Le Maître d’armes

Chapitre 7

 

La résidence impériale de Tsarskoïe Selo estsituée à trois ou quatre lieues seulement de Saint-Pétersbourg, etcependant la route présente un aspect tout différent de celle quej’avais suivie la veille pour aller à Strelna. Ce ne sont plus lesmagnifiques villas et les larges échappées de vue sur le golfe deFinlande ; ce sont de riches plaines aux grasses moissons etaux verdoyantes prairies, conquises il y a peu d’années parl’agriculture sur les fougères gigantesques qui en étaientpaisiblement restées maîtresses depuis la création.

En moins d’une heure de route, je me trouvai,après avoir traversé la colonie allemande, engagé dans une petitechaîne de collines du sommet de l’une desquelles je commençai àapercevoir les arbres, les obélisques et les cinq coupoles doréesde la chapelle, qui annoncent la demeure du souverain.

Le palais de Tsarskoïe Selo est situé surl’emplacement même d’une petite chaumière qui appartenait à unevieille Hollandaise nommée Sara, et où Pierre le Grand avaitl’habitude de venir boire du lait. La pauvre paysanne mourut, etPierre, qui avait pris cette chaumière en affection à cause dumagnifique horizon que l’on découvrait de sa fenêtre, la donna àCatherine, avec tout le terrain qui l’environnait, pour y fairebâtir une ferme. Catherine fit venir un architecte, et lui expliquaparfaitement tout ce qu’elle désirait. L’architecte fit comme fonttous les architectes, absolument le contraire de ce qu’on luidemandait, c’est-à-dire un château.

Néanmoins, cette résidence, tout éloignéequ’elle était déjà de sa simplicité primitive, parut à Élisabethmal en harmonie avec la grandeur et la puissance d’une impératricede Russie ; aussi fit-elle abattre le château paternel et, surles dessins du comte Rastreti, bâtir un magnifique palais. Le noblearchitecte, qui avait entendu parler de Versailles comme d’unchef-d’œuvre de somptuosité, voulut surpasser Versailles enéclat ; et ayant ouï dire que l’intérieur du palais du grandroi n’était que dorures, il renchérit, lui, sur ce palais, enfaisant dorer tous les bas-reliefs extérieurs de Tsarskoïe Selo,moulures, corniches, cariatides, trophées, et jusqu’aux toits.Cette opération achevée, Élisabeth choisit une journée magnifiqueet invita toute sa cour, ainsi que les ambassadeurs des différentespuissances, à venir inaugurer son éblouissant pied-à-terre. À lavue de cette magnificence, si étrangement placée qu’elle fût,chacun se récria sur cette huitième merveille du monde, àl’exception du marquis de La Chetardie, ambassadeur de France, quiseul parmi tous les courtisans, ne dit pas un mot et se mit aucontraire à regarder tout autour de lui. Un peu piquée de cettedistraction, l’Impératrice lui demanda ce qu’il cherchait.

– Ce que je cherche, Madame, réponditfroidement l’ambassadeur ; pardieu, je cherche l’écrin de cemagnifique bijou.

C’était l’époque où l’on entrait à l’Académieavec un quatrain, où l’on allait à l’immortalité avec un bon mot.Aussi M. de La Chetardie sera-t-il immortel àSaint-Pétersbourg.

Malheureusement, l’architecte avait bâti pourl’été et avait complètement oublié l’hiver. Au printemps suivant,il fallut faire de ruineuses réparations à toutes ces dorures, etcomme chaque hiver amenait le même dégât et chaque printemps lesmêmes réparations, Catherine II résolut de remplacer le métal parun simple et modeste vernis jaune ; quant au toit, il futdécidé qu’on le peindrait en vert tendre, selon la coutume deSaint-Pétersbourg. À peine le bruit de ce changement se fut-ilrépandu qu’un spéculateur se présenta, offrant à Catherine de luipayer deux cent quarante mille livres toute cette dorure qu’elleavait résolu de faire disparaître. Catherine lui répondit qu’ellele remerciait, mais qu’elle ne vendait point ses vieilleshardes.

Au milieu de ses victoires, de ses amours etde ses voyages, Catherine ne cessa point de s’occuper de sarésidence favorite. Elle fit bâtir pour l’aîné de ses petits-fils,à cent pas du château impérial, le petit palais Alexandre, et fitdessiner par son architecte, M. Bush, d’immenses jardinsauxquels les eaux seules manquaient. M. Bush n’en fit pasmoins des canaux, des cascades et des lacs, persuadé que, quand ons’appelait Catherine le Grand et qu’on désire de l’eau, l’eau nepeut manquer de venir. En effet, son successeur, Bauer, découvritque M. Demidoff, qui possédait dans les environs une superbecampagne, avait en trop ce dont sa souveraine n’avait pointassez ; il lui exposa la sécheresse des jardins impériaux, etM. Demidoff, en sujet dévoué, mit son superflu à ladisposition de Catherine. À l’instant même, et en dépit desobstacles, on vit l’eau, arrivant de tous les côtés, se répandre enlacs, s’élancer en jets et rebondir en cascades. C’est ce quifaisait dire à la pauvre impératrice Élisabeth :

– Brouillons-nous avec l’Europe entière, maisne nous brouillons pas avec M. Demidoff. En effet,M. Demidoff, dans un moment de mauvaise humeur, pouvait fairemourir la cour de soif.

Élevé à Tsarskoïe Selo, Alexandre hérita del’amour de sa grand-mère pour cette résidence. C’est que tous sessouvenirs d’enfance, c’est-à-dire le passé doré de sa vie, serattachaient à ce château. C’était sur ses gazons qu’il avaitessayé ses premiers pas, dans ses allées qu’il avait appris àmonter un cheval, et sur ses lacs qu’il avait fait sonapprentissage de matelot ; aussi, à peine les premiers beauxjours apparaissaient-ils qu’il accourait à Tsarskoïe Selo, pour nequitter cette résidence qu’aux premières neiges.

C’était à Tsarskoïe Selo que j’étais venu lepoursuivre et que je m’étais promis de l’atteindre.

Aussi, après un assez mauvais déjeuner pris enhâte à l’hôtel de la Restauration française, je descendis dans leparc où, malgré les sentinelles, chacun peut se promener librement.Il est vrai que, comme les premiers froids approchaient, le parcétait désert. Peut-être aussi s’abstenait-on d’entrer dans lesjardins par respect pour le souverain que je venais troubler. Jesavais qu’il passait quelquefois la journée entière à s’y promenerdans les allées les plus sombres. Je me lançai donc au hasard,marchant devant moi et à peu près certain, d’après lesrenseignements que j’avais pris, que je finirais par le rencontrer.D’ailleurs, en supposant que le hasard ne me servît point toutd’abord, je ne manquerais pas, en attendant, d’objets dedistraction et de curiosité.

En effet, j’allai bientôt me heurter contre laville chinoise, joli groupe de quinze maisons, dont chacune a sonentrée, sa glacière et son jardin et qui servent de logement auxaides de camp de l’Empereur. Au centre de la ville, disposé enforme d’étoile, est un pavillon destiné aux bals et auxconcerts ; une salle de verdure lui sert d’office, et auxquatre coins de cette salle sont quatre statues de mandarins degrandeur naturelle et fumant leur pipe. Un jour, et ce jour étaitle cinquante-huitième anniversaire de sa naissance, Catherine sepromenait avec sa cour dans ses jardins, lorsque, ayant dirigé sapromenade vers cette salle, elle vit, à son grand étonnement, uneépaisse fumée sortir de la pipe de ses quatre mandarins qui, à sonaspect, commencèrent à remuer gracieusement la tête et à rouleramoureusement les yeux. Catherine s’approcha pour voir de plus prèsce phénomène. Alors les quatre mandarins descendirent de leurpiédestal, s’approchèrent d’elle et, se prosternant à ses piedsavec toute l’exactitude du cérémonial chinois, lui dirent des versen forme de compliments. Ces quatre mandarins étaient le prince deLigne, monsieur de Ségur, monsieur de Cobenzl et Potemkine.

Cependant, j’avais déjà successivement visitéla colonne de Grégoire Orloff, la pyramide élevée au vainqueur deTchesma et la grotte du Pausilipe. J’étais depuis quatre heureserrant dans ce jardin qui renferme des lacs, des plaines et desforêts, commençant à désespérer de rencontrer celui que j’y étaisvenu chercher, lorsqu’en traversant une avenue, j’aperçus dans unecontre-allée un officier en redingote d’uniforme qui me salua etcontinua son chemin. J’avais derrière moi un garçon jardinier quiratissait une allée ; je lui demandai quel était cet officiersi poli : « C’est l’Empereur », me répondit-il.

Aussitôt je m’élançai par une alléetransversale qui devait couper diagonalement le sentier où sepromenait l’Empereur ; et, en effet, à peine eus-je faitquatre-vingts pas, que je le vis de nouveau ; mais aussi enl’apercevant je n’eus pas la force de faire un pas de plus.

L’Empereur s’arrêta un instant ; puis,voyant que le respect m’empêchait d’aller à lui, il continua sonchemin vers moi : j’étais rangé sur le revers de l’allée, etl’Empereur tenait le milieu ; je l’attendis le chapeau à lamain, et tandis qu’il s’avançait en boitant légèrement, car uneblessure qu’il s’était faite à la jambe, dans un de ses voyages surles rives du Don, venait de se rouvrir, je pus remarquer lechangement extrême qui s’était fait en lui depuis que je l’avais vuà Paris il y avait neuf ans. Son visage, autrefois si ouvert et sijoyeux, était tout terni d’une tristesse maladive, et il étaitvisible, ce que l’on disait au reste tout haut, qu’une mélancolieprofonde le dévorait. Cependant, ses traits avaient conservé uneexpression de bienveillance telle que je fus à peu près rassuré etque, au moment où il passa, faisant un pas vers lui :

– Sire, lui dis-je.

– Mettez votre chapeau, Monsieur, me dit-il,l’air est trop vif pour rester nu-tête.

– Que Votre Majesté permette…

– Couvrez-vous donc, Monsieur, couvrez-vousdonc.

Et comme il voyait que le respect m’empêchaitd’obéir à cet ordre, il me prit le chapeau et, d’une main, mel’enfonçant sur la tête, de l’autre il me saisit le bras pour meforcer à le garder. Alors, comme il vit que ma résistance était àbout :

– Et maintenant, me dit-il, que mevoulez-vous ?

– Sire, cette pétition.

Et je tirai la supplique de ma poche. Àl’instant même, son visage s’assombrit.

– Savez-vous, Monsieur, me dit-il, vous qui mepoursuivez ici, que je quitte Saint-Pétersbourg pour fuir lespétitions ?

– Oui, Sire, je le sais, répondis-je, et je neme dissimule pas la hardiesse de ma démarche ; mais cettedemande a peut-être plus qu’une autre des droits à la bienveillancede Votre Majesté : elle est apostillée.

– Par qui ? interrompit vivementl’Empereur.

– Par l’auguste frère de Votre Majesté, parSon Altesse Impériale le grand-duc Constantin.

– Ah ! ah ! fit l’Empereur enavançant la main, mais en la retirant aussitôt.

– De sorte, dis-je, que j’ai espéré que VotreMajesté, dérogeant à ses habitudes, daignerait recevoir cettesupplique.

– Non Monsieur, non, dit l’Empereur, je ne laprendrai pas car demain on m’en présenterait mille, et je seraisobligé de fuir ces jardins où je ne serais plus seul. Mais,ajouta-t-il en voyant le désappointement que ce refus produisaitsur ma physionomie et en étendant la main du côté de l’église deSainte-Sophie, mettez cette demande à la poste, là, dans laville ; aujourd’hui même je la verrai, et après-demain vousaurez la réponse.

– Sire, que de reconnaissance !

– Voulez-vous me la prouver ?

– Oh ! Votre Majesté peut-elle me ledemander ?

– Eh bien ! ne dites à personne que vousm’avez présenté une pétition et que vous n’avez pas été puni.Adieu, Monsieur.

L’Empereur s’éloigna, me laissant stupéfait desa mélancolique bonhomie. Je n’en suivis pas moins son conseil, etmis ma pétition à la poste. Trois jours après, comme il me l’avaitpromis, je reçus sa réponse.

C’était mon brevet de professeur d’escrime aucorps impérial du génie, avec le grade de capitaine.

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