Le Mort Vivant

Chapitre 7OÙ PITMAN PREND CONSEIL D’UN HOMME DE LOI

Norfolk-Street n’est pas une grande rue ;et ce n’est pas non plus une belle rue. On en voit sortir surtoutdes bonnes à tout faire, sales, dépeignées, évidemment engagées aurabais : on les voit, le matin, aller chercher des provisionsdans la rue voisine, ou, le soir, se promener de long en large,écoutant la voix de l’amour. Deux fois par jour, on voit passer lemarchand de mou pour les chats. Parfois un novice joueurd’orgue de Barbarie se risque dans la rue, et aussitôt se remet enroute, dégoûté. Les jours de fête, Norfolk-Street sert d’arène auxjeunes sportsmen du voisinage, et les locataires ontl’occasion d’étudier les diverses méthodes possibles de l’attaqueet de la défense individuelles. Et tout cela, d’ailleurs, n’empêchepas cette rue d’avoir le droit de passer pour« respectable » ; car, étant très courte et très peupassagère, elle ne contient pas une seule boutique.

Au temps où se passe l’action de notre récit,le numéro 7 de Norfolk-Street avait à sa porte une plaque de cuivreavec ces mots : W.-D. Pitman, artiste. Cette plaquene se faisait pas remarquer par sa propreté ; et de la maison,dans son ensemble, je ne puis pas dire qu’elle eût rien departiculièrement engageant. Et cependant, cette maison, à uncertain point de vue, était une des curiosités de notrecapitale ; car elle avait pour locataire un artiste, – et mêmeun artiste distingué, n’eût-il, pour le distinguer, que soninsuccès, – à qui jamais aucune revue illustrée n’avaitconsacré un article ! Jamais aucun graveur sur boisn’avait reproduit « un coin du petit salon » de cettemaison, ni « la cheminée monumentale du grandsalon » ; aucune jeune dame, débutant dans les lettres,n’avait célébré « la simplicité pleine de naturel » aveclaquelle le maître W. -D. Pitman l’avait reçue, « au milieu deses trésors ». Mais, d’ailleurs, moi-même, à mon vif regret,je ne vais pas avoir le loisir de combler cette lacune ; carje n’ai affaire que dans l’antichambre, l’atelier, et le pitoyable« jardin » de l’esthétique demeure du maîtrePitman.

Le jardin en question possédait une fontaineen plâtre (sans eau, du reste), quelques fleurs incolores dans despots, et deux ou trois statues d’après l’antique, représentant dessatyres et des nymphes d’une exécution plus médiocre que tout ceque mon lecteur pourra imaginer. D’un côté, ce jardin était ombragépar deux petits ateliers, sous-loués par Pitman aux plus obscurs etmaladroits représentants de notre art national. De l’autre côtés’élevait un bâtiment un peu moins lugubre, avec une porte dederrière donnant sur une ruelle ; c’était là queM. Pitman se livrait, chaque soir, aux joies de la créationartistique. Toute la journée, il enseignait l’art à des jeunesfilles, dans un pensionnat de Kensington ; mais ses soirées dumoins lui appartenaient, et il les prolongeait fort avant dans lanuit. Tantôt il peignait un Paysage avec cascade, àl’huile ; tantôt il sculptait, gratuitement et de son pleingré (mais « en marbre », comme il aimait à le faireremarquer), le buste de quelque personnage public ; tantôtencore il modelait en plâtre une nymphe (« pouvant servir delampadaire pour le gaz dans un escalier, monsieur ! ») oubien un Samuel enfant, grandeur trois quarts de nature,qu’on aurait pu lui acheter pour le salon d’un bureau denourrices.

M. Pitman avait étudié autrefois à Paris,et même à Rome, aux frais d’un marchand de corsets, son cousin, quimalheureusement n’avait pas tardé à faire faillite ; et bienque personne jamais n’eût poussé l’incompétence artistique jusqu’àlui soupçonner le moindre talent, on avait pu supposer qu’il avaitun peu appris son métier. Mais dix-huit ans d’enseignementl’avaient dépouillé du maigre bagage de ses connaissances. Parfoisles artistes à qui il sous-louait des ateliers ne pouvaients’empêcher de le raisonner ; ils lui remontraient, parexemple, combien c’était chose impossible de peindre de bonstableaux à la lumière du gaz, ou des nymphes grandeur nature sansle secours d’un modèle. « Oui, je sais cela !répondait-il. Personne ne le sait mieux que moi dans toutNorfolk-Street. Et je vous assure que, si j’étais riche, jen’hésiterais pas à employer les meilleurs modèles de Londres. Mais,étant pauvre, j’ai dû apprendre à me passer d’eux ! Un modèlequi viendrait de temps à autre, voyez-vous ? ne servirait qu’àtroubler ma conception idéale de la figure humaine ; loind’être un avantage, ce serait un réel danger pour ma carrièred’artiste. Et quant à mon habitude de peindre à la lumièreartificielle du gaz, je reconnais qu’elle n’est pas sansinconvénients ; mais j’ai bien été forcé de l’adopter, puisquetoutes mes journées se trouvent consacrées à des travauxd’enseignement ! »

Dans l’instant précis où je dois le présenterà mes lecteurs, Pitman se trouvait seul dans son atelier, sous lalueur mourante d’un morne jour d’octobre. Il était assis dans unfauteuil Windsor (avec une « simplicité pleine denaturel », certes), la tête coiffée de son chapeau de feutrenoir. C’était un pauvre petit homme brun, maigre, inoffensif,touchant, avec ses habits de deuil, avec sa redingote trop longue,son faux-col droit et bas, avec son aspect vaguementecclésiastique, – qui l’aurait été plus nettement encore sans unelongue barbe se terminant en pointe. Et il y avait bien des filsd’argent dans ses cheveux et sa barbe. Il n’était plus tout jeune,le pauvre homme : et le veuvage, et la pauvreté, et une humbleambition toujours contrariée, tout cela n’était point fait pour lerajeunir !

En face de lui, dans un coin près de la porte,se dressait un solide baril. Et Pitman avait beau se retourner dansson fauteuil : c’était toujours ce baril qui s’offrait à sesyeux comme à ses pensées.

« Dois-je l’ouvrir ? Dois-je lerenvoyer ? Dois-je prévenir de suiteM. Semitopolis ! » se demandait-il.« Non ! décida-t-il enfin. Ne faisons rien sans avoirl’avis de M. Finsbury ! » Après quoi il se leva etalla prendre, dans un tiroir, un buvard de cuir, tout usé. Il leposa sur la table, devant la fenêtre, en tira une feuille de cepapier à lettres couleur café au lait qui lui servait pour sesrelations écrites avec la directrice du pensionnat où il donnaitdes leçons, et, laborieusement, il parvint à rédiger la lettresuivante :

« Cher monsieur Finsbury, serait-ce tropprésumer de votre obligeance que de vous prier de venir me voir unmoment, ce soir même ? Le sujet qui me préoccupe, et surlequel j’ai à vous demander conseil, est des plus importants :car il s’agit de la statue d’Hercule,appartenant àM. Semitopolis, dont j’ai déjà eu l’occasion de vous parler.Je vous écris dans un grand état d’agitation et d’inquiétude :je crains, en vérité, que ce chef-d’œuvre de l’art antique ne sesoit égaré. Et j’ai en outre pour m’affoler une autre perplexitéqui, d’ailleurs, se rattache à celle-là. Veuillez, je vous en prie,excuser l’inélégance de ce griffonnage, et croyez-moi votre toutdévoué

« WILLIAM D. PITMAN. »

Muni de cette lettre, il se mit en route, etalla sonner à la porte du numéro 233, dans King’s Road, la ruevoisine : c’est à cette adresse que l’avoué Michel Finsburyavait son domicile particulier. Pitman avait rencontré l’avoué,quatre ans auparavant, à Chelsea, dans une réuniond’artistes ; ils étaient revenus ensemble, étantvoisins ; et Michel, qui était, au fond, un excellent garçon,n’avait point cessé, depuis lors, d’accorder à son petit voisin uneamitié un peu dédaigneuse, mais secourable et sûre.

– Non ! dit la vieille femme deménage des Finsbury, qui était venue ouvrir la porte,M. Michel n’est pas encore rentré ! Mais vous paraisseztout mal à l’aise, monsieur Pitman ! Venez prendre un verre desherry, monsieur, pour vous remonter !

– Merci, madame ! pasaujourd’hui ! répondit l’artiste. Vous êtes bien bonne, maisje me sens trop déprimé pour boire du sherry. Veuillez seulement,sans faute, remettre ce billet à M. Michel, et priez-le depasser un instant chez moi ! Qu’il vienne par la porte dederrière, donnant sur la ruelle : je resterai toute la soiréedans mon atelier !

Et il s’en retourna dans sa rue, et,lentement, rentra chez lui. Au coin de King’s Road, la vitrine d’uncoiffeur attira son attention. Longtemps il considéra la fière,noble, superbe dame en cire qui évoluait au centre de cettevitrine. Et, à ce spectacle, l’artiste se réveilla en Pitman,malgré les angoisses de l’homme privé.

« On a beau jeu à se moquer de ceux quifont ces choses-là ! se dit-il ; mais il y a tout de mêmequelque chose, là-dedans ! Il y a, dans cette figure, un je nesais quoi d’altier, de grand, de vraiment distingué ! C’estprécisément le même je ne sais quoi que j’ai essayé d’exprimer dansmon Impératrice Eugénie ! » soupira-t-il.

Et, tout le long de son chemin, jusqu’à sonatelier, il songea à ce « je ne sais quoi ».

« Ce contact immédiat de la réalité, sedit-il, voilà ce qu’on ne vous apprend pas à Paris ! C’est unart anglais, purement anglais ! Allons mon pauvre vieux, tut’es laissé encroûter ! secoue-toi ! Vise plus haut,Pitman, vise plus haut ! »

Tout le temps de son thé, et, plus tard,pendant qu’il donnait à son fils sa leçon de violon, l’âme dePitman oublia ses soucis pour s’envoler au pays de l’idéal. Et, dèsqu’il eut achevé la leçon, il courut s’enfermer dans sonatelier.

La vue même du baril ne parvint pas à abattreson élan. Il se donna tout entier à son œuvre – un buste deM. Gladstone, d’après une photographie. Avec un succèsextraordinaire, il vainquit la difficulté que lui offrait, enl’absence de tout document, le derrière de la tête de son illustremodèle ; et il allait attaquer les mémorables pointes du colde chemise, lorsque l’entrée de Michel Finsbury vint brusquement lerappeler à la réalité.

– Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a quine va pas ? demanda Michel, en s’avançant vers la cheminée, oùPitman, à son intention, avait préparé un excellent feu.

– Aucun mot ne suffirait à vous exprimermon embarras ! dit l’artiste. La statue de M. Semitopolisn’est pas arrivée, et je crains qu’on ne me rende responsable de saperte. Encore n’est-ce pas la question d’argent quim’inquiète ! Ce qui m’inquiète, monsieur Finsbury, c’est laperspective du scandale ! Cet Hercule, comme voussavez, a quitté l’Italie en contrebande. Les princes romains qui lepossédaient n’avaient pas le droit de s’en dessaisir, et c’est pourdétourner les soupçons que M. Semitopolis m’a demandé,moyennant une petite commission, de permettre que le colis me fûtadressé. Si la statue est restée en route, tout va se découvrir, etje vais être forcé d’avouer ma participation à cetteillégalité !

– Voilà qui me paraît une affaire desplus graves ! déclara l’avoué. Je prévois qu’elle va exigerbeaucoup de boisson, Pitman !

– J’ai pris la liberté de… de toutpréparer pour vous à cette intention ! répondit l’artiste, endésignant, sur la table, une lampe à esprit de vin, une bouteillede gin, un citron, et des verres.

Michel se confectionna un grog et offrit uncigare à son ami.

– Non, merci ! dit Pitman. J’avaisla faiblesse d’aimer beaucoup le tabac, autrefois ; mais, voussavez, l’odeur est si tenace, sur les habits !

– Parfait ! dit l’avoué. Maintenant,je suis en état de vous écouter. Allez-y de votrehistoire !

Et le pauvre Pitman, complaisamment, étala sesangoisses. Il était allé tout à l’heure à la Gare de Waterloo,espérant y trouver son Hercule ;et on lui avaitdonné, au lieu du colosse attendu, un baril à peine assez grandpour contenir le Discobole. Pourtant, chose tout à faitextraordinaire, le baril lui était adressé, et venait de Marseille,– d’où devait venir l’Hercule ; – et l’adresse étaitbien de la main de son correspondant italien. Et puis, chose plusextraordinaire encore, il avait appris qu’une caisse d’emballagegigantesque était arrivée par le même train, mais ayant une autreadresse, et une adresse désormais impossible à découvrir. « Lecamionneur chargé de la porter s’est saoulé, et a répondu à mesquestions en des termes que je rougirais de vous répéter. Il a étéaussitôt mis à pied par le chef de service, qui a, d’ailleurs, ététrès aimable, et m’a promis de prendre des renseignements àSouthampton. Mais, en attendant, que devais-je faire ? J’ailaissé mon adresse et ai ramené le baril ici ; après quoi, merappelant un vieil adage, j’ai décidé de ne l’ouvrir qu’en présencede mon homme de loi.

– Et c’est tout ? fit Michel. Je nevois pas, dans tout cela, le moindre sujet d’inquiétude.L’Hercule se sera attardé en route. Il vous arriverademain, ou le jour d’après. Et quant à ce baril, –croyez-moi ! – c’est un souvenir d’une de vos jeunes élèves.Suivant toute probabilité, il contient des huîtres !

– Oh ! ne parlez pas si haut !s’écria le petit artiste. Si l’on vous entendait vous moquer de cesdemoiselles, je perdrais aussitôt ma place. Et puis, pourquoim’enverrait-on des huîtres, de Marseille ? Et pourquoi me lesaurait-on fait adresser de la main même de M. Ricardi, lepartenaire de M. Semitopolis ?

– Voyons un peu l’objet enquestion ! dit Michel. Roulez-le jusqu’ici, sous le bec degaz !

Les deux hommes roulèrent le baril à traversl’atelier.

– Le fait est qu’il est bien lourd pourcontenir des huîtres ! observa judicieusement Michel.

– Si nous l’ouvrions, sans plustarder ? proposa Pitman, à qui l’influence combinée de laconversation et du grog avait rendu toute sa bonne humeur.

Après quoi, sans attendre la réponse, ilretroussa ses manches comme pour un concours de boxe, lança dans lacorbeille à papier son faux-col de clergyman, et, tenantun ciseau d’une main et un marteau de l’autre, attaquavigoureusement le baril mystérieux.

– Bravo ! William Dent ! voilàde bon ouvrage ! criait Michel. Quel admirable bûcheron onpourrait faire de vous ! Et savez-vous ce que je crois ?Je crois que c’est une de vos jeunes élèves qui, pour parvenirjusqu’à vous, s’est enfermée elle-même dans ce baril ! Est-cequ’il n’y a pas une aventure comme ça dans l’histoire deCléopâtre ? Prenez bien garde à ne pas enfoncer votre ciseaudans la tête de la belle !

Mais le spectacle de l’activité de Pitmanétait contagieux. Bientôt l’avoué ne put plus résister au désir deprendre sa part de la fête. Jetant son cigare au feu, il arrachales outils des mains de son ami, et se mit à défoncer le baril, àson tour. Et bientôt la sueur découla, en gros grains de chapelet,sur son large front ; son pantalon, à la dernière mode, secouvrit de taches de rouille ; et tout l’atelier vibrait àchacun de ses coups.

Un tonneau bardé de fer n’est point chosefacile à ouvrir, même quand on s’y prend de la bonne façon, mais,quand on ne s’y prend pas de la bonne façon, il y a bien deschances que, au lieu de s’ouvrir, le tonneau finisse par se brisertout entier. C’est précisément ce qui arriva au tonneau enquestion. Tout à coup, le dernier cercle de fer tomba ; et cequi avait été un solide baril, un spécimen magnifique de notretonnellerie provinciale, ne fut plus qu’un tas confus de planchescassées.

Au milieu d’elles, un étrange paquet decouvertures resta debout, quelques secondes, et puis s’affaissalourdement sur la dalle de marbre de la cheminée. Et, en ce mêmeinstant, les couvertures s’écartèrent, et un lorgnon d’écaille vintrouler aux pieds de Pitman effaré.

– Silence ! dit Michel.

Il courut à la porte de l’atelier, qu’il fermaau verrou. Puis, tout pâle, il revint vers la cheminée, achevad’écarter les couvertures, et recula en frissonnant.

Il y eut un long silence dans l’atelier.

– Dites-moi la vérité ! demandaenfin Michel, à voix basse. Est-ce vous qui avez fait cecoup-là ?

Et, du doigt, il désignait le cadavre.

Le petit artiste ne parvint à émettre que dessons inarticulés.

Michel versa du gin dans un verre.« Tenez, dit-il, buvez ça ! Et n’ayez pas peur de toutm’avouer ! Vous savez que je resterai toujours votreami !

Mais Pitman reposa le verre sur la table sansavoir eu le courage d’y goûter.

– Je vous jure devant Dieu, dit-il, quececi est pour moi un nouveau mystère ! Dans mes pirescauchemars, je n’ai jamais rêvé rien de pareil. Je vous jure que jene serais pas homme à écraser une mouche !

– Ça va bien ! répondit Michel avecun profond soupir de soulagement. Je vous crois, mon pauvrevieux ! – Et il serra énergiquement la main de son ami. –Excusez-moi, reprit-il un moment après : mais l’idée m’étaitvenue que vous vous étiez peut-être débarrassé deM. Semitopolis !

– Ma situation n’aurait pas été plusaffreuse si même je l’avais fait ! gémit Pitman. Je suis unhomme perdu ! Tout est fini pour moi !

– En premier lieu, dit Michel, éloignonsceci de notre vue : car je dois vous avouer, mon cher Pitman,que cette visite de votre ami ne me revient que médiocrement. (Etil frissonnait de nouveau.) Où allons-nous pouvoir lefourrer ?

– Vous pourriez peut-être transporter lachose dans le cabinet qui est là, si du moins vous avez le couraged’y toucher ! murmura Pitman.

– Hé ! mon pauvre Pitman, il fautbien que l’un de nous deux ait ce courage, et je crains que ce nesoit pas vous qui l’ayez jamais ! Passez de l’autre côté de latable, tournez le dos, et préparez-moi un grog ! C’est cequ’on appelle la division du travail !

Deux minutes après, Pitman entendit refermerla porte du cabinet.

– Là ! déclara Michel. Voilà qui atout de suite un air plus intime ! Vous pouvez vous retourner,intrépide Pitman ! Est-ce mon grog ? – demanda-t-il enprenant un verre des mains de l’artiste. – Mais, que le ciel mepardonne, c’est une limonade !

– Oh ! Finsbury, par pitié,qu’allons-nous faire de cela ? murmura Pitman en posant samain sur l’épaule de son ami.

– Ce que nous allons en faire ?L’enterrer au milieu de votre jardin, et, par-dessus, ériger une devos statues en manière de monument funèbre ! Mais, d’abord,mettez-moi un peu de gin là-dedans !

– Monsieur Finsbury, par pitié, ne vousmoquez pas de mon malheur ! cria l’artiste. Vous voyez devantvous un homme qui a été toute sa vie – je n’hésite pas à le dire –éminemment respectable. À l’exception de la petite contrebande del’Hercule (et de cela même je me repens humblement !)jamais je n’ai rien fait qui ne pût être étalé au grand jour.Jamais je n’ai redouté la lumière ! gémit le petit homme. Etmaintenant, maintenant…

– Allons ! un peu plus de nerf,mille diables ! s’écria Michel. Je vous assure que deshistoires comme celle-là arrivent tous les jours ! C’est lachose la plus commune du monde et la plus insignifiante ! Siseulement vous êtes tout à fait sûr de n’avoir pris aucune partà…

– Quels mots trouverai-je pour vousl’affirmer ? commença Pitman.

– Je vous crois, je vous crois !reprit Michel. On voit bien que vous n’avez pas l’expérience quesupposerait un acte comme celui-là. Mais voici ce que je voulaisdire : si – ou plutôt puisque – vous ne savez rien du crime,puisque le… l’objet qui se trouve dans votre cabinet n’est ni votrepère, ni votre frère, ni votre créancier, ni votre belle-mère, nice qu’on appelle un « mari outragé »…

– Oh ! monsieur, interjeta Pitman,scandalisé.

– Puisque, en un mot, poursuivit l’avoué,vous n’avez eu aucun intérêt possible à ce crime, le champ, devantnous, est entièrement libre. Je dirai même que le problème est desplus passionnants. Et j’entends vous aider à le résoudre, Pitman,vous y aider jusqu’au bout ! Voyons un peu ! Il y alongtemps que je n’ai pas eu un jour de congé ; demain matin,je préviendrai à mon bureau qu’on ne m’attende pas de toute lajournée. De cette façon tout mon temps vous appartiendra, et nouspourrons remettre l’affaire en d’autres mains !

– Que voulez-vous dire ? demandaPitman. En quelles autres mains ? Aux mains d’un inspecteur depolice ?

– Au diable l’inspecteur de police !répliqua Michel. Si vous ne voulez pas employer le moyen le pluscourt, qui consisterait à enterrer l’objet, dès ce soir, dans votrejardin, il faudra que nous trouvions quelqu’un qui consente àl’enterrer dans le sien. Bref, nous aurons à transmettre le dépôtaux mains de quelqu’un qui possède plus de ressources avec moins descrupules.

– Un détective privé,peut-être ? suggéra Pitman.

– Écoutez, mon cher, il y a des momentsoù vous me remplissez de pitié ! répondit l’avocat. Et, àpropos, ajouta-t-il sur un autre ton, j’ai toujours regretté quevous n’eussiez pas un piano, ici, dans votre caverne ! Si vousne savez pas en jouer vous-même, vos amis pourraient au moins sedistraire en faisant de la musique, pendant que vous seriez occupéà tripoter de la boue !

– Je puis me procurer un piano, si celavous convient ! dit nerveusement Pitman, désireux de plaire.Vous savez, du reste, que je joue un peu du violon…

– Oui, je sais cela ! dit Michel.Mais qu’est-ce qu’un violon, surtout étant donnée la manière dontvous en jouez ? Non, ce qu’il faut, c’est un instrumentpolyphonique ! Un bon contre-point, voilà le rêve ! Et,en conséquence, je vais vous dire : puisqu’il est un peu troptard, ce soir, pour que vous puissiez acheter un piano, je vaisvous en donner un !

– Je vous remercie beaucoup !répondit Pitman ahuri. Vous voulez me donner votre piano ? Jevous en suis vraiment bien reconnaissant !

– Mais oui, je vais vous donner un de mesdeux pianos, poursuivit Michel, pour que, demain, l’inspecteur depolice s’amuse à faire des arpèges pendant que sesdétectives fouilleront dans votre cabinet !

Pitman le considérait avec ébahissement.

– Je plaisante ! reprit Michel.Mais, aussi, vous ne comprenez rien sans qu’on soit forcé de vousmettre tous les points sur les i !Attention, Pitman,suivez bien mon argumentation ! Je compte mettre à profit cefait – très avantageux, en vérité – que vous et moi nous sommesabsolument innocents du meurtre. Rien ne nous rattache à cetaccident que la présence de… vous savez de quoi. Que nousparvenions à nous débarrasser de… de cela, et nous n’aurons plusaucune crainte à avoir. Eh bien ! je vais donc vous donner monpiano ! Demain, nous arrachons toutes les cordes, nousdéposons… notre ami… à leur place, nous fermons l’instrument àclef, nous le mettons sur un chariot, et nous l’introduisons dansle salon d’un jeune monsieur que je connais de vue.

– Que vous connaissez de vue ?…répéta Pitman.

– Mais surtout, reprit Michel, dont jeconnais mieux l’appartement qu’il ne le connaît lui-même. Cetappartement a eu autrefois pour locataire un de mes amis – jel’appelle « mon ami » pour abréger, il est présentementau bagne. Je l’ai défendu, je lui ai sauvé la vie, et le pauvrediable, en récompense, m’a laissé tout ce qu’il avait, y comprisles clefs de son appartement. C’est là que je me propose detransporter votre… mettons : votre Cléopâtre !Comprenez-vous ?

– Tout cela me semble bien étrange !murmura Pitman. Et qu’adviendra-t-il de ce pauvre monsieur que vousconnaissez de vue ?

– Oh ! je fais cela pour sonbien ! répondit gaiement Michel. Il a besoin d’une secoussepour lui donner de l’entrain !

– Mais, mon cher ami, ne croyez-vous pasqu’il tombe sous le risque d’une accusation de… d’une accusationd’assassinat ? balbutia Pitman.

– Hé ! il en sera tout juste aupoint où nous en sommes ! répondit l’avoué. Il est aussiinnocent que vous, je puis vous l’affirmer ! Ce qui faitpendre les gens, mon cher Pitman, c’est moins l’accusation quecette malheureuse circonstance aggravante qu’on appelle laculpabilité !

– Mais, vraiment ! vraiment !insista Pitman, tout votre plan me paraît si étrange ! Nevaudrait-il pas mieux, en fin de compte, prévenir lapolice ?

– Et amener un scandale ! ripostaMichel. Le mystère de Norfolk-Street. Fortes présomptionsd’innocence en faveur de Pitman.Hein ! quel effet celaferait-il dans votre pensionnat ?

– Cela y aurait pour conséquence monexpulsion immédiate ! admit l’artiste. Oui, sans aucundoute !

– Et puis, d’ailleurs, dit Finsbury, voussupposez bien que je ne vais pas m’embarquer dans une affaire commecelle-là sans m’offrir un peu d’amusement, en échange de mespeines !

– Oh ! mon cher monsieurFinsbury ! est-ce là une bonne disposition pour venir à boutd’une affaire aussi grave ? s’écria le malheureux Pitman.

– Allons ! allons ! je n’ai ditcela que pour vous remonter ! répondit Michel, imperturbable.Croyez-moi, Pitman, rien n’est tel dans la vie qu’une judicieuselégèreté ! Mais inutile de discuter davantage. Si vousconsentez à suivre mon avis, sortons tout de suite et allonschercher le piano ! Si vous n’y consentez pas, dites-le, et jevous laisserai terminer la chose à votre fantaisie !

– Vous savez bien que je dépendsabsolument de vous ! répondit Pitman. Mais, oh !oh ! quelle nuit je vais avoir à passer, avec cette… cettehorreur dans mon atelier ! Comment vais-je pouvoir penser àcela, sur mon oreiller ?

– En tout cas, mon piano sera dans votreatelier aussi ! répondit Michel. Pensez à lui, ça feracontrepoids !

Une heure après, une charrette pénétra dans laruelle ; et le piano de Michel, un Érard à grande queue,d’ailleurs très défraîchi, fut déposé par les deux amis dansl’atelier de Pitman.

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