Le Misanthrope

SCÈNE VII

Alceste, Arsinoé
Arsinoé
Vous voyez, elle veut que je vous entretienne,
Attendant un moment que mon carrosse vienne ;
Et jamais tous ses soins ne pouvaient m’offrir rien
Qui me fût plus charmant qu’un pareil entretien.
En vérité, les gens d’un mérite sublime
Entraînent de chacun et l’amour et l’estime ;
Et le vôtre, sans doute, a des charmes secrets
Qui font entrer mon cœur dans tous vos intérêts.
Je voudrais que la cour, par un regard propice,
À ce que vous valez rendît plus de justice.
Vous avez à vous plaindre ; et je suis en courroux,
Quand je vois chaque jour qu’on ne fait rien pour vous.
Alceste
Moi, madame ? Et sur quoi pourrais-je rien prétendre ?
Quel service à l’État est-ce qu’on m’a vu rendre ?
Qu’ai-je fait, s’il vous plait, de si brillant de soi,
Pour me plaindre à la cour qu’on ne fait rien pour moi15 ?
Arsinoé
Tous ceux sur qui la cour jette des yeux propices
N’ont pas toujours rendu de ces fameux services.
Il faut l’occasion ainsi que le pouvoir ;
Et le mérite enfin que vous nous faites voir,
Devrait…
Alceste
Mon dieu ! laissons mon mérite, de grâce
De quoi voulez-vous là que la cour s’embarrasse ?
Elle aurait fort à faire, et ses soins seraient grands
D’avoir à déterrer le mérite des gens.
Arsinoé
Un mérite éclatant se déterre lui-même.
Du vôtre en bien des lieux on fait un cas extrême ;
Et vous saurez de moi qu’en deux fort bons endroits,
Vous fûtes hier loué par des gens d’un grand poids.
Alceste
Hé ! madame, l’on loue aujourd’hui tout le monde,
Et le siècle par là n’a rien qu’on ne confonde.
Tout est d’un grand mérite également doué,
Ce n’est plus un honneur que de se voir loué ;
D’éloges on regorge, à la tête on les jette,
Et mon valet de chambre est mis dans la gazette.
Arsinoé
Pour moi, je voudrais bien que, pour vous montrer mieux,
Une charge à la cour vous pût frapper les yeux.
Pour peu que d’y songer vous nous fassiez les mines16,
On peut, pour vous servir, remuer des machines ;
Et j’ai des gens en main que j’emploierai pour vous,
Qui vous feront à tout un chemin assez doux.
Alceste
Et que voudriez-vous, madame, que j’y fisse ?
L’humeur dont je me sens veut que je m’en bannisse ;
Le ciel ne m’a point fait, en me donnant le jour,
Une âme compatible avec l’air de la cour.
Je ne me trouve point les vertus nécessaires
Pour y bien réussir, et faire mes affaires.
Être franc et sincère est mon plus grand talent ;
Je ne sais point jouer les hommes en parlant ;
Et qui n’a pas le don de cacher ce qu’il pense,
Doit faire en ce pays fort peu de résidence17.
Hors de la cour, sans doute, on n’a pas cet appui,
Et ces titres d’honneur qu’elle donne aujourd’hui ;
Mais on n’a pas aussi, perdant ces avantages,
Le chagrin de jouer de fort sots personnages :
On n’a point à souffrir mille rebuts cruels,
On n’a point à louer les vers de messieurs tels18
À donner de l’encens à madame une telle,
Et de nos francs marquis essuyer la cervelle.
Arsinoé
Laissons, puisqu’il vous plaît, ce chapitre de cour :
Mais il faut que mon cœur vous plaigne en votre amour ;
Et, pour vous découvrir là-dessus mes pensées,
Je souhaiterais fort vos ardeurs mieux placées.
Vous méritez, sans doute, un sort beaucoup plus doux,
Et celle qui vous charme est indigne de vous.
Alceste
Mais en disant cela, songez-vous, je vous prie,
Que cette personne est, madame, votre amie ?
Arsinoé
Oui. Mais ma conscience est blessée en effet
De souffrir plus longtemps le tort que l’on vous fait.
L’état où je vous vois afflige trop mon âme,
Et je vous donne avis qu’on trahit votre flamme.
Alceste
C’est me montrer, madame, un tendre mouvement,
Et de pareils avis obligent un amant.
Arsinoé
Oui, toute mon amie, elle est et je la nomme19
Indigne d’asservir le cœur d’un galant homme ;
Et le sien n’a pour vous que de feintes douceurs.
Alceste
Cela se peut, madame, on ne voit pas les cœurs ;
Mais votre charité se serait bien passée
De jeter dans le mien une telle pensée.
Arsinoé
Si vous ne voulez pas être désabusé,
Il faut ne vous rien dire, il est assez aisé.
Alceste
Non. Mais sur ce sujet quoi que l’on nous expose,
Les doutes sont fâcheux plus que toute autre chose ;
Et je voudrais, pour moi, qu’on ne me fît savoir
Que ce qu’avec clarté l’on peut me faire voir.
Arsinoé
Hé bien ! c’est assez dit ; et, sur cette matière,
Vous allez recevoir une pleine lumière.
Oui, je veux que de tout vos yeux vous fassent foi.
Donnez-moi seulement la main jusque chez moi ;
Là, je vous ferai voir une preuve fidèle
De l’infidélité du cœur de votre belle20
Et, si pour d’autres yeux le vôtre peut brûler,
On pourra vous offrir de quoi vous consoler.
15Me plaindre qu’on ne fait rien. Il fallait de ce qu’on ne fait rien, ou qu’on ne fasse rien. AUGER.
16Faire mine de quelque chose est une bonne expression dans le style familier. Faire la mine signifie faire la grimace ; et on ne doit pas dire je fais la mine d’aimer, la mine de haïr, parce que la mine est une expression absolue, comme faire le plaisant, le dévot, le connaisseur. VOLT.
17La Bruyère eut peut-être une réminiscence de ce passage, lorsqu’il écrivit : « Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux, de son visage : il est profond, impénétrable il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, parle, agit contre ses sentiments. » De la cour.
18Quid Romæ faciam ? Mentiri nescio : librum,
Si malus est, nequeo laudare et poscere ; etc.
Juv., Sat. ni, v. 41.
19Il faut dire, toute mon amie qu’elle est, et non pas toute mon amie elle est. Je la nomme est vicieux : le terme propre est je la déclare. On ne peut nommer qu’un nom : Je le nomme grand, vertueux, barbare : je la déclare indigne de mon amitié. VOLT.
20Une preuve fidèle de l’infidélité est un jeu de mots qu’on a désapprouvé. Malherbe avait dit avant Molière, dans les Larmes de saint Pierre, poème imité du Transillo :
Fait, de tous les assauts que la rage peut faire,
Une fidèle preuve à l’infidélité.
Et Corneille dans Cinna :
Rends un sang infidèle à l’infidélité.
Le goût des concetti, puisé dans la poésie italienne, exerçait encore son influence sur les esprits les plus vigoureux. AUGER. ;

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