Le Misanthrope

SCÈNE V

Arsinoé, Célimène
Arsinoé
Leur départ ne pouvait plus à propos se faire.
Célimène
Voulons-nous nous asseoir ?
Arsinoé
Il n’est pas nécessaire.
Madame, l’amitié doit surtout éclater
Aux choses qui le plus nous peuvent importer ;
Et, comme il n’en est point de plus grande importance
Que celles de l’honneur et de la bienséance,
Je viens, par un avis qui touche votre honneur,
Témoigner l’amitié que pour vous a mon cœur.
Hier j’étais chez des gens de vertu singulière8,
Où sur vous du discours on tourna la matière ;
Et là, votre conduite, avec ses grands éclats,
Madame, eut le malheur qu’on ne la loua pas.
Cette foule de gens dont vous souffrez visite,
Votre galanterie, et les bruits qu’elle excite,
Trouvèrent des censeurs plus qu’il n’aurait fallu,
Et bien plus rigoureux que je n’eusse voulu.
Vous pouvez bien penser quel parti je sus prendre ;
Je fis ce que je pus pour vous pouvoir défendre ;
Je vous excusai fort sur votre intention,
Et voulus de votre âme être la caution.
Mais vous savez qu’il est des choses dans la vie
Qu’on ne peut excuser, quoiqu’on en ait envie ;
Et je me vis contrainte à demeurer d’accord
Que l’air dont vous vivez vous faisait un peu tort ;
Qu’il prenait dans le monde une méchante face ;
Qu’il n’est conte fâcheux que partout on n’en fasse ;
Et que, si vous vouliez, tous vos déportements
Pourraient moins donner prise aux mauvais jugements.
Non que j’y croie au fond l’honnêteté blessée ;
Me préserve le ciel d’en avoir la pensée !
Mais aux ombres du crime on prête aisément foi
Et ce n’est pas assez de bien vivre pour soi.
Madame, je vous crois l’âme trop raisonnable
Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.
Célimène
Madame, j’ai beaucoup de grâces à vous rendre,
Un tel avis m’oblige ; et, loin de le mal prendre,
J’en prétends reconnaître à l’instant la faveur,
Par un avis aussi qui touche votre honneur ;
Et, comme je vous vois vous montrer mon amie,
En m’apprenant les bruits que de moi l’on publie,
Je veux suivre, à mon tour, un exemple si doux,
En vous avertissant de ce qu’on dit de vous.
En un lieu, l’autre jour, où je faisais visite,
Je trouvai quelques gens d’un très rare mérite,
Qui, parlant des vrais soins d’une âme qui vit bien,
Firent tomber sur vous, madame, l’entretien.
Là, votre pruderie et vos éclats de zèle
Ne furent pas cités comme un fort bon modèle ;
Cette affectation d’un grave extérieur,
Vos discours éternels de sagesse et d’honneur,
Vos mines et vos cris aux ombres d’indécence
Que d’un mot ambigu peut avoir l’innocence,
Cette hauteur d’estime où vous êtes de vous,
Et ces yeux de pitié que vous jetez sur tous,
Vos fréquentes leçons et vos aigres censures
Sur des choses qui sont innocentes et pures ;
Tout cela, si je puis vous parler franchement,
Madame, fut blâmé d’un commun sentiment.
« À quoi bon, disaient-ils cette mine modeste,
« Et ce sage dehors que dément tout le reste ?
« Elle est à bien prier exacte au dernier point ;
« Mais elle bat ses gens, et ne les paye point9.
« Dans tous les lieux dévots elle étale un grand zèle ;
« Mais elle met du blanc, et veut paraître belle.
« Elle fait des tableaux couvrir les nudités ;
« Mais elle a de l’amour pour les réalités. »
Pour moi, contre chacun je pris votre défense,
Et leur assurai fort que c’était médisance ;
Mais tous les sentiments combattirent le mien,
Et leur conclusion fut que vous feriez bien
De prendre moins de soin des actions des autres,
Et de vous mettre un peu plus en peine des vôtres ;
Qu’on doit se regarder soi-même un fort long temps
Avant que de songer à condamner les gens ;
Qu’il faut mettre le poids d’une vie exemplaire
Dans les corrections qu’aux autres on veut faire ;
Et qu’encore vaut-il mieux s’en remettre, au besoin,
À ceux à qui le ciel en a commis le soin.
Madame, je vous crois aussi trop raisonnable,
Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.
Arsinoé
À quoi qu’en reprenant on soit assujettie,
Je ne m’attendais pas à cette repartie,
Madame ; et je vois bien, par ce qu’elle a d’aigreur,
Que mon sincère avis vous a blessée au cœur.
Célimène
Au contraire, madame ; et, si l’on était sage,
Ces avis mutuels seraient mis en usage.
On détruirait par là, traitant de bonne foi,
Ce grand aveuglement où chacun est pour soi.
Il ne tiendra qu’à vous qu’avec le même zèle
Nous ne continuions cet office fidèle,
Et ne prenions grand soin de nous dire, entre nous,
Ce que nous entendrons, vous de moi, moi de vous.
Arsinoé
Ah ! madame, de vous je ne puis rien entendre ;
C’est en moi que l’on peut trouver fort à reprendre.
Célimène
Madame, on peut, je crois, louer et blâmer tout ;
Et chacun a raison, suivant l’âge ou le goût.
Il est une saison pour la galanterie,
Il en est une aussi propre à la pruderie.
On peut, par politique, en prendre le parti,
Quand de nos jeunes ans l’éclat est amorti ;
Cela sert à couvrir de fâcheuses disgrâces.
Je ne dis pas qu’un jour je ne suive vos traces ;
L’âge amènera tout ; et ce n’est pas le temps,
Madame, comme on sait, d’être prude à vingt ans.
Arsinoé
Certes, vous vous targuez d’un bien faible avantage,
Et vous faites sonner terriblement votre âge.
Ce que de plus que vous on en pourrait avoir,
N’est pas un si grand cas pour s’en tant prévaloir10 ;
Et je ne sais pourquoi votre âme ainsi s’emporte,
Madame, à me pousser de cette étrange sorte.
Célimène
Et moi, je ne sais pas, madame, aussi pourquoi
On vous voit en tous lieux vous déchaîner sur moi11.
Faut-il de vos chagrins sans cesse à moi vous prendre ?
Et puis-je mais des soins qu’on ne va pas vous rendre ?
Si ma personne aux gens inspire de l’amour,
Et si l’on continue à m’offrir chaque jour
Des vœux que votre cœur peut souhaiter qu’on m’ôte,
Je n’y saurais que faire, et ce n’est pas ma faute ;
Vous avez le champ libre, et je n’empêche pas
Que, pour les attirer, vous n’ayez des appas.
Arsinoé
Hélas ! et croyez-vous que l’on se mette en peine
De ce nombre d’amants dont vous faites la vaine
Et qu’il ne nous soit pas fort aisé de juger
À quel prix aujourd’hui l’on peut les engager ?
Pensez-vous faire croire, à voir comme tout roule,
Que votre seul mérite attire cette foule ?
Qu’ils ne brûlent pour vous que d’un honnête amour,
Et que pour vos vertus, ils vous font tous la cour ?
On ne s’aveugle point par de vaines défaites,
Le monde n’est point dupe ; et j’en vois qui sont faites
À pouvoir inspirer de tendres sentiments,
Qui chez elles pourtant ne fixent point d’amants ;
Et de là nous pouvons tirer des conséquences,
Qu’on n’acquiert point leurs cœurs sans de grandes avances ;
Qu’aucun, pour nos beaux yeux, n’est notre soupirant,
Et qu’il faut acheter tous les soins qu’on nous rend.
Ne vous enflez donc pas d’une si grande gloire,
Pour les petits brillants d’une faible victoire12 ;
Et corrigez un peu l’orgueil de vos appas,
De traiter pour cela les gens de haut en bas13.
Si nos yeux enviaient les conquêtes des vôtres,
Je pense qu’on pourrait faire comme les autres,
Ne se point ménager, et vous faire bien voir
Que l’on a des amants quand on en veut avoir.
Célimène
Ayez-en donc, madame, et voyons cette affaire ;
Par ce rare secret efforcez-vous de plaire ;
Et sans…
Arsinoé
Brisons, madame, un pareil entretien,
Il pousserait trop loin votre esprit et le mien ;
Et j’aurais pris déjà le congé qu’il faut prendre,
Si mon carrosse encore ne m’obligeait d’attendre.
Célimène
Autant qu’il vous plaira vous pouvez arrêter,
Madame, et là-dessus rien ne doit vous hâter.
Mais, sans vous fatiguer de ma cérémonie,
Je m’en vais vous donner meilleure compagnie ;
Et monsieur, qu’à propos le hasard fait venir,
Remplira mieux ma place à vous entretenir14.
8Autrefois hier ne comptait que pour une syllabe. Ces petites bizarreries de prosodie, que l’on doit attribuer à la prononciation, s’étendaient encore à quelques autres mots, tels que sanglier, meurtrier, qui ne comptaient que pour deux syllabes. L’Académie française, dans ses Sentiments sur les vers du Cid (act. II, sc. VII), reproche à Corneille de faire meurtrier de trois syllabes. Corneille avait raison en innovant ainsi.
9Paye est un de ces mots qui ne peuvent entrer dans le vers, qu’autant qu’ils sont suivis d’un mot commençant par une voyelle ou par une h non aspirée : alors l’e muet qui les termine est élidé. Cette règle ne s’observait pas rigoureusement du temps de Molière. AUGER.
10N’est pas un si grand cas, pour dire, n’est pas une si grande chose. Cette locution, qui se trouve dans le Dictionnaire de l’Académie, édition de 1694, n’est plus d’aucun usage. AUGER.
11On s’emporte, on se déchaîne, on s’irrite, on crie, on cabale contre une personne, et non sur elle. VOLT.
12Ce mot de brillants était autrefois d’un usage plus étendu qu’aujourd’hui : on disait : il y a bien des brillants, de grands brillants dans ce poème. Ces exemples sont tirés du Dictionnaire de l’Académie, édition de 1694. Brillants ne se dit plus, au figuré, qu’accompagné de l’adjectif faux ; cet ouvrage est rempli de faux brillants. AUGER.
13VAR. De traiter pour cela les gens du haut en bas.
14On ne peut pas dire, je remplis la place à travailler ; il faut dire en travaillant. Je remplis la place par mon travail. Je remplis la place de monsieur, en m’entretenant avec vous. VOLT.

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