Le Mort Vivant

Chapitre 16OÙ LES CUIRS SE TROUVENT HEUREUSEMENT REMIS À FLOT

Le lendemain matin, à dix heures, les deuxfrères Finsbury furent introduits dans la grande et belle pièce quiservait de cabinet d’audience à leur cousin Michel. Jean se sentaitun peu remis de son épuisement, mais avec un de ses pieds encore enpantoufle. Maurice, matériellement, paraissait moinsendommagé ; mais il était plus vieux de dix ans que le Mauricequi avait quitté Bournemouth huit jours auparavant. L’anxiété avaitlabouré son visage de rides profondes, et sa chevelure noiregrisonnait abondamment aux alentours des tempes.

Trois personnes attendaient les frèresFinsbury, assises devant une table. Au milieu était Michellui-même : il avait à sa droite Gédéon Forsyth, à sa gauche unvieux monsieur en lunettes, avec une vénérable chevelured’argent.

– Ma parole, c’est l’oncle Joe !s’écria Jean.

Maurice se frotta les yeux, plus ébahi qu’ilne l’avait encore été de tous les cauchemars des jours précédents.Puis, tout à coup, il s’avança vers son oncle, tout tremblant defureur.

– Je vais vous dire ce que vous avezfait, vieux coquin ! cria-t-il. Vous vous êtesévadé !

– Bonjour, Maurice Finsbury !répondit l’oncle Joseph, mais avec plus d’animosité que n’enlaisseraient supposer ces indulgentes paroles. Vous paraissezsouffrant, mon ami !

– Inutile de vous agiter,messieurs ! observa Michel. Maurice, essayez plutôt deregarder les faits bien en face ! Votre oncle, comme vousvoyez, n’a pas eu trop à souffrir de la « secousse » del’accident ; et un homme de cœur tel que vous ne peut manquerd’en être ravi !

– Mais alors, si c’est ainsi, balbutiaMaurice, qu’est-ce que c’était que le corps ? Serait-cevraiment possible, que cette chose qui m’a causé tant de souci etd’alarme, qui m’a tant usé l’esprit, cette chose que j’ai colportéede mes propres mains, n’ait été que le cadavre d’un étrangerquelconque ?

– Oh ! si l’idée vous afflige trop,vous pouvez ne pas aller jusque-là ! répondit Michel. Rien nevous empêche de supposer que le corps ait appartenu à un homme quevous avez eu l’occasion de rencontrer plusieurs fois, un compagnonde club, peut-être, peut-être même un client !

Maurice s’affala sur une chaise.

– Hé ! gémit-il, j’aurais biendécouvert l’erreur, si le baril était venu jusque chez moi !Et pourquoi n’y est-il pas venu ? Pourquoi est-il allé chezPitman ? Et de quel droit Pitman s’est-il permis del’ouvrir ?

– À ce propos-là, Maurice, dites-nousdonc ce que vous avez fait de l’Hercule antique ?demanda Michel.

– Ce qu’il en a fait ? Il l’a briséavec un hache-viande ! dit Jean. Les morceaux sont encore cheznous, dans la cave !

– Tout cela n’a aucune importance !se hâta de déclarer Maurice. L’essentiel, c’est que j’aie retrouvémon oncle, mon frauduleux tuteur ! Il m’appartient, lui, entout cas ! Et la tontine aussi, elle m’appartient ! Jeréclame la tontine ! J’affirme que l’oncle Masterman estmort !

– Il est temps que je mette un terme àcette folie, dit Michel, et cela une fois pour toutes ! Ce quevous affirmez est malheureusement presque vrai : en un certainsens, mon pauvre père est mort, et depuis longtemps déjà !Mais ce n’est pas dans le sens de la tontine et j’espère que, dansce sens-là, bien des années se passeront avant qu’il ne meure.Notre cher oncle Joseph l’a vu, ce matin même. Il vous dira que monpère est en vie, bien que, hélas ! son intelligence se soit àjamais éteinte !

– Il ne m’a pas reconnu ! – ditJoseph. Et pour rendre justice à ce vieux raseur, je dois ajouterque sa voix, en disant ces mots, frémissait d’une émotionsincère.

– Eh bien ! je vous retrouve là,monsieur Maurice Finsbury ! s’écria le Grand Vance. Millediables, quel idiot vous vous êtes montré !

– Quant à la ridicule et fâcheuseservitude où vous avez réduit l’oncle Joseph, reprit Michel,celle-là aussi a déjà trop duré ! J’ai préparé ici un acte parlequel vous rendez à votre oncle toute sa liberté, et le dégagez detoute obligation envers vous ! Vous allez d’abord, si vousvoulez bien, y apposer votre signature !

– Quoi ! cria Maurice, et que jeperde mes 7.800 livres, et mon commerce de cuirs, et tout cela sansaucun profit en échange ! Merci bien !

– Votre reconnaissance ne me surprendpas, Maurice ! commença Michel.

– Oh ! je sais que je n’ai rien àattendre de vous en faisant appel à vos sentiments ! réponditMaurice. Mais il y a ici un étranger, – que le diable m’enlève,d’ailleurs, si je sais pourquoi ! – et c’est à lui que je faisappel. Monsieur, poursuivit-il en s’adressant à Gédéon, voici monhistoire : j’ai été dépouillé de mon héritage pendant que jen’étais encore qu’un enfant, un orphelin ! Depuis lors,monsieur, jamais je n’ai eu qu’un rêve, qui était de rentrer dansmes fonds. Mon cousin Michel pourra vous dire de moi tout ce qu’ilvoudra : j’avouerai moi-même que je n’ai pas toujours été à lahauteur des circonstances. Mais ma situation n’en est pas moinscelle que je vous ai exposée, monsieur ! J’ai été dépouillé demon héritage ! Un enfant orphelin a été dépouillé de 7.800livres ! et j’ajoute que j’ai le droit pour moi ! Toutesles finasseries de M. Michel ne prévaudront point contrel’équité !

– Maurice, interrompit Michel,permettez-moi d’ajouter un petit détail, qui d’ailleurs ne sauraitvous déplaire, car il met en relief vos capacitésd’écrivain !

– Que voulez-vous dire ? demandaMaurice.

– Au fait, répondit Michel, j’épargneraivotre modestie ! Qu’il me suffise donc de vous faire savoir lenom d’une personne qui vient d’étudier de fort près un de vos plusrécents essais d’écriture comparée ! Le nom de cette personneest Moss, mon cher ami !

Il y eut un long silence.

– J’aurais dû deviner que cet hommevenait de votre part ! murmura Maurice.

– Et maintenant vous allez signer l’acte,n’est-ce pas ? dit Michel.

– Mais dites donc, Michel ! –s’écria Jean, avec un de ces généreux élans qui lui étaientfamiliers. Et moi, qu’est-ce que je deviens dans tout cela ?Maurice est à l’eau, je le vois bien ! Mais moi, pourquoi l’ysuivrais-je ? Et puis j’ai été volé, moi aussi, n’oubliez pascela ! J’ai été, moi aussi, un orphelin, tout comme lui, etélève de la même école !

– Jean, dit Michel, ne pensez-vous pasque vous feriez mieux de vous fier à moi ?

– Ma foi, vous avez raison, monvieux ! répondit le Grand Vance. Vous ne voudrez pas abuser del’innocence d’un orphelin, j’en jurerais. Et toi, Maurice, tu vassigner tout de suite le document en question, ou bien je mefâcherai, et, tu sais, je te ferai voir quelque chose qui étonnerata faible cervelle !

Avec un empressement soudain, et bieninespéré, Maurice se déclara prêt à signer la renonciation. Unsecrétaire de Michel vint apporter les pièces, les signaturesfurent dûment apposées, et ainsi Joseph Finsbury, une fois de plus,se trouva un homme libre.

– Et maintenant, mes amis, écoutez ce queje me propose de faire pour vous ! reprit alors Michel. Tenez,Maurice et Jean, voici un acte qui vous fait uniques possesseurs dela maison de cuirs ! Et voici un chèque, équivalent à toutl’argent déposé en banque au nom de l’oncle Joseph ! De tellesorte que vous pourrez vous figurer, mon cher Maurice, que vousvenez d’achever vos études à l’Institut Commercial. Et, comme vousm’avez dit vous-même que les cuirs remontaient, j’imagine que vousallez bientôt songer à prendre femme. Voici, en prévision de cetheureux événement, un petit cadeau de noces ! Oh ! pasencore le mien ! je verrai à vous donner autre chose quandvous aurez fixé la date du mariage ! Mais acceptez, dèsmaintenant, ce cadeau… de la part de M. Moss !

Et Maurice, devenu écarlate, bondit sur sonchèque.

– Je ne comprends rien à lacomédie ! observa Jean. Tout cela me paraît trop beau pourêtre vrai !

– C’est un simple transfert !répondit Michel. Je vous rachète l’oncle Joseph, voilà tout !Si c’est lui qui gagne la tontine, elle sera à moi ; si c’estmon père qui la gagne, elle sera à moi également : de tellefaçon que je n’ai pas trop à me plaindre de lacombinaison !

– Maurice, mon pauvre vieux, ceci te lacoupe ! commenta le Grand Vance.

– Et maintenant, monsieur Forsyth, repritMichel en s’adressant au personnage muet, vous voyez réunis devantvous tous les criminels que vous étiez si désireux deretrouver ! Tous à l’exception de Pitman, cependant !Pitman, voyez-vous ! a une mission sociale : il s’estvoué à la régénération artistique de la jeune fille. Aussi mesuis-je fait un scrupule de le déranger, à une heure où je le saisparticulièrement occupé. Mais vous pourrez, si vous voulez, lefaire arrêter dans son pensionnat : je connais l’adresse, etvous la dirai volontiers. Et quant au reste de la bande, la voicidevant vos yeux, et je crains que le spectacle n’ait rien deséduisant. À vous de décider ce que vous allez faire denous !

– Rien du tout, monsieur Finsbury !répondit Gédéon. Je crois avoir compris que c’est ce monsieur – etil désignait Maurice, – qui a été, comme nous disons dans notrejargon, le fons et origo de toute l’aventure ; mais,à ce que je crois avoir compris aussi, il a déjà été largementpayé. Et puis, pour vous parler en toute franchise, je ne vois pasce que quelqu’un aurait à gagner à un scandale public. Moi, pour mapart, je ne pourrais qu’y perdre. Et je ne saurais au contrairetrop bénir une aventure qui m’a valu le bonheur de faire votreconnaissance ! Déjà vous avez eu la bonté de m’envoyer deuxclients…

Michel rougit.

– C’était le moins que je pouvais fairepour m’excuser de certain dérangement qui vous est venu un peu parmon fait ! murmura-t-il. Mais il y a encore quelque chosequ’il faut que je vous dise ! Je ne voudrais pas que vouseussiez trop mauvaise opinion de mon pauvre Pitman, qui estcertainement la personne la plus inoffensive du monde. Nepourriez-vous pas venir, ce soir même, dîner en sa compagnie ?Au restaurant Verrey, par exemple, vers sept heures. Qu’endites-vous ?

– J’avais promis de dîner chez un de mesoncles, avec une amie ! répondit Gédéon. Mais je demanderai àen être dispensé pour ce soir… Et maintenant, cher monsieurFinsbury, un dernier point que je tiens à soumettre à votredécision : est-ce que, vraiment, nous ne pouvons rien pour lepauvre diable qui a emporté le piano ? Le souvenir de cetinfortuné me poursuit comme un remords !

– Hélas ! nous ne pouvons que leplaindre ! répondit Michel.

FIN

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