Le Misanthrope

SCÈNE VII

Célimène, Éliante, Alceste, Philinte
Alceste, à Célimène.
Hé bien ! je me suis tu, malgré ce que je voi,
Et j’ai laissé parler tout le monde avant moi.
Ai-je pris sur moi-même un assez long empire ?
Et puis-je maintenant ?…
Célimène
Oui, vous pouvez tout dire ;
Vous en êtes en droit, lorsque vous vous plaindrez,
Et de me reprocher tout ce que vous voudrez.
J’ai tort, je le confesse ; et mon âme confuse
Ne cherche à vous payer d’aucune vaine excuse.
J’ai des autres ici méprisé le courroux ;
Mais je tombe d’accord de mon crime envers vous.
Votre ressentiment, sans doute, est raisonnable ;
Je sais combien je dois vous paraître coupable,
Que toute chose dit que j’ai pu vous trahir,
Et qu’enfin vous avez sujet de me haïr.
Faites-le, j’y consens.
Alceste
Hé ! le puis-je, traîtresse ?
Puis-je ainsi triompher de toute ma tendresse ?
Et, quoique avec ardeur je veuille vous haïr,
Trouvé-je un cœur en moi tout prêt à m’obéir ?

[À Liante et à Philinte.]

Vous voyez ce que peut une indigne tendresse,
Et je vous fais tous deux témoins de ma faiblesse.
Mais, à vous dire vrai, ce n’est pas encore tout,
Et vous allez me voir la pousser jusqu’au bout,
Montrer que c’est à tort que sages on nous nomme,
Et que dans tous les cœurs il est toujours de l’homme.

[À Célimène.]

Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits ;
J’en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits,
Et me les couvrirai du nom d’une faiblesse,
Où le vice du temps porte votre jeunesse,
Pourvu que votre cœur veuille donner les mains18
Au dessein que j’ai fait de fuir tous les humains,
Et que dans mon désert, où j’ai fait vœu de vivre,
Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre.
C’est par là seulement que, dans tous les esprits,
Vous pouvez réparer le mal de vos écrits,
Et qu’après cet éclat qu’un noble cœur abhorre,
Il peut m’être permis de vous aimer encore.
Célimène
Moi, renoncer au monde avant que de vieillir,
Et dans votre désert aller m’ensevelir !
Alceste
Et, s’il faut qu’à mes feux votre flamme réponde,
Que vous doit importer tout le reste du monde ?
Vos désirs avec moi ne sont-ils pas contents ?
Célimène
La solitude effraye une âme de vingt ans.
Je ne sens point la mienne assez grande, assez forte,
Pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte19.
Si le don de ma main peut contenter vos vœux,
Je pourrai me résoudre à serrer de tels nœuds ;
Et l’hymen…
Alceste
Non. Mon cœur à présent vous déteste,
Et ce refus lui seul fait plus que tout le reste.
Puisque vous n’êtes point, en des liens si doux,
Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous,
Allez, je vous refuse ; et ce sensible outrage,
De vos indignes fers pour jamais me dégage.
18On dira bien mon cœur y consent ; mais on ne doit pas dire, mon cœur y donne les mains ; parce qu’un cœur qui a des mains est une figure impossible à concevoir. AUGER.
19On disait, du temps de Molière, prendre un dessein, comme on dit prendre une résolution. On dit aujourd’hui, concevoir, former un dessein. IBID.

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