les trois mois d’été avec leurfils et leur frère, et leur première visite en arrivant était pourmadame Xavier, la grande régulatrice du goût : une femmeélégante ne pouvait, en effet, se présenter dans le monde que sousses auspices. Les deux jeunes filles étaient charmantes ;quant au jeune homme, je le remarquai à peine, quoiqu’il parûtpendant sa courte visite s’occuper beaucoup de moi. Sesacquisitions faites, la mère donna son adresse : À la comtesseVaninkoff, sur le canal de la Fontalka.

Le lendemain le jeune homme vint seul ;il désirait savoir si nous nous étions occupées de la commande desa mère et de ses sœurs, et s’adressa à moi pour me prier de fairechanger la couleur d’un nœud de ruban.

Le soir, je reçus une lettre signée AlexisVaninkoff ; c’était, comme toutes les lettres de ce genre, unedéclaration d’amour. Cependant, une chose me frappa commedélicatesse : aucune promesse n’y était faite ; onparlait d’obtenir mon cœur, mais non pas de l’acheter.

Il est certaines positions où l’on ne peutpas, sans être ridicule, montrer une vertu trop rigide ; sij’eusse été une jeune fille du monde, j’eusse renvoyé au comteAlexis sa lettre sans la lire ; j’étais une pauvre grisette,je la brûlai après l’avoir lue.

Le lendemain, le comte revint ; ses sœurset sa mère désiraient des bonnets qu’elles le laissaient libre deleur choisir. Comme il entrait, je profitai d’un prétexte pourpasser dans l’appartement de madame Xavier, et je ne reparus dansle magasin que lorsqu’il en fut sorti.

Le soir, je reçus une seconde lettre. Celuiqui me l’écrivait avait, disait-il, encore un peu d’espoir ;c’est que je n’avais point reçu la première. Comme celle de laveille, elle resta sans réponse.

Le lendemain, j’en reçus une troisième. Le tonde celle-ci était tellement différent des deux autres qu’il mefrappa. Elle était, depuis la première jusqu’à la dernière ligne,empreinte d’un accent de mélancolie qui ressemblait, non pas, commeje m’y étais attendue, à l’irritation d’un enfant à qui on refuseun jouet, mais au découragement d’un homme qui perd sa dernièreespérance. Il était décidé, si je ne répondais pas à cette lettre,à demander un congé à l’Empereur et à aller passer quatre mois avecsa mère et ses sœurs à Moscou. Mon silence le laissa libre de fairecomme il l’entendrait. Six semaines après, je reçus une lettredatée de Moscou ; elle contenait ces quelques mots :

« Je suis sur le point de prendre unengagement insensé, qui m’enlève à moi-même et qui met, nonseulement monavenir, mais encore mes jours en danger. Écrivez-moique plus tard vous m’aimerez peut-être, afin qu’une lueurd’espérance me rattache à la vie, et je reste libre. »

Je crus que ce billet n’avait été écrit quepour m’effrayer, et, comme les lettres, je le laissai sansréponse.

Au bout de quatre mois, je reçus cettelettre : « J’arrive à l’instant. La première pensée demon retour est à vous. Je vous aime autant et plus peut-être qu’aumoment où j’étais parti. Maintenant, vous ne pouvez plus me sauverla vie, mais vous pouvez encore me la faire aimer. »

Cette longue persistance, le mystère cachédans ces deux derniers billets, le ton de tristesse qui y régnaitme déterminèrent à lui répondre, non pas une lettre telle que lecomte l’eût désirée sans doute, mais du moins quelques paroles deconsolation ; et cependant je terminais en lui disant que jene l’aimais pas et que je ne l’aimerais jamais.

– Cela vous paraît étrange, interrompitLouise, et je vois que vous souriez : tant de vertu voussemble ridicule chez une pauvre fille. Rassurez-vous, ce n’étaitpas de la vertu seulement, c’était de l’éducation. Ma pauvre mère,veuve d’un officier, restée sans aucune fortune, nous avait élevéesainsi, Rose et moi. À seize ans, nous la perdîmes, et avec elle lapetite pension qui nous faisait vivre. Ma sœur se fit fleuriste,moi marchande de modes. Ma sœur aima votre ami, elle lui céda, jene lui en fis pas un crime ; je trouvai tout simple de donnersa personne quand on a donné son cœur. Mais, moi, je n’avais pasencore rencontré celui que je devais aimer, et j’étais, comme vousle voyez, restée sage sans avoir grand mérite à l’être.

Sur ces entrefaites, le premier jour de l’anarriva. Chez les Russes, vous ne le savez pas encore mais vous leverrez bientôt, le jour de l’an est une grande fête. Ce jour-là, legrand seigneur et le moujik, la princesse et la marchande de modes,le général et le soldat deviennent frères. Le tsar reçoit sonpeuple ; vingt-cinq mille billets sont jetés pour ainsi direau hasard dans les rues de Saint-Pétersbourg. À neuf heures dusoir, le palais d’Hiver s’ouvre, et les vingt-cinq mille invitésencombrent les salons de la résidence impériale qui, tout le restede l’année, ne s’ouvre que pour l’aristocratie. Les hommes viennenten domino ou mis à la vénitienne, les femmes avec leur costumeordinaire.

Madame Xavier nous avait donné des billets, desorte que nous avions résolu d’aller au palais toutes ensemble. Lapartie était d’autant plus faisable que, chose singulière, sinombreuse que soit cette assemblée, il ne s’y commet pas undésordre, pas une insolence, pas un vol, et cependant on ychercherait vainement un soldat. Le respect qu’inspire l’Empereurs’étend sur tout le monde, et la jeune fille la plus chaste y estaussi en sûreté que dans la chambre à coucher de sa mère.

Nous étions arrivées depuis une demi-heure àpeu près, et si pressées dans le salon blanc que nous n’aurions pascru qu’une personne de plus aurait pu y tenir, lorsque tout à coupl’orchestre de toutes les salles donna le signal de la polonaise.En même temps, les cris : « l’Empereur !l’Empereur ! » se font entendre. Sa Majesté apparaît à laporte, conduisant la danse avec l’ambassadrice d’Angleterre, etsuivi de toute la cour ; chacun se presse, le flot se sépare,un espace de dix pieds s’ouvre, la foule des danseurs s’yprécipite, passe comme un torrent de diamants, de plumes, develours et de parfums ; derrière le cortège, chacun se pousse,se heurte, se presse. Séparée de mes deux amies, je veux en vainles rejoindre ; je les aperçois un instant emportées comme parle tourbillon, presque aussitôt je les perds de vue ; je veuxles rejoindre, mais inutilement ; je ne puis percer lamuraille humaine qui me sépare d’elles, et me voilà seule au milieude vingt-cinq mille personnes.

En ce moment où, tout éperdue, j’étais prête àimplorer le secours du premier homme que j’eusse rencontré, undomino vint à moi ; je reconnus Alexis.

– Comment, seule ici ? me dit-il.

– Oh ! c’est vous, monsieur lecomte ! m’écriai-je en m’emparant de son bras, tant j’étaiseffrayée de mon isolement au milieu de cette foule. Je vous enprie, tirez-moi d’ici, et faites-moi approcher une voiture que jepuisse m’en aller.

– Permettez que je vous reconduise, et jeserai reconnaissant envers le hasard qui aura plus fait pour moique toutes mes instances.

– Non, je vous remercie, une voiture deplace…

– Une voiture de place est chose impossible àtrouver à cette heure, où tout le monde arrive et personne ne part.Restez plutôt une heure encore ici.

– Non, je veux m’en aller.

– Alors, acceptez mon traîneau, je vous feraireconduire par mes gens, et puisque c’est moi que vous ne voulezpas voir, eh bien ! vous ne me verrez pas.

– Mon Dieu ! j’aimerais mieux…

– Voyez, il n’y a que l’un ou l’autre de cesdeux partis à prendre, ou rester, ou accepter mon traîneau, car jeprésume que vous ne songez pas à vous en aller à pied, seule et parle froid qu’il fait.

– Eh bien ! monsieur le comte,conduisez-moi à votre voiture.

Alexis obéit aussitôt. Cependant, il y avaittant de monde que nous fûmes plus d’une heure à arriver à la portequi donne sur la place de l’Amirauté. Le comte appela ses gens, etun instant après un traîneau élégant, une caisse de coupéhermétiquement fermée, s’arrêta devant la porte. J’y montaiaussitôt en donnant l’adresse de madame Xavier ; le comte pritma main et la baisa, referma la portière, ajouta quelques mots enrusse à ma recommandation, et je partis avec la rapidité del’éclair.

Au bout d’un instant, les chevaux me parurentredoubler de vitesse, et il me sembla que les efforts que faisaitleur conducteur pour les arrêter étaient inutiles : je vouluscrier, mais mes cris se perdirent dans ceux du cocher. Je voulusouvrir la portière, mais derrière la glace il y avait une espèce dejalousie dont je ne pus trouver le ressort. Après des effortsinutiles, je retombai épuisée dans le fond de la voiture,convaincue que les chevaux étaient emportés et que nous allionsnous briser à l’angle de quelque rue.

Au bout d’un quart d’heure, cependant, ilss’arrêtèrent, la portière s’ouvrit, j’étais tellement éperdue queje m’élançai hors de la voiture ; mais, une fois échappée audanger que je croyais avoir couru, mes jambes se dérobèrent sousmoi, et je crus que j’allais me trouver mal. En ce moment, onm’enveloppa la tête d’un cachemire, je sentis qu’on me déposait surun divan. Je fis un effort pour me débarrasser du voile quim’enveloppait, je me trouvais dans un appartement que je neconnaissais point, et le comte Alexis était à mes genoux :

– Oh ! m’écriai-je, vous m’avez trompée,c’est affreux, monsieur le comte.

– Hélas ! pardonnez-moi, me dit-il ;cette occasion perdue, l’aurais-je retrouvée jamais ? Au moinsune fois dans ma vie je pourrai vous dire…

– Vous ne me direz pas un mot, monsieur lecomte, m’écriai-je en me levant, et vous allez à l’instant mêmeordonner que l’on me reconduise chez moi, ou vous êtes unmalhonnête homme.

– Mais une heure seulement, au nom duciel ! que je vous parle, que je vous voie ! Il y a silongtemps que je ne vous ai vue, que je ne vous ai parlé.

– Pas un instant, pas une seconde, car c’est àl’instant même, entendez-vous bien, à l’instant même que vous allezme laisser sortir.

– Ainsi, ni mon respect, ni mon amour, ni mesprières…

– Rien, monsieur le comte, rien.

– Eh bien ! me dit-il, écoutez. Je voisque vous ne m’aimez pas, que vous ne m’aimerez jamais. Votre lettrem’avait donné quelque espoir, votre lettre m’avait trompé ;c’est bien, vous me condamnez, j’accepte la sentence. Je vousdemande cinq minutes seulement ; dans cinq minutes, si vousexigez que je vous laisse libre, vous le serez.

– Vous me jurez que dans cinq minutes je serailibre ?

– Je vous le jure.

– Parlez.

– Je suis riche, Louise, je suis noble, j’aiune mère qui m’adore, deux sœurs qui m’aiment ; dès monenfance j’ai été entouré de valets empressés à m’obéir, etcependant avec tout cela, je suis atteint de la maladie de laplupart de mes compatriotes, vieux à vingt ans pour avoir été hommetrop jeune. Je suis las de tout, fatigué de tout. Je m’ennuie.

Ni bals, ni rêves, ni fêtes, ni plaisirs,n’ont pu écarter ce voile gris et terne qui s’étend entre le mondeet moi. La guerre, peut-être, avec ses enivrements, ses dangers,ses fatigues, aurait pu quelque chose sur mon esprit, mais l’Europetout entière dort d’une paix profonde, et il n’y a plus de Napoléonpour tout bouleverser.

J’étais fatigué de tout, et j’allais essayerde voyager quand je vous vis ; ce que j’éprouvai d’abord pourvous, je dois l’avouer, ne fut guère autre chose qu’uncaprice ; je vous écrivis, croyant qu’il n’y avait qu’à vousécrire, que vous alliez céder. Contre mon attente, vous ne merépondîtes point ; j’insistai, car votre résistance mepiquait ; je n’avais cru avoir pour vous qu’une fantaisieéphémère, je m’aperçus que cette fantaisie était devenue un amourréel et profond. Je n’essayai pas de le combattre, car toute lutteavec moi-même me fatigue et m’abat. Je vous écrivis que je partais,et je partis.

En arrivant à Moscou, je retrouvai d’anciensamis ; ils me virent sombre, inquiet, ennuyé, et firent plusd’honneur à mon âme qu’elle n’en méritait. Ils la crurentimpatiente du joug qui pèse sur nous ; ils prirent mes longuesrêveries pour des méditations philanthropiques ; ilsétudièrent longtemps mes paroles et mon silence ; puis,croyant s’apercevoir que quelque chose demeurait caché au fond dema tristesse, ils prirent ce quelque chose pour l’amour de laliberté et m’offrirent d’entrer dans une conspiration contrel’Empereur.

– Grand Dieu ! m’écriai-je épouvantée, etvous avez refusé, je l’espère ?

– Je vous écrivis : ma résolution étaitsoumise à cette dernière épreuve ; si vous m’aimiez, ma vien’était plus à moi, mais à vous, et je n’avais pas le droit d’endisposer. Si vous ne me répondiez pas, ce qui voulait dire que vousne m’aimiez pas, peu m’importait ce qu’il adviendrait de moi. Uncomplot, c’était une distraction. Il y avait bien l’échafaud, sinous étions découverts ; mais comme plus d’une fois l’idée dusuicide m’était venue, je pensai que c’était bien quelque chose quede n’avoir pas la peine de me tuer moi-même.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! sepeut-il que vous me disiez là ce que vous pensiez ?

– Je vous dis la vérité, Louise, et en voiciune preuve. Tenez, ajouta-t-il en se levant et en tirant d’unepetite table un paquet cacheté, je ne pouvais deviner que je vousrencontrerais aujourd’hui ; je n’espérais même plus vous voir.Lisez ce papier.

– Votre testament !

– Fait à Moscou le lendemain du jour où jesuis entré dans la conspiration.

– Grand Dieu ! vous me laissiez à moitrente mille roubles de rentes ?

– Si vous ne m’aviez pas aimé pendant ma vie,je désirais que vous eussiez au moins quelques bons souvenirs demoi après ma mort.

– Mais ces projets de conspiration, cettemort, ce suicide, vous avez renoncé à tout cela ?

– Louise, vous êtes libre de sortir ; lescinq minutes sont écoulées ; mais vous êtes mon dernierespoir, le seul bien qui m’attache à la vie ; comme une foissortie d’ici vous n’y rentrerez jamais, je vous donne ma paroled’honneur que la porte de la rue ne sera pas fermée derrière vousque je me serai brûlé la cervelle.

– Oh ! vous êtes fou !

– Non, je suis ennuyé.

– Vous ne ferez pas une pareille chose.

– Essayez.

– Monsieur le comte, au nom du ciel !

– Écoutez, Louise, j’ai lutté jusqu’au bout.Hier, j’étais décidé à en finir ; aujourd’hui, je vous airevue, j’ai voulu risquer un dernier coup, dans l’espoir de gagnerla partie. Je jouais ma vie contre le bonheur ; j’ai perdu, jepayerai.

Si Alexis m’eût dit ces choses dans le délirede la fièvre, je ne les eusse pas crues, mais il me parlait de savoix ordinaire, avec son calme habituel ; son accent étaitplutôt gai que triste ; enfin, on sentait dans tout ce qu’ilm’avait dit un tel caractère de vérité, que c’était moi à mon tourqui ne pouvais plus sortir ; je regardais ce beau jeune hommeplein d’existence, et qu’il ne tenait qu’à moi de faire plein debonheur. Je me rappelais sa mère qui paraissait tant l’aimer, sesdeux sœurs au visage souriant ; je le voyais, lui, sanglant etdéfiguré, elles échevelées et pleurantes, et je me demandais dequel droit, moi qui n’étais rien, j’allais briser toutes cesexistences dorées, toutes ces hautes espérances ; puis,faut-il vous le dire ? un si long attachement commençait àporter son fruit. Moi aussi, dans le silence de mes nuits et dansla solitude de mon cœur, j’avais pensé quelquefois à cet homme quipensait à moi toujours. Au moment de me séparer de lui pour jamais,je vis plus clair dans mon âme. Je m’aperçus que je l’aimais… et jerestai.

Alexis m’avait dit vrai. Ce qui manquait à savie, c’était l’amour. Depuis deux ans qu’il m’aime, il est heureuxou il a l’air de l’être. Il a renoncé à cette folle conspiration oùil n’était entré que par dégoût de la vie. Ennuyé des entravesqu’imposait à nos entrevues ma position chez madame Xavier, il a,sans rien me dire, loué pour moi ce magasin.

Depuis dix-huit mois, je vis d’une autre vie,au milieu de toutes les études qui ont manqué à ma jeunesse et quelui, si distingué, aura besoin de rencontrer dans la femme qu’ilaime, lorsque hélas ! il ne l’aimera plus. De là vient cechangement que vous avez trouvé en moi, en comparant ma position àma personne. Vous voyez donc que j’ai bien fait de vous arrêter,qu’une coquette seule aurait agi autrement, et que je ne puis pasvous aimer, puisque je l’aime, lui.

– Oui, et je comprends aussi par quelleprotection vous espériez me faire réussir dans ma demande.

– Je lui en ai déjà parlé.

– Très bien, mais je refuse, moi.

– C’est possible, mais je suis ainsi.

– Voulez-vous que nous nous brouillionsensemble et que nous ne nous revoyions jamais ?

– Oh ! ce serait de la cruauté, moi quine connais que vous ici.

– Eh bien ! regardez-moi comme une sœur,et laissez-moi faire.

– Vous le voulez ?

– Je l’exige. En ce moment, la porte du salons’ouvrit et le comte Alexis Vaninkoff parut sur le seuil. Le comteAlexis Vaninkoff était un beau jeune homme de vingt-cinq àvingt-six ans, blond et élancé, moitié Tatare moitié Turc, quioccupait, comme nous l’avons dit, le grade de lieutenant dans leschevaliers-gardes. Ce corps privilégié était resté longtemps sousle commandement direct du tsarévitch Constantin, frère del’empereur Alexandre, et à cette époque vice-roi de Pologne. Selonl’habitude des Russes, qui ne quittent jamais l’habit militaire,Alexis était vêtu de son uniforme, portait sur sa poitrine la croixde Saint-Vladimir et d’Alexandre Nevski, et au couStanislas-Auguste de troisième classe ; en l’apercevant,Louise se leva en souriant.

– Monseigneur, lui dit-elle, soyez lebienvenu, nous parlions de vous ; je présente à VotreExcellence le compatriote dont je vous ai parlé, et pour lequel jeréclame votre haute protection.

Je m’inclinai, le comte me répondit par unsalut gracieux, puis, avec une pureté de langue peut-être un peuaffectée :

– Hélas ! ma chère Louise, lui dit-il enlui baisant la main, ma protection n’est pas grande, mais je puisdiriger monsieur par d’autres conseils : mes voyages m’ontappris à reconnaître le bon et le mauvais côté de mes compatriotes,et je mettrai votre protégé au courant de toutes choses ;d’ailleurs, je puis commencer personnellement la clientèle demonsieur en lui donnant deux écoliers, mon frère et moi.

– C’est déjà quelque chose, mais ce n’estpoint assez ; n’avez-vous point parlé d’une place deprofesseur d’escrime dans un régiment ?

– Oui, mais depuis hier je me suisinformé ; il y a déjà deux maîtres d’armes àSaint-Pétersbourg, l’un Français, l’autre Russe. Votre compatriote,mon cher monsieur, ajouta Vaninkoff en se tournant vers moi, est unnommé Valville ; je ne discute pas son mérite ; il a suplaire à l’Empereur qui lui a donné le grade de major, et l’adécoré de plusieurs ordres ; il est professeur de toute lagarde impériale. Mon compatriote à moi est un fort bon et excellenthomme, qui n’a d’autre défaut à nos yeux que d’être Russe ;mais, comme ce n’en est pas un aux yeux de l’Empereur, Sa Majesté,à laquelle il a autrefois donné des leçons, l’a fait colonel et luia donné Saint-Vladimir de troisième classe. Vous ne voulez pasdébuter par vous faire des ennemis de l’un et de l’autre, n’est-cepas ?

– Non, certainement, répondis-je.

– Eh bien ! alors, il ne faut point avoirl’air de marcher sur leurs brisées : annoncez un assaut,donnez-le, montrez-y ce que vous savez faire ; puis, lorsquele bruit de votre supériorité se sera répandu, je vous donnerai unetrès humble recommandation auprès du tsarévitch Constantin, quijustement est au château de Strelua depuis avant-hier, et j’espèreque, sur ma demande, il daignera apostiller votre pétition à SaMajesté.

– Eh bien ! voilà qui va à merveille, medit Louise, enchantée de la bienveillance du comte pour moi ;vous voyez que je ne vous ai pas menti.

– Non, et monsieur le comte est le plusobligeant des protecteurs, comme vous êtes la plus excellente desfemmes. Je vous laisse l’entretenir dans cette bonne dispositionet, pour lui prouver le cas que je fais de ses avis, je vais cesoir même rédiger mon programme.

– C’est cela, dit le comte.

– Maintenant, monsieur le comte, je vousdemande pardon, mais j’ai besoin d’un renseignement. Je ne donnepas cet assaut pour gagner de l’argent, mais pour me faireconnaître. Dois-je envoyer des invitations comme à une soirée, oufaire payer comme à un spectacle ?

– Oh ! faites payer, mon cher monsieur,ou sans cela vous n’auriez personne. Mettez les billets à dixroubles, et envoyez-moi cent billets ; je me charge de lesplacer.

Il était difficile d’être plus gracieux ;aussi ma rancune ne tint pas. Je saluai et je sortis.

Le lendemain, mes arches étaient posées et,huit jours après, j’avais donné mon assaut, auquel ne prirent partni Valville, ni Siverbruck, mais seulement des amateurs polonais,russes et français.

Mon intention n’est point de faire ici lanomenclature de mes hauts faits et des coups de bouton donnés oureçus. Seulement je dirai que, pendant la séance même, monsieur lecomte de La Ferronnays, notre ambassadeur, m’offrit de donner desleçons au vicomte Charles, son fils, et que le soir et le lendemainje reçus les lettres les plus encourageantes, entre autrespersonnes, de monsieur le duc de Wurtemberg, qui me demandaitd’être le professeur de ses fils, et de monsieur le comte deBobrinski, qui me réclamait pour lui-même.

Aussi, lorsque je revis le comteVaninkoff :

– Eh bien ! me dit-il, tout a été àmerveille. Voilà votre réputation établie ; il faut qu’unbrevet impérial la consolide. Tenez, voici une lettre pour un aidede camp du tsarévitch ; il aura déjà entendu parler de vous.Présentez-vous chez lui hardiment avec votre pétition pourl’Empereur ; flattez son amour-propre militaire, etdemandez-lui son apostille.

– Mais, monsieur le comte, demandai-je avecquelque hésitation, croyez-vous qu’il me reçoive bien ?

– Qu’appelez-vous bien recevoir ?

– Enfin, convenablement.

– Écoutez, mon cher monsieur, me dit en riantle comte Alexis, vous nous faites toujours trop d’honneur. Vousnous traitez en gens civilisés, tandis que nous ne sommes que desbarbares. Voilà la lettre ; je vous ouvre la porte, mais je neréponds de rien, et tout dépendra de la bonne ou de la mauvaisehumeur du prince. C’est à vous de choisir le moment ; vousêtes Français, par conséquent vous êtes brave. C’est un combat àsoutenir, une victoire à remporter.

– Oui, mais combat d’antichambre, victoire decourtisan. J’avoue à Votre Excellence que j’aimerais mieux unvéritable duel.

– Jean-Bart n’était pas plus que vous familieravec les parquets cirés et les habits de cour. Comment s’en est-iltiré quand il vint à Versailles ?

– Mais à coups de poing, Votre Excellence.

– Eh bien ! faites comme lui. À propos,je suis chargé de vous dire de la part de Nariskine qui, comme vousle savez, est le cousin de l’Empereur, du comte Zemitcheff et ducolonel Mouravieff, qu’ils désirent que vous leur donniez desleçons.

– Mais vous avez donc résolu de mecombler ?

– Non pas, et vous ne me devez rien ; jem’acquitte de mes commissions, voilà tout.

– Mais il me semble que cela ne se présentepas mal, me dit Louise.

– Grâce à vous, et je vous en remercie. Ehbien ! c’est dit ; je suivrai l’avis de Votre Excellence.Dès demain, je me risque.

– Allez, et bonne chance. Il ne me fallaitrien moins, au reste, que cet encouragement. Je connaissais deréputation l’homme auquel j’avais affaire et, je dois l’avouer,j’aurais autant aimé aller attaquer un ours d’Ukraine dans satanière que d’aller demander une grâce au tsarévitch, cet étrangecomposé de bonnes qualités, de violentes passions et d’emportementsinsensés.

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