Le Mort Vivant

Chapitre 10GÉDÉON FORSYTH ET LE GRAND ÉRARD

Je suis bien sûr que personne d’entre vous n’alu le Mystère de l’Omnibus, par E. H. B., un roman qui afiguré pendant plusieurs jours aux devantures des libraires, etpuis qui a entièrement disparu de la surface du globe. Ce quedeviennent les livres, une semaine ou deux après leur publication,où ils vont, à quel usage on les emploie : ce sont là autantde problèmes qui, bien souvent, m’ont tourmenté pendant des nuitsd’insomnie. Le fait est que personne, à ma connaissance, n’a lule Mystère de l’Omnibus,par E. H. B., cependant j’ai pum’assurer qu’il n’existe plus aujourd’hui que trois exemplaires decet ouvrage. L’un se trouve à la bibliothèque du Bristish Museum,d’ailleurs à jamais rendu inabordable par suite d’une erreurd’inscription au catalogue ; un autre se trouve dans les cavesde débarras de la Bibliothèque des Avocats, à Édimbourg ;enfin, le troisième, relié en maroquin, appartient à notre amiGédéon Forsyth. Pour vous expliquer le placement actuel de cetroisième exemplaire, vous allez évidemment supposer que Gédéon abeaucoup admiré le roman d’E. H. B. Et, je puis vous le dire, vousne vous tromperez pas dans cette supposition. Gédéon, aujourd’huiencore, continue à admirer le Mystère de l’Omnibus :il l’admire et il l’aime, avec une tendresse toute paternelle, carc’est lui-même qui en est l’auteur. Il l’a signé des initiales deson oncle, M. Édouard Hugues Bloomfield ; mais c’est luiseul qui l’a écrit en entier. Il s’était d’abord demandé, avant lapublication, s’il n’allait pas tout au moins confier à quelquesamis le secret de sa paternité ; mais après la publication, etl’insuccès monumental qui l’a accueillie, la modestie du jeuneromancier est devenue plus pressante ; et, sans la révélationque je vous fais aujourd’hui, le nom de l’auteur de ce remarquableouvrage aurait risqué de demeurer à jamais inconnu.

Cependant, le jour déjà lointain où MichelFinsbury prit son fameux congé, le livre de Gédéon venait à peinede paraître, et un de ses exemplaires se trouvait exposé àl’étalage de la marchande de journaux, dans la Gare deWaterloo : de telle sorte que Gédéon put le voir, avant demonter dans le train qui allait le conduire à Hampton-Court. Mais,le croira-t-on ? la vue de son œuvre ne provoqua chez luiqu’un sourire dédaigneux. « Quelle vaine ambition deparesseux, se dit-il, que celle d’un faiseur delivres ! » Il eut honte de s’être abaissé jusqu’à lapratique d’un art aussi enfantin. Tout entier à la pensée de sapremière cause, il se sentait enfin devenu un homme. Et la muse quipréside au roman-feuilleton (une dame qui doit être sans douted’origine française) s’envola d’auprès de lui, pour aller se mêlerde nouveau à la danse de ses sœurs, autour des immortellesfontaines de l’Hélicon.

Durant toute la demi-heure du voyage, desaines et robustes réflexions pratiques égayèrent l’âme du jeuneavocat. À tout instant, il se choisissait, par la portière duwagon, la petite maison de campagne qui allait bientôt devenirl’asile de sa vie. Et déjà, en parfait propriétaire, il projetaitdes améliorations aux maisons qu’il voyait ; à l’une, ilajoutait une écurie ; à l’autre, un jeu de tennis ; ils’imaginait le charmant aspect qu’aurait une troisième, lorsque, enface d’elle, sur la rivière, il se serait fait construire unpavillon de bois. « Et quand je pense, se disait-il, qu’il y aune heure à peine j’étais encore un insouciant jeune sot,uniquement occupé de canotage et de romans-feuilletons ! Jepassais à côté des plus ravissantes maisons de campagne sans mêmeles honorer d’un regard ! Comme il faut peu de temps pourmûrir un homme ! »

Le lecteur intelligent reconnaîtra tout desuite, et d’après ce simple monologue, les ravages causés dans lecœur de Gédéon par les beaux yeux deMlle Hazeltine. L’avocat, au sortir de John Street,avait conduit la jeune fille dans la maison de son oncle,M. Bloomfield ; et ce personnage, ayant appris de sonneveu qu’elle était victime d’une double oppression, l’avait prisebruyamment sous sa protection.

– Je me demande qui est le pire des deux,s’était-il écrié : ce vieil oncle sans scrupules, ou cegrossier jeune coquin de neveu ! En tout cas, je vais tout desuite écrire au Pall Mall, pour les dénoncer !Quoi ! Vous dites que non ? Pardon, monsieur, il fautqu’ils soient dénoncés ! C’est un devoir public…Comment ? Vous dites que cet oncle est un conférencierradical ? En ce cas, oui, vous avez raison, la chose doit êtremenée avec plus de réserve ! Je suis sûr que ce pauvre oncleaura été scandaleusement trompé !

De tout cela résulta que M. Bloomfield nemit pas à exécution son projet de lettre à la Pall MallGazette. Il déclara seulement que miss Hazeltine avait à êtretenue à l’abri des recherches probables de ses persécuteurs ;et comme il se trouvait posséder un yacht, il jugea qu’aucune autreretraite ne pouvait être plus sûre pour l’infortunée jeune fille.Le matin même du jour où Gédéon se rendait à Hampton Court, Julia,en compagnie de M. et de Mme Bloomfield, avaitquitté Londres à bord du yacht familial. Et Gédéon, comme l’onpense, aurait bien aimé être du voyage : mais son onclen’avait pas cru devoir lui accorder cette faveur. « Non,Gid ! lui avait-il dit. On va évidemment te filer ; il nefaut pas qu’on te voie avec nous ! » Et le jeune hommen’avait pas osé contester cette étrange illusion ; car ilcraignait que son oncle ne se relâchât de son beau zèle pour laprotection de Julia, s’il découvrait que l’affaire n’était pasaussi romanesque qu’il se l’était figurée. Au reste, la discrétionde Gédéon avait eu sa récompense ; car le vieux Bloomfield, enlui posant sur l’épaule sa pesante main, avait ajouté ces mots,dont la signification avait été aussitôt comprise : « Jedevine bien ce que tu as en tête, Gédéon ! Mais si tu veuxobtenir cette jeune fille, il faudra que tu travailles, mongaillard, entends-tu ? »

Ces agréables paroles avaient déjà contribué àégayer l’avocat lorsque, ayant pris congé des voyageurs, il étaitretourné chez lui pour lire des romans ; et, maintenant,pendant que le train l’emportait à Hampton Court, c’étaient ellesencore qui formaient la base fondamentale de ses viriles rêveries.Et quand il descendit du train et commença à se recueillir, pour ladélicate mission dont il s’était chargé, toujours encore il avaitdans les yeux le fin visage de Julia, et dans les oreilles lesparoles d’adieu de son oncle Édouard.

Mais bientôt de grosses surprises commencèrentà pleuvoir sur lui. Il apprit d’abord que, dans tout Hampton Court,il n’y avait aucune villa Kurnaul, aucun comte Tarnow, ni mêmeabsolument aucun comte du tout. Cela était fort étrange, mais, ensomme, il ne le jugea point tout à fait inexplicable.M. Dickson avait si bien déjeuné qu’il pouvait s’être trompéen lui donnant l’adresse. « Que doit faire, en pareillecirconstance, un homme pratique, avisé, et ayant l’habitude desaffaires ? » se demanda Gédéon. Et il se réponditaussitôt : « Télégraphier une dépêche brève etnette ! » Dix minutes après, nos fils télégraphiquesnationaux transmettaient à Londres l’importante missive quevoici : « Dickson, Hôtel Langham, Londres. Villa etpersonne inconnues ici ; suppose erreur d’adresse ;arriverai par train suivant. Forsyth. » Et, en effet, Gédéonlui-même ne tarda pas à descendre d’un fiacre devant le perron del’Hôtel Langham, avec, sur son front, les marques combinées d’uneextrême hâte et d’un grand effort intellectuel.

Je ne crois pas que Gédéon oublie jamaisl’Hôtel Langham. Il y apprit que, de même que le comte Tarnow, JohnDickson et Ezra Thomas n’existaient pas. Comment ?Pourquoi ? Ces deux questions dansaient dans le cerveautroublé du jeune homme ; et, avant que le tourbillon de sespensées se fût calmé, il se trouva déposé par un autre fiacredevant la porte de sa maison. Là, du moins, s’offrait à lui uneretraite accueillante et tranquille ! Là, du moins, ilpourrait réfléchir à son aise. Il franchit le corridor, mit sa clefdans la serrure, et ouvrit la porte, déjà rasséréné. La chambreétait toute noire, car la nuit était venue. Mais Gédéon connaissaitsa chambre, il savait où se trouvaient les allumettes, dans le coindroit, sur la cheminée. Et il s’avança résolument, et, ce faisant,il se cogna contre un corps lourd, à un endroit où aucun corps dece genre n’aurait dû exister. Il n’y avait rien dans cet endroit,quand Gédéon était sorti. Il avait fermé la porte à clef, derrièrelui ; il l’avait trouvée fermée à clef quand il étaitrevenu ; personne ne pouvait être entré ; et ce n’étaitguère probable, non plus, que les meubles pussent, d’eux-mêmes,changer leur position. Et cependant, sans l’ombre d’un doute, il yavait quelque chose là ! Gédéon étendit ses mains, dans lesténèbres. Oui, il y avait quelque chose, quelque chose de grand,quelque chose de poli, quelque chose de froid !

« Que le ciel me pardonne ! songeaGédéon ; on dirait un piano ! »

Il se rappela qu’il avait des allumettes dansla poche de son gilet, et en alluma une.

Ce fut effectivement un piano qui s’offrit àson regard stupéfait ; un vaste et solennel instrument, encoretout humide d’avoir été exposé à la pluie. Gédéon laissa brûlerl’allumette jusqu’au bout, et puis, de nouveau, les ténèbres serefermèrent autour de son ahurissement. Alors, d’une maintremblante, il alluma sa lampe, et s’approcha. De près ou de loin,le doute n’était pas permis : l’objet était bien un piano.C’était bien un piano qui se tenait là, impudemment, dans unendroit où sa présence était un démenti à toutes les loisnaturelles !

Gédéon ouvrit le clavier et frappa un accord.Aucun son ne troubla le silence de la chambre. « Serais-jemalade ? » se dit le jeune homme, pendant que son cœurs’arrêtait de battre. Il s’assit devant le piano, s’obstinarageusement dans ses tentatives pour rompre le silence, tantôt aumoyen de brillants arpèges, tantôt au moyen d’une sonate deBeethoven, que jadis (dans des temps plus heureux) il avait connuecomme l’une des œuvres les plus sonores de ce puissant compositeur.Et toujours pas un son ! Il donna sur les touches deux grandscoups de ses poings fermés. La chambre resta silencieuse comme untombeau.

Le jeune avocat se redressa en sursaut.

– Je suis devenu complètement sourd,s’écria-t-il tout haut, et personne ne le sait que moi ! Lapire des malédictions de Dieu s’est abattue sur moi !

Ses doigts rencontrèrent la chaîne de samontre. Aussitôt, il tira sa montre, et l’appliqua à sonoreille : il en entendait parfaitement le tic-tac.

– Je ne suis pas sourd ! dit-il.C’est pis encore, je suis fou ! Ma raison m’a abandonné pourtoujours !

Il promena autour de lui, dans la chambre, unregard inquiet, et aperçut notamment le fauteuil dans lequelM. Dickson s’était installé. Un bout de cigare traînait encoreau pied du fauteuil.

« Non, songea-t-il, cela ne peut avoirété un rêve. C’est ma tête qui déménage, évidemment ! Ainsi,par exemple, il me semble que j’ai faim ; ce sera sans douteencore une hallucination ! Mais, tout de même, je vais fairel’expérience. Je vais m’offrir encore un bon dîner ! Je vaisaller dîner au Café Royal, d’où il est bien possible que j’aie àêtre directement transporté dans un asile. »

Tout le long de son chemin, dans la rue, avecune curiosité morbide, il se demanda comment allait se trahir sonterrible mal. Allait-il assommer un garçon ? ou vouloir mangerson verre ? Et c’est ainsi qu’il se dirigea en courant vers leCafé Royal, avec la crainte angoissante de découvrir quel’existence de cet établissement était, elle aussi, unehallucination.

Mais la lumière, le mouvement, le bruit joyeuxdu café eurent vite fait de le réconforter. Il eut en outre lasatisfaction de reconnaître le garçon qui le servait d’ordinaire.Le dîner qu’il commanda ne lui fit pas l’effet d’être tropincohérent, et il éprouva, à le manger, une satisfaction où il neput découvrir rien d’anormal. « Ma parole, se dit-il, jerenais à l’espoir. Peut-être me suis-je affolé trop tôt ? Enpareille circonstance, qu’aurait fait Robert Skill ? » CeRobert Skill était, ai-je besoin de vous le dire ? leprincipal héros du Mystère de l’Omnibus. Gédéon avaitincarné en lui son idéal d’intelligence subtile et de fermedécision. Aussi ne pouvait-il pas douter que Robert Skill, dans unecirconstance pareille à celle où il se trouvait lui-même, auraitcertainement agi de la façon la plus sage et la meilleure possible.Restait seulement à savoir ce qu’il aurait fait. « Quellequ’eût été sa décision, se dit encore le jeune romancier, RobertSkill l’eût exécutée séance tenante. » Mais lui-même,malheureusement, ne voyait devant lui, pour l’instant qu’une seulechose à faire, qui était de s’en retourner dans sa chambre, sondîner fini. Et c’est donc ce qu’il fit séance tenante, àl’imitation de son noble héros.

Mais, quand il fut rentré chez lui, ils’aperçut que décidément aucune inspiration ne lui venait en aide.Et il se tint debout, sur le seuil, considérant avec stupeurl’instrument mystérieux. Toucher au clavier, une fois de plus,c’était au-dessus de ses forces : que le piano eût gardé sonincompréhensible silence, ou qu’il lui eût répondu par tous lesfracas des trompettes du jugement dernier, il sentait que safrayeur n’aurait pu que s’en accroître. « Ce doit être unefarce qu’on m’aura faite ! songea-t-il, encore qu’elle mesemble bien laborieuse et bien coûteuse ! Mais si ce n’est pasune farce, qu’est-ce que cela peut être ? En procédant parélimination, comme a procédé Robert Skill pour découvrir l’auteurde l’assassinat de lord Bellew, je suis forcément amené à conclureque ceci ne peut être qu’une farce ! »

Pendant qu’il raisonnait ainsi, ses yeuxtombèrent sur un objet qui lui parut une nouvelle confirmation deson hypothèse : à savoir, la pagode de cigares que Michelavait construite sur le piano. « Qu’est-ce quecela ? » se demanda Gédéon. Et, s’approchant, il démolitla pagode, d’un coup de poing. « Une clef ? se dit-ilensuite. Quelle singulière façon de la déposer là ! »

Il fit le tour de l’instrument, et aperçut,sur le côté, la serrure du couvercle. « Ah ! ah !voici à quoi correspond cette clef ! poursuivit-il.Évidemment, ces deux farceurs auront voulu que je regarde àl’intérieur du piano ! Étrange, en vérité, de plus en plusétrange ! » Sur quoi, il tourna la clef dans la serrure,et souleva le couvercle.

 

Dans quelles angoisses, dans quels accès derésolution fugitive, dans quels abîmes de désespoir Gédéon passa lanuit qui suivit, je préfère que mes lecteurs ne le sachentjamais.

La petite chanson des moineaux de Londres, lelendemain matin, le trouva épuisé, harassé, anéanti, et avec unesprit toujours vide du moindre projet. Il se leva, et,misérablement, regarda des fenêtres closes, une rue déserte, lalutte du gris de l’aube avec le jaune des becs de gaz. Il y a desmatinées où la ville tout entière semble s’éveiller avec unemigraine : c’était une de ces matinées-là, et la migrainetenaillait également la nuque et les tempes du pauvre Gédéon.

« Déjà le jour ! se dit-il, et jen’ai encore rien trouvé ! Il faut que celafinisse ! » Il referma le piano, mit la clef dans sapoche, et sortit pour aller prendre son café au lait. Pour lacentième fois son cerveau tournait comme une roue de moulin,broyant un mélange de terreurs, de dégoûts, et de regrets. Appelerla police, lui livrer le cadavre, couvrir les murs de Londresd’affiches décrivant John Dickson et Ezra Thomas, remplir lesjournaux de paragraphes intitulés : le Mystère du Temple,le Piano macabre, M. Forsyth admis à fournircaution : c’était là une ligne de conduite possible,facile, et même, en fin de compte, assez sûre ; mais, à bien yréfléchir, elle ne laissait pas d’avoir ses inconvénients. Agirainsi, n’était-ce pas révéler au monde toute une série de détailssur Gédéon lui-même qui n’avaient rien à gagner à êtrerévélés ? Car, enfin, un enfant se serait méfié de l’histoiredes deux aventuriers, et lui, Gédéon, tout de suite il l’avaitavalée. Le plus misérable avocaillon aurait refusé d’écouter desclients qui se présentaient à lui dans des conditions aussiirrégulières ; et lui, il les avait complaisamment écoutés. Etsi encore il s’était borné à les écouter ! Mais il s’était misen route pour la commission dont ils l’avaient chargé : lui,un avocat, il avait entrepris une commission bonne tout au pluspour un détective privé ! Et pour comble, hélas ! ilavait consenti à prendre l’argent que lui offraient sesvisiteurs ! « Non, non, se dit-il. La chose est tropclaire, je vais être déshonoré ! J’ai brisé ma carrière pourun billet de cinq livres ! »

Après trois gorgées de cette chaude,visqueuse, et boueuse tisane qui passe, dans les tavernes deLondres, pour une décoction de la graine du caféier, Gédéon compritqu’il y avait tout au moins un point sur lequel aucune hésitationn’était possible pour lui. La chose avait à être réglée sans lesecours de la police ! Mais encore avait-elle à être régléed’une façon quelconque et sans retard. De nouveau Gédéon se demandace qu’aurait fait Robert Skill : que peut faire un hommed’honneur pour se débarrasser d’un cadavre honorablementacquis ? Aller le déposer au coin de la rue voisine ?c’était soulever dans le cœur des passants une curiositédésastreuse. Le jeter dans une des cheminées de la ville ?toute sorte d’obstacles matériels rendaient une telle entreprisepresque impraticable. Lancer le corps par la portière d’un wagon,ou bien du haut de l’impériale d’un omnibus : hélas ! iln’y fallait point penser. Amener le corps sur un yacht et le noyerensuite, oui, cela se concevait déjà mieux : mais que dedépenses, pour un homme de ressources restreintes ! Lalocation du yacht, l’entretien de l’équipage, tout cela aurait étéruineux même pour un capitaliste. Soudain, Gédéon se rappela lespavillons, en forme de bateaux, qu’il avait vus la veille sur laTamise. Et ce souvenir fut pour lui un trait de lumière.

Un compositeur de musique – appelé, parexemple, Jimson, – pouvait fort bien, comme jadis le musicienimmortalisé par Hogarth, souffrir dans son inspiration du tapage deLondres. Il pouvait fort bien être pressé par le temps, pourachever un opéra : par exemple, un opéra-comique intituléOrange Pekoe ; une légère fantaisie chinoise dans legenre du Mikado. Orange Pekoe, musique de Jimson –« le jeune maëstro, un des maîtres les mieux doués de notrenouvelle école anglaise – le ravissant quintette des mandarins, unevigoureuse entrée des batteries, etc., etc., » d’un seul coup,le personnage complet de Jimson, avec sa musique, se dressa en pieddans l’esprit de Gédéon. Quoi de plus naturel, quoi de plusacceptable, que l’arrivée soudaine de Jimson dans un tranquillevillage des bords de l’eau, en compagnie d’un grand piano à queueet de la partition inachevée d’Orange Pekoe ? Ladisparition du susdit maëstro, quelques jours plus tard, nelaissant derrière lui qu’un piano, vidé de ses cordes ; cela,assurément, paraîtrait moins naturel. Mais cela même ne serait pastout à fait inexplicable. On pourrait fort bien, en somme, supposerque Jimson, devenu fou par suite des difficultés d’un chœur endouble fugue, avait commencé par détruire son piano, et s’étaitenfin jeté lui-même dans la rivière. N’était-ce pas là, en vérité,une catastrophe tout à fait digne d’un jeune musicien de lanouvelle école ?

« Pardieu, il faudra bien que ça marchecomme ça ! s’écria Gédéon. Jimson va nous tirerd’affaire ! »

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