Le Misanthrope

SCÈNE VII

Alceste, Célimène, Éliante, Acaste, Philinte, Clitandre, un garde de la Maréchaussée
Alceste, allant au-devant du garde.
Qu’est-ce donc qu’il vous plaît ?
Venez, monsieur.
Le garde
Monsieur, j’ai deux mots à vous dire.
Alceste
Vous pouvez parler haut, monsieur, pour m’en instruire.
Le garde
Messieurs les maréchaux, dont j’ai commandement,
Vous mandent de venir les trouver promptement,
Monsieur.
Alceste
Qui ? moi, monsieur ?
Le garde
Vous-même.
Alceste
Et pourquoi faire ?
Philinte, à Alceste.
C’est d’Oronte et de vous la ridicule affaire.
Célimène, à Philinte.
Comment ?
Philinte
Oronte et lui se sont tantôt bravés
Sur certains petits vers, qu’il n’a pas approuvés ;
Et l’on veut assoupir la chose en sa naissance25.
Alceste
Moi, je n’aurai jamais de lâche complaisance.
Philinte
Mais il faut suivre l’ordre : allons, disposez-vous.
Alceste
Quel accommodement veut-on faire entre nous ?
La voix de ces messieurs me condamnera-t-elle
À trouver bons les vers qui font notre querelle ?
Je ne me dédis point de ce que j’en ai dit,
Je les trouve méchants.
Philinte
Mais, d’un plus doux esprit…
Alceste
Je n’en démordrai point, les vers sont exécrables.
Philinte
Vous devez faire voir des sentiments traitables.
Allons, venez.
Alceste
J’irai ; mais rien n’aura pouvoir
De me faire dédire.
Philinte
Allons vous faire voir.
Alceste
Hors qu’un commandement exprès du roi me vienne,
De trouver bons les vers dont on se met en peine,
Je soutiendrai toujours, morbleu ! qu’ils sont mauvais,
Et qu’un homme est pendable après les avoir faits26.

[À Clitandre et à Acaste, qui rient.]

Par la sambleu ! messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis.
Célimène
Allez vite paraître
Où vous devez.
Alceste
J’y vais, madame ; et sur mes pas
Je reviens en ce lieu pour vider nos débats.
25Avant la révolution de 1789, les maréchaux de France formaient un tribunal auquel était exclusivement réservée la connaissance des affaires d’honneur entre gentilshommes ou officiers. Ce tribunal avait à Paris une garde dite de la connétablie, chargée d’exécuter ses ordres. Dès qu’un officier ou un simple garde de la connétablie était averti qu’une provocation avait eu lieu, il s’assurait des deux adversaires, et les faisait comparaître devant le tribunal, qui prescrivait à l’agresseur des réparations capables de satisfaire l’offensé, et exigeait de tous deux leur parole d’honneur qu’ils ne donneraient point suite à l’affaire. AUGER.
26On prétend que cette saillie d’Alceste est échappée à Boileau devant Molière qui l’engageait à moins maltraiter Chapelain dans ses satires, en lui représentant que ce poète était considéré de M. Colbert et du roi lui-même. « Ho ! le roi et M. Colbert feront ce qu’il leur plaira, répondit le satirique ; mais à moins que le roi ne m’ordonne expressément de trouver bons les vers de Chapelain, je soutiendrai toujours qu’un homme, après avoir fait la Pucelle, mérite d’être pendu. » AUGER.

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